Par

Inventons un nouvel art populaire
Patrice Leclerc

Comment lire Le Capital de Marx ?
Michael Heinrich

Frantz Fanon. L’antiracisme universaliste
Kévin Boucaud-Victoire

Raymond Lefebvre. La révolution et la mort
Rachel Mazuy Denis Pernot (dir.)

 

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Inventons un nouvel art populaire

Arcade 17, 2022
de Patrice Leclerc
par Samir Amziane
« Faire de Gennevilliers le centre du monde ». Derrière ce parti pris osé, le maire de la ville nous invite à penser un modèle qui sort justement des modèles, actuels ou passés, des images idéologiques préconçues, des comparaisons et des benchmark constamment utilisés pour stigmatiser les villes et les classes populaires. Par exemple, poser la mixité sociale comme solution aux problèmes d’une ville, c’est précisément désigner les classes populaires comme le problème. Au contraire, mettre sa ville au centre du monde, c’est tout d’abord affirmer que les femmes et les hommes qui la composent (les classes populaires et la France du travail) représentent la normalité de la société française, et ne pas les considérer comme des personnes entre deux étapes de l’ascenseur social.
C’est à partir de cette normalité affirmée que l’on peut poser l’ambition d’un nouvel art de vivre, ne souffrant pas de correspondre ou non aux modèles dominants, et poser les bases d’un projet de société.
Comment rendre cette ville plus juste, plus égalitaire, plus conviviale ? Tout d’abord en s’attaquant de front aux problèmes qui la traversent et en construisant ce qui constitue ce nouvel art de vivre (avec des problématiques très concrètes développées dans le livre). Ensuite, en cherchant constamment à « faire avec », à construire sur la base la plus large possible, à laisser la place à l’expérimentation et aux idées et aux projets nouveaux, et à faire confiance. Enfin, en « essaimant ». En désignant la ville comme socle d’initiative, de création politique et de coopération métropolitaine, capable de porter les volontés et solutions communes des villes qui la composent, à rebours de la recentralisation de la construction métropolitaine actuelle.
Ce livre, à la fois profession de foi, témoignage et proposition de méthode, soulève toutefois quelques questions, notamment sur la ville comme principal cata­lyseur politique d’une nouvelle société. Comment s’attaquer aux problèmes dont les sources, comme les solutions, dépassent justement le périmètre de sa ville ? Comment ­articuler entre ces différentes échelles ? Comment appréhender l’opposition à ce nouvel art de vivre, et comment décider de ce qui s’y inscrit ou pas ? Le parti pris d’exposer le point de vue d’un maire nous prive d’une partie de ces réponses, mais, comme l’auteur citant Walter Benjamin, on peut penser que la catastrophe serait de laisser aller le cours des choses. 

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Comment lire Le Capital de Marx ?

Smolny, 2022
de Michael Heinrich
par Jean-Michel Galano
Beaucoup de communistes, et parmi eux souvent les plus jeunes, ont exprimé ces derniers temps et ­singulièrement lors de la préparation de notre 39e congrès, leur intérêt pour les « fondamentaux » du marxisme.
De fait, il ­serait illusoire et même dangereux de prétendre dépasser ou compléter Marx sans être au préalable passé par lui. La « pensée Marx » est, comme l’a fort bien dit Paul Boccara, une « matrice » et non un corps de doctrine figé : raison de plus pour étudier de près ce qui en fait la force et la fécondité.
Michael Heinrich, peu connu en France, est notamment l’auteur d’une belle biographie de Marx (Karl Marx et la naissance de la société moderne) ainsi que de plusieurs études consacrées à la genèse du Capital. Dans Comment lire le capital ? il propose une explication ligne à ligne des points les plus saillants et les plus problématiques contenus dans les trois premiers chapitres du livre I du Capital. Explication patiente et détaillée, parfois un peu traînante, et qui relève le plus souvent de la paraphrase. Mais explication efficace, d’une grande probité, et qui s’attache à ne rien laisser dans l’ombre.
Heinrich a le grand mérite de faire connaître, pour les discuter, les objections qui ont été portées à l’analyse marxienne de la valeur, qu’il s’agisse de celles qui viennent spontanément au lecteur non prévenu, ou à celles, plus élaborées en apparence, qu’ont formulées les économistes libéraux et notamment les marginalistes. Cela donne beaucoup de vie à ces parties du texte où l’auteur dépasse momentanément la simple paraphrase, sans céder à la tentation des polémiques faciles contre les « robinsonnades » de ceux pour qui le marché serait une création des marchands et non l’inverse. 

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Frantz Fanon. L’antiracisme universaliste

Michalon, 2023,
de Kévin Boucaud-Victoire
par Florian Gulli
Frantz Fanon (1925-1961) est un psychiatre martiniquais, engagé auprès du FLN lors de la guerre d’Algérie. Il est l’auteur d’ouvrages importants aux titres désormais célèbres, notamment Peaux noires, masques blancs et Les damnés de la terre. La présentation qu’en propose Kévin Boucaud-Victoire est importante à plusieurs égards. Elle rend Fanon à lui-même en quelque sorte. On comprend que la pensée de Fanon ne se réduit aux préfaces que Sartre a écrites pour ses ouvrages, préfaces parsemées de formules percutantes devenues célèbres, mais qui ne rendent pas raison de la complexité du travail de Fanon. On comprend que la pensée de Fanon s’inscrit dans une perspective universaliste qui fait toute son actualité : « À une époque où l’antiracisme dit politique aime s’opposer à l’universalisme, en raison des exactions commises en son nom, ce pan, souvent laissé de côté, de la pensée de Fanon devrait être redécouvert d’urgence. »

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Raymond Lefebvre. La révolution et la mort

Éditions universitaires de Dijon, 2023
de Rachel MAZUY, Denis PERNOT (dir.)
par Colin Marais
Ces actes de colloque sont issus d’un cycle d’étude inauguré en 2016 et portant sur trois auteurs vétérans de la « Der des ders » passés au communisme (avec Henri Barbusse et Paul Vaillant-Couturier), s’étant déroulé aux Archives départementales de Seine-Saint-Denis (AD93) en janvier 2022 après un report dû à la crise sanitaire. Il retrace l’existence brève et tragique de Raymond Lefebvre, écrivain et journaliste issu d’une famille aisée de Vire (Calvados), converti à partir de 1909 au pacifisme et au socialisme. La première manifestation à laquelle il participe est organisée par la CGT et la SFIO contre l’Église et la monarchie espagnole en 1909 et il montre vite un intérêt marqué pour le syndicalisme révolutionnaire, au point de participer régulièrement aux réunions du journal La Vie ouvrière de Pierre Monatte. À la déclaration de guerre, il est mobilisé comme brancardier. Blessé à Verdun et réformé, il fonde l’Association républicaine des anciens combattants (ARAC) en novembre 1917 avec Henri Barbusse et Paul Vaillant-Couturier, dont il est un ami proche. Adhérent à la SFIO, journaliste prolifique en dépit d’une santé précaire il se rapproche du communisme et participe au deuxième congrès de l’Internationale communiste après être parti clandestinement en Russie. Il disparaît, sans doute par fortune de mer, en 1920 en mer Baltique, avec Jules Lepetit et Marcel Vergeat, ouvriers et militants, en tentant de gagner clandestinement la Norvège par voie maritime. Cet ouvrage complet revient tout d’abord sur la reconstitution du fonds Lefebvre qui fait l’objet de deux intéressantes communications portant également sur le Centre d’histoire du syndicalisme. S’ensuit une biographie, brève mais complète et finement écrite par Éric Lafon, du militant Raymond Lefebvre, de 1905 à 1920. De nombreux points sont abordés : tour à tour son expérience du front, sa correspondance avec Henri Barbusse et Romain Rolland pour l’organisation avortée d’un Congrès international des intellectuels, ses publications dans le Populaire, organe de la SFIO, La Grande Guerre des soldats, ouvrage coécrit avec Paul Vaillant-Couturier ainsi que sa relation amoureuse avec l’artiste polonaise Mela Muter. Agrémenté de nombreuses annexes comprenant des extraits de ses articles, de ses échanges avec Henri Barbusse, de ses lettres à Mela Muter, il s’agit d’un ouvrage complet qui revient avec précision sur les différents événements de la brève existence de Raymond Lefebvre. Cette œuvre renouvelle en outre l’histoire de ce militant auquel aucun livre n’avait été consacré depuis 1975.

Cause commune n° 34 • mai/juin 2023