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Vivre sans produire. L’insoutenable légèreté des penseurs du vivant
d'Alexandra Bidet et Vincent Rigoulet

La Forme-Commune. La lutte comme manière d’habiter
de Kristin Ross

Les Structures fondamentales des sociétés humaines
de Bernard Lahire

Le Mythe moderne du progrès
de Jacques Bouveresse

L’Amérique latine embrasée
d'Eugénia Palieraki et Clément Thibaud

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Vivre sans produire. L’insoutenable légèreté des penseurs du vivant

Éditions du Croquant, 2023
Alexandra Bidet et Vincent Rigoulet

par Florian Gulli
Le livre entreprend une critique des « penseurs du vivant » qui occupent aujourd’hui une position hégémonique à gauche en matière d’écologie. La critique se focalise sur les ouvrages de trois auteurs (Dusan Kazic, Baptiste Morizot et Nastassja Martin), dans lesquels résonnent les mots de Bruno Latour et de Philippe Descola.
Quel est, à grands traits, le contour du discours écologique ? Il propose d’échapper aux « récits économiques », de congédier « la métaphysique de la production », de changer d’ « ontologie », etc. La science et la technique, la mesure et la quantification, la philosophie cartésienne, autant de causes ou de symptômes de ce nouveau rapport au monde séparant homme et nature à l’origine des désastres contemporains.
Le livre d'Alexandra Bidet et Vincent Rigoulet pointe le biais idéaliste de ces analyses (les philosophes aiment à se mettre au centre du jeu en faisant des idées le moteur de l’histoire). L’enjeu du livre est de « rematérialiser le vivant ». Ce qui ne signifie pas attribuer au capitalisme ce que les penseurs du vivant attribuent à des métaphysiques. Il est indéniable que le capitalisme industriel abîme la planète, mais il faut bien admettre aussi que les discours séparant l’homme et la nature ont émergé bien avant lui. Pour les deux auteurs, ces discours sont les reflets de conditions matérielles d’existence de plus en plus urbaines. « La création d’un mot pour pointer la “nature” s’avère ainsi un fait urbain .» Et ce point de vue citadin sur ce qui est hors la ville charrie toutes sortes d’illusions. La fascination des penseurs du vivant pour la forêt, le sauvage, oubliant la terre arable, le travail agricole, intermédiaire indispensable entre la ville et la nature sauvage. La tendance à penser les rapports homme – vivant comme de « pures relations d’échange », rapport urbain s’il en est, oublieux des nécessités de la production indispensable au maintien des infrastructures. La croyance en la possibilité d’une vie sans travail, qui n’est tenable qu’à invisibiliser la production industrielle hors des villes…

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La Forme-Commune. La lutte comme manière d’habiter

La Fabrique éditions, 2023
Kristin Ross

par Samir Amziane
Peut-on trouver des illustrations contemporaines à la commune de Paris ? Une « forme commune » existe ou a existé, selon l’autrice, dans les mouvements des « zones à défendre » (ZAD) ou à Rennes en mai 1968.
Cette « forme-commune » se distinguerait par un lien dialectique poussé entre la gestion de la vie au sein du mouvement, de manière très pragmatique (« l’ici et maintenant », la gestion du quotidien, l’approvisionnement en nourriture, l’hygiène…), et la vie « du mouvement » et de ses objectifs politiques.
Elle pose le lieu des luttes comme lieu de vie, capable de se maintenir sur le long terme, requérant de la part de ses occupants la prise en charge collective des besoins nécessaires à sa survie. Une organisation vivant parallèlement à l’État, nécessitant de nouvelles formes de solidarité, en premier lieu avec les agriculteurs.
La forme-commune manifeste comme un champ d’appropriation collective d’un territoire, en opposition à son aliénation par le capital (exposée dans des projets d’aéroports en France, au Canada et au Japon), et un champ de composition politique où se créent des alliances d’acteurs aux origines et aux enjeux différents, mus par le même but.
Kristin Ross décrit dans cet essai une « structure » singulière de mouvement, tout en remettant au centre de son analyse la mobilisation du monde agricole dans les luttes, en créant des espaces permettant une mobilisation sociologiquement plus large. Une lutte « des quotidiens » en rupture avec le rythme imposé par le capital.
Une forme de mobilisation qui pourrait se heurter cependant à l’écueil des possibilités d’élargissement d’un mouvement territorialisé, et les nouveaux modes de vie à construire, faisant l’objet au sein même de ces mouvements de dissensions importantes, rendant parfois la cohabitation difficile sur le long terme.

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Les Structures fondamentales des sociétés humaines

La Découverte, 2023
Bernard Lahire

par Pierre Labrousse
Prétendre à un modèle global de lecture des sociétés n’est pas nouveau. De la Grammaire des civilisations de Fernand Braudel (Flammarion, 1993) au Principes de sociologie générale d’Alain Testart (CNRS éditions, 2021), cité par l’auteur. La démarche pourrait évoquer à certains celle de Paul Boccara et son concept d’anthroponomie.
Dans son ouvrage, Bernard Lahire, sociologue et directeur de recherche au CNRS, pose la question suivante : peut-on, en constituant un « cadre intégrateur des travaux de sciences sociales », définir quels sont les éléments permanents dans la civilisation humaine. Pour y parvenir, l’auteur dessine deux méthodes complémentaires : la comparaison entre sociétés humaines et non humaines, et la comparaison entre sociétés humaines. Celles-ci permettant d’établir des constantes et des invariables.
Si l’auteur consacre une partie de son livre aux questions méthodologiques et théoriques, il ressort néanmoins plusieurs conclusions sur ces caractéristiques générales. Parmi elles, le temps particulièrement long de développement des humains, se traduisant par une phase étendue de dépendance de l’enfant vis-à-vis des parents. Cet état de fait implique lui-même d’autres constantes, comme la socialité de l’espèce humaine. On notera aussi la permanence des rapports parents/enfant, l’expressivité symbolique, avec l’usage, du langage sophistiqué et des gestes à l’enregistrement audio en passant par l’écriture. Ou encore la division sociale du travail et la différenciation sociale qui en découle.
On touche, avec cette dernière caractéristique, à un point polémique de l’ouvrage : l’établissement de la domination et de la violence comme constantes irait dans le sens d’une vision conservatrice de la société. Mais les combats émancipateurs auraient au contraire tout intérêt à se nourrir de ces travaux, afin de mieux comprendre la civilisation humaine pour mieux la transformer.
Si l’auteur condamne dans l’ouvrage le relativisme des chercheurs en sciences sociales, et cherche à établir une théorie unificatrice des savoirs, en dressant de nombreuses pistes, son mérite est aussi de poser clairement la question de la division du travail scientifique. Un chercheur ne peut à lui seul prétendre faire un aperçu global de tous les travaux de sciences sociales, et ce n’est qu’en cherchant un meilleur équilibre entre l’ultraspécialisation des disciplines et le travail de synthèse que l’on peut espérer y parvenir. C’est cette problématique très concrète, du travail du chercheur et de son organisation, que l’ouvrage met sur la table. Une question institutionnelle et politique donc, à voir si la communauté scientifique saura s’en saisir.

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Le Mythe moderne du progrès

Éditions Agone, 2023 (réédition)
Jacques Bouveresse

par Yvette Lucas
Dans le passé objet de confiance, sans doute mêlée d’illusions, le progrès inquiète aujourd’hui. Pour traiter ce sujet qui fait débat, Jacques Bouveresse a repris, peu avant sa mort, un ouvrage inspiré par sa conférence « Temps des sciences, trajectoire des sociétés », et par quelques auteurs : Karl Kraus, Robert Musil, George Orwell, Georg Henrik von Wright et Ludwig Wittgenstein, son grand inspirateur. Il cite aussi des auteurs du milieu du XIXe siècle, parmi lesquels Georg Christoph Lichtenberg déclarant : « Quand j’apprends la proposition selon laquelle “la force qui attire dans l’ambre frotté est la même qui tonne dans les nuages”, alors j’ai appris quelque chose dont l’invention a coûté aux hommes quelques milliers d’années. »
De fait, l’image du mythe fait surgir la complexité. Le progrès est à la fois princeps et infiniment variable. Le rôle de la connaissance scientifique apparaît majeur tout en posant de multiples problèmes, liés notamment à l’opposition entre la science comme connaissance et la science comme pouvoir. On oppose aussi la science à la parole. L’usage de la science contre l’autorité et l’empire de la parole non seulement s’expriment différemment, mais évoluent dans le temps. On parle aujourd’hui d’un rationalisme démythifié. « Encore, remarque Jacques Bouveresse, qu’il n’est pas certain qu’on ait réussi jusqu’à présent à trouver un mode de démythification qui soit réellement libérateur et suffisamment distinct du rétablissement sous une forme ou sous une autre d’une autorité ancienne, en l’occurrence celle que la Parole avait exercée pendant longtemps sur la connaissance et l’action. »
Plusieurs questions contribuent à poursuivre l’analyse : les critiques du progrès sont-ils ses ennemis ? le progrès comme forme de la civilisation ; le mythe moderne du progrès.
Que peut-on donc faire aujourd’hui pour la cause du progrès ? Citant encore les auteurs, Jacques Bouveresse s’interroge sur le terme de postmodernité et se demande quel genre de service la critique du progrès peut rendre aujourd’hui à la cause du progrès elle-même. Concluant provisoirement : « Le mythe moderne du progrès implique que le progrès ne comporte justement pas et ne connaîtra pas de limites. »

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L’Amérique latine embrasée

Armand Colin, 2023
Eugénia Palieraki, Clément Thibaud
par Pierre Crépel
Ce livre, sous-titré « Deux siècles de révolutions et de contre-révolutions », nous fournit une vue globale sur l’Amérique latine de 1808 à 1990. L’auteur de la présente recension, n’étant ni historien de la politique, ni spécialiste de l’Amérique latine, se contentera de quelques remarques relatives à l’intérêt que des militants peuvent prendre à lire cet ouvrage de qualité, bien au fait des recherches historiques récentes.
Comment écrire deux siècles d’histoire d’un sous-continent immense : de façon chronologique ? thématique ? par pays ? Chacune de ces voies serait bien discutable, les auteurs ont donc choisi assez pertinemment une trame plutôt chronologique (mais sans excès), en focalisant seulement deux de leurs dix chapitres sur des pays particuliers à des moments limités de leur histoire (chapitre 6 sur la révolution mexicaine, chapitre 8 sur le XXe siècle à Cuba). Pour le reste, ils associent en permanence du local et du global, d’abord pour le XIXe siècle (chap. 1-5), puis pour le XXe (chap. 7, 9-10).
L’histoire événementielle de base est souvent rappelée indirectement, mais pas toujours, ce qui peut parfois créer quelque difficulté pour des lecteurs peu connaisseurs ; néanmoins, l’ensemble reste très lisible, clair et agréable. Ce qui nous a le plus séduit, c’est la volonté de ne pas tomber dans des analyses binaires ou simplistes, de développer un souci dialectique (lutte des classes / indigénisme, démocratie et liberté / force et autoritarisme, centralisation / fédéralisme, nations / continent, pouvoirs locaux / pouvoirs nationaux ou coloniaux, liens ambigus et évolutifs avec les États-Unis). L’examen des contradictions est toujours prudent. L’analyse de la lutte des classes est au rendez-vous, mais on aurait peut-être apprécié une étude économique plus approfondie ; des historiens de l’économie sauront sûrement y apporter des compléments.
Parmi les passages qui nous ont le plus stimulé, il y a tout le début qui, en présentant l’Espagne et le Portugal de 1808 puis leurs vicissitudes, nous montre bien que les empires hispanique et lusitanien étaient un tout (la cour du Portugal vivait même à Rio après 1808), alors que les colonies françaises ou anglaises n’étaient que des territoires soumis aux métropoles. Partout, les auteurs ne considèrent pas isolément les structures politiques, les intérêts en jeu ou le rôle des grands hommes, ils essaient d’articuler l’ensemble. Les personnages principaux dont l’histoire a retenu le nom, comme Bolívar et San Martín, Villa et Zapata, Castro et le Che, Allende, ne sont pas négligés, mais on peut aussi mieux faire connaissance avec d’autres moins cités, tels Haya de la Torre, Mariátegui, Gaitán, Orozco, Sandino. On comprend également pourquoi Porfirio Díaz a pu rester si longtemps (1876-1911) et obtenir des soutiens extrêmement variés (alors qu’aujourd’hui on le voit seulement comme le dictateur dont l’impopularité a débouché sur la révolution mexicaine) ou quelles ont été les variations politiques de Batista à Cuba. Notons encore quelques pages synthétiques très éclairantes sur Vargas et sur Perón. Les commentateurs politiques, qui ont récemment beaucoup parlé du populisme, ont souvent oublié jusqu’à l’existence même de ces personnages et ils feraient bien de lire ces passages. Mais arrêtons ici ce compte rendu ...
La présence d’un lexique, l’option d’une bibliographie double (sélective sur papier, mais complète en ligne), la table des matières détaillée renforcent l’efficacité de l’ouvrage, dont le prix est d’ailleurs raisonnable.

Cause commune 37 • janvier/février 2024