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Votre rubrique critiques ce mois-ci : 
Europe, état d’urgence de Bruno OdentMartial de Daniel BizeulVivre à Ivry de David Noël.

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Europe, état d’urgence

Le Temps des Cerises, 2016
Bruno Odent
par Igor Martinache
Après avoir brillamment mis en évidence les mirages du supposé « miracle allemand » dans Modèle allemand, une imposture (Le Temps des Cerises, 2012), Bruno Odent, journaliste à la rubrique internationale de L’Humanité, revient avec un essai qui élargit en quelque sorte le propos et la focale du précédent. Dans celui-ci, il propose en effet de diagnostiquer le malade Union européenne dans son ensemble. Une métaphore que l’auteur emploie dès l’ouverture de son propos en affirmant que la cure d’austérité que l’on est en train d’administrer à ce dernier n’est pas en train de le soigner, mais le condamne. Ce qu’il s’emploie à montrer ensuite tout au long de son ouvrage. Cette injonction à assainir les finances publiques n’est en effet rien d’autre, explique Bruno Odent, que la tentative d’extension du « modèle » ordolibéral déployé au cours des dernières décennies outre-Rhin. Il revient ainsi dans un premier temps sur l’origine de cette doctrine spécifiquement germanique au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, comme une « bouée de sauvetage d’une classe capitaliste discréditée ». Cette approche qui vise à concilier l’ordre libéral avec les aspirations démocratiques est née dans l’entre-deux-guerres sous la plume de deux économistes fribourgeois, Walter Eucken et Franz Böhm, soucieux d’éviter toute interférence dans le jeu de la concurrence marchande par la mise en place de règles empêchant notamment toute intervention intempestive de l’État. Elle est ensuite popularisée après-guerre par un de leurs confrères ayant su prendre ses distances à temps avec le régime nazi tout en conservant durant le conflit la direction d’un institut au carrefour entre patronat et sphère académique, Ludwig Erhard. C’est sur cette base qu’est mise sur pied la « cogestion » (Mitbestimmung) en 1951 arrachée alors par le mouvement syndical, mais dont la grande industrie, les fameux Konzerne, s’est fort bien accommodée. Car, et c’est là l’un des points majeurs de l’argumentation de l’auteur, ces derniers ont su préserver leur « compétitivité », ou plus exactement leur forte rentabilité financière, grâce à la compression des coûts salariaux dans les services, permise par les réformes du travail – les fameuses lois Hartz – adoptées sous Gerhard Schröder entre 2003 et 2005. Cette rentabilité est elle-même indissociable d’une véritable « conquête de l’Est », c’est-à-dire des marchés et producteurs des pays est-européens voisins, et de l’image de marque intacte du Made in Germany. Après avoir développé les différents aspects de ce triptyque et le rôle pivot du ministre des Finances Wolfgang Schäuble, l’auteur expose les canaux par lesquels ce modèle « contamine » le reste de l’Europe. Le cocktail d’austérité et de garrottage de la démocratie est ainsi une puissante machine à faire monter les extrêmes droites dans les pays européens, mais aussi à creuser les inégalités, et notamment, ce qui passe plus inaperçu, à inverser la dynamique de convergence entre les économies de l’Union. Loin de céder à l’antigermanisme primaire de certains, l’auteur montre ensuite que le peuple allemand est également victime de cette évolution, avec une montée de la pauvreté et de la précarité et une chute générale du niveau de vie apportées par la dérégulation du « marché » du travail, mais aussi le sabotage du système de retraite par répartition, la désagrégation du système de la « banque-industrie », balayé par la financiarisation et enfin une chute des investissements publics, en particulier pour les collectivités territoriales prises au piège des « créances pourries ». Ces facteurs expliquent que l’Allemagne ne soit pas épargnée par la montée des nationalismes, que l’auteur expose, non sans pointer la convergence idéologique entre ces derniers et les ordolibéraux au-delà des apparences. Bruno Odent détaille ensuite en quoi l’euro représente la « mère des batailles », en analysant notamment les scénarios prévus par certains (un euro différent au Nord et au Sud, une sortie de l’Allemagne, etc.) et en expliquant pourquoi la sortie unilatérale de la monnaie unique constituerait une fausse solution. En fin de compte, l’Union européenne se situe bel et bien à la croisée des chemins : soit la refondation, soit la dissolution. Les propositions ne manquent pas pour aller vers la première plutôt que la seconde voie de l’alternative, émanant aussi d’Allemagne, où certains syndicats commencent à se révolter contre la casse du système social et des services publics. C’est bel et bien un choix (entre deux modèles) de société qui sous-tend le débat européen. Et dont le livre de Bruno Odent donne un certain nombre de clés de compréhension.

 

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Martial La rage de l’humilié 

Ed. Agone, 2018
Daniel Bizeul
par Josua Gräbener
Martial a entretenu des relations sexuelles non protégées en mentant délibérément sur sa séropositivité. Il a frappé plusieurs de ses compagnes et compagnons. Il a volé et menacé de mort plusieurs des personnes l’ayant pourtant aidé à affronter ses difficultés financières mais aussi et surtout ses tourments affectifs et symboliques. Une de ces personnes est Daniel Bizeul, sociologue. Alors que les sciences sociales en général et la sociologie en particulier sont constamment accusées par les réactionnaires (tels que le « socialiste » Manuel Valls) d’instiller une « culture de l’excuse », cet enseignant-chercheur de l’université Paris 8 propose une interprétation intime des comportements de celui qui fut son amant et ami jusqu’à sa mort en 2010 des suites du sida. Il fait ainsi le choix de ne pas en rester aux alternatives paresseuses et fréquentes dans la presse mainstream, de l’opprobre morale vis-à-vis des comportements détestables ou de leur qualification sous l’angle de la « folie ». Il doit alors s’armer de toute sa rigueur pour en restituer finement les ressorts individuels et collectifs.
Ce livre ne se contente pas de retracer chronologiquement les faits les plus saillants de la vie de Martial, il en décortique les entremêlements multiples par des allers-retours permanents entre séquences de la vie (tantôt « explicatives », tantôt « à expliquer » dans une perspective postpositiviste), au cours de chapitres thématiques qui constituent autant de points d’entrée sur une existence intense et souvent très douloureuse. L’enfance dans une famille nombreuse sous le joug d’un père brutal, l’adolescence chaotique entre Martinique et métropole, la perte de repères entre différents univers culturels (son père est noir, sa mère est blanche), l’expérience précoce et assidue des drogues, l’homosexualité rarement assumée à cause des contextes largement homophobes, la pauvreté extrême (Martial est longtemps sans-abri) et la prostitution, la découverte de la séropositivité suite à des analyses sanguines encouragées par Daniel et son compagnon, la dépendance financière vis-à-vis de ces derniers pour compléter ses allocations sociales, le rapport conflictuel aux soignants qu’il doit voir de plus en plus souvent… ce sont quarante-deux années d’épreuves dont le sociologue restitue plusieurs fils rouges avec un fort souci de pudeur permettant d’éviter de tomber dans le registre du spectaculaire ou du misérabilisme.
Dans quelle mesure peut-on se (re)construire individuellement à partir des carcans impartis à la naissance, après des traumatismes ? Comment se fait-il que tant d’humiliations ne se transforment pas en revendications donnant aux colères accumulées un débouché constructif ? À travers l’histoire de Martial, véritable écorché vif, Daniel Bizeul soulève des questions profondes sur la place des individus dans une société oppressante et normative. Tout en mettant les différents épisodes de la vie de Martial en perspective grâce à de nombreuses références scientifiques issues de diverses disciplines, le livre montre une grande prudence interprétative pour expliquer les contrastes parfois saisissants entre les récits de Martial (à l’oral, par enregistrement, sur des carnets, dans des blogs), ceux de sa famille et les souvenirs propres de Daniel Bizeul lui-même. Celui qui lui permet d’éviter le travers – bien connu en sciences sociales – de l’« illusion biographique ». Au-delà des lectures politiques que l’on peut en faire, tant les perches analytiques sont stimulantes (les questions du libre arbitre et du consentement sont omniprésentes, tout comme le rôle des institutions sanitaires et sociales), l’effort explicatif conséquent déployé constitue en soi un hommage vibrant et inspirant à la rage de vivre.

 

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Vivre à Ivry

Creaphis, 2017
par David Noël
L’association Ciné-Archives chargée de la conservation et de la valorisation des archives audiovisuelles du PCF a eu la bonne idée d’éditer un DVD consacré à Ivry-sur-Seine, la « capitale du communisme français ». Intitulé Vivre à Ivry, ce DVD, qui est le premier de la collection « Cinéma en banlieue rouge », réunit une sélection de dix-sept films d’archives qui nous plonge dans l’histoire de la municipalité communiste d’Ivry entre 1935 et 1976. Le DVD est accompagné d’un livret qui contient un résumé de chacun des films d’archives présentés, ainsi que les contributions de l’historien Emmanuel Bellanger et de l’archiviste audiovisuelle Julie Cazenave. 
Vivre à Ivry nous replonge à l’époque de Maurice Thorez et de Georges Marrane. Conquise par le PCF en 1925, la ville est devenue un emblème du « communisme municipal », un terme « longtemps resté tabou » pour Emmanuel Bellanger.
Dans le documentaire Fils du peuple réalisé en 1937 pour assurer la promotion de son livre, on découvre Maurice Thorez chez lui, dans son pavillon d’Ivry, dictant des chapitres de son autobiographie à son épouse Jeannette Vermeersch avant de prendre son fils Jean dans ses bras. Modèle de « bon père et de bon époux », Thorez, député d’Ivry depuis 1932, apparaît dans plusieurs films tournés à l’initiative de la municipalité d’Ivry. On le voit ainsi faire un discours lors de la kermesse organisée pour collecter des fonds en faveur des colonies de vacances organisées par la commune ; sur un film de 1939 à l’occasion du 150e anniversaire de la Révolution française, puis sur un autre de 1946, toujours aux côtés de la jeunesse, célébrant les réalisations de la municipalité d’Ivry et l’action de Georges Marrane. On voit Thorez commémorer les fusillés de Châteaubriant et recevant de nombreux présents de la part des militants communistes à l’occasion de son cinquantième anniversaire dans un film de 1950, point d’orgue du culte de la personnalité organisé autour du secrétaire général du Parti communiste. 
Banlieue exemplaire, Ivry est bien la capitale du communisme. C’est à Ivry que se rend Youri Gagarine, acclamé par la foule qui se presse autour du cosmonaute dans deux films de 1963 et 1964. Jean Ferrat y reçoit une équipe du magazine documentaire Reflets et raconte ses débuts difficiles. 
Les derniers films s’intéressent aux années 1960-1970 et aux mutations urbaines que connaît la ville, où Georges Gosnat et Jacques Laloë ont succédé à Thorez et Marrane. 
Vivre à Ivry plaira sans nul doute aux Ivryens curieux du passé de leur ville, mais également à tous ceux qui s’intéressent à ce qu’a été le communisme municipal. Derrière chaque « bastion », il y a toujours des hommes et des femmes de conviction qui se sont efforcés d’être des élus utiles à leurs concitoyens.

Cause commune n° 6 - juillet/août 2018