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Votre rubrique critiques ce mois-ci : 

La Démocratie en pratiques. Demain commence aujourd’hui de François Auguste

Feu le Comintern de Boris Souvarine

La Question agraire  Ed. Le Temps des Cerises, 2019

Les critiques formulées dans ces articles n’engagent que leurs auteurs. Cause commune favorise la publication d’avis variés mais personnels

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La Démocratie en pratiques. Demain commence aujourd’hui

de François Auguste

L’Harmattan, 2020

Par Nicolas Tardits

La démocratie représentative est-elle en crise aujourd’hui en France ? Plusieurs indicateurs semblent l’indiquer : accroissement constant du taux d’abstentionnistes aux différentes élections, discrédit des hommes politiques, ou encore hémorragie militante, syndicale et rejet des partis politiques. La « représentation » et le discours sur sa supposée « crise » semblent se prolonger depuis maintenant un siècle. Le surgissement cyclique de ce discours des acteurs politiques questionne sur un fantasme socialement et politiquement situé qui participe à associer la démocratie à la délégation politique par l’opération électorale, de telle sorte que les mandants ne s’exprimeraient que par la voix de leurs représentants.
Pourtant, des expériences récentes comme Nuit debout, le mouvement des Indignés dans le monde ou la revendication des gilets jaunes pour le référendum d’initiative citoyenne témoignent de la vivacité des critiques sur le recul démocratique et du véritable désir de changement. L’implication croissante dans la vie associative, le développement des formes alternatives de travail et de production de l’économie sociale et solidaire ou la recrudescence d’articles scientifiques et d’essais politiques sur le tirage au sort, le municipalisme, l’assembléisme, la démocratie participative sont autant de signes de la capacité collective à innover et repenser un système représentatif impératif, une démocratie directe et un partage des pouvoirs au sein de l’entreprise.
En ce sens, l’essai de François Auguste contribue à élargir les réflexions sur les formes nombreuses et diversifiées de l’implication citoyenne. Fort de son expérience comme vice-président chargé de la démocratie participative en région Rhône-Alpes, cet ouvrage est une étude sur différents exercices démocratiques que l’auteur a pu côtoyer à Lyon, Bonnelles, Gennevilliers, Vitry, Ivry, Saillans, Villeneuve-Saint-Georges. Nous ne trouverons pas ici un guide parfait, « un modèle à copier », mais plutôt une multitude d’expériences innovantes à prendre en compte tant sur l’organisation institutionnelle, le fonctionnement et les modes de désignation de la démocratie participative. Du budget participatif aux commissions participatives en passant par les ateliers participatifs à l’échelle régionale réunissant onze mille participants, l’auteur questionne la place permanente que doivent occuper les citoyens dans la décision politique sans les borner à un simple avis consultatif de façade. Une place importante est d’ailleurs laissée aux récits des citoyens ou aux expériences des élus locaux qu’il a rencontrés au cours de sa trajectoire militante.
Pour que cette démocratie vive et agisse, il faut se doter d’instances de débats, d’espaces de dialogues et d’instances actives décisionnelles, des outils pour partager l’information mais aussi des formations généralisées pour tous les partenaires à la participation démocratique. Mais ce n’est pas tout. Un des grands mérites de cet ouvrage réside d’ailleurs dans l’élargissement du questionnement sur la démocratie participative à des interrogations connexes souvent omises. Parmi elles, un regard critique est porté sur la révocabilité des élus, sur le renforcement permanent du présidentialisme communal suscité par la métropolisation, sur la monopolisation du débat politique par les experts ou encore sur l’accélération du processus démocratique. En effet, la limitation au maximum du temps de la délibération et du débat est devenue un sport national avec un recours très régulier aux « procédures accélérées ». Pourtant, nous dit l’auteur, « la démocratie prend du temps » et « résister à ça, mieux habiter le temps, faire l’éloge de la lenteur devient un enjeu majeur ».
À destination des élus, des militants et des citoyens, cet ouvrage est un outil pour commencer un grand débat afin d’enrichir la réflexion, améliorer les pratiques et donner du sens à la participation citoyenne afin d’engager une « révolution démocratique du XXIe siècle » qui « sera citoyenne ou ne sera pas ».


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La Question agraire

Le Temps des Cerises, 2019

Par Georges Bazet

Les éditions Le Temps des Cerises poursuivent leur travail d’exploration du marxisme à travers un ouvrage amenant le lecteur dans un champ méconnu, qu’on dit souvent délaissé par le marxisme traditionnel. Ce ne sont pourtant pas les matériaux disséminés chez les auteurs qui manquent ; il suffit de prendre la mesure de cette somme historique, politique, philosophique, sociologique et économique pour s’en convaincre. La Question agraire rassemble en effet plusieurs dizaines d’études des grands noms du marxisme et de révolutionnaires sur la question paysanne et le mode de production agraire qui doit découler d’une révolution communiste, de Babeuf jusqu’à nos jours avec Samir Amin, en passant bien sûr par Lénine, Fidel Castro, Thomas Sankara, ou d’autres moins connus en Occident, comme le marxiste péruvien José Mariátegui. Si Marx intervient pour poser les fondements d’une théorie économique du monde paysan, avec les chapitres du Capital sur la rente foncière, on le voit très vite, c’est l’angle de la lutte de classes, et des alliances de classes en vue d’une révolution, qui cristallise les attentions des auteurs. Déjà avec Engels, et son récit militaire de La Guerre des paysans en Allemagne au XVIe siècle. Et surtout avec Lénine, Staline et Mao, révolutionnaires confrontés aux bouleversements du monde qu’ils tentent de changer. Quelle attitude adopter, et à quel moment de la lutte, face aux koulaks, ces paysans « riches », aux paysans moyens et pauvres ? Les marxistes ont longtemps tâtonné sur ces questions politiques : le paysan étant lui-même un propriétaire, quand bien même il serait un petit propriétaire. L’interlocuteur idéal pour les communistes à la campagne est donc l’ouvrier agricole qui se massifie à mesure que l’industrialisation des méthodes agraires progresse et que la propriété rurale se concentre entre les mains de capitalistes aux dépens de la petite propriété parcellaire. Les marxistes jugent eux-mêmes la petite propriété paysanne comme un reliquat du féodalisme et une entrave aux forces productives. Ils vont donc privilégier les grandes unités de production collectivisées ou étatisées, comme en Russie avec les kolkhozes et les sovkhozes. (À ce titre, on lira avec intérêt les textes de Staline sur les problèmes dans les kolkhozes en Ukraine, qui, sans forcément être pris pour argent comptant, éclairent « de l’intérieur » les difficultés rencontrées dans les kolhozes.) Mais Lénine lui-même variera sur la question au gré des circonstances : de ces premières études statistiques (notamment une étude brillante sur la question agraire aux États-Unis) jusqu’au fameux « Décret sur la terre » de 1917 qui redonne la propriété des terres directement aux paysans, puis à la formation des coopératives, conçues comme l’embryon des kolhozes.
La Question agraire nous permet de prendre connaissance des débats qui ont secoué, et secouent toujours, le marxisme sur le sujet, et rend compte de l’extrême diversité des positions adoptées selon le temps et l’espace. La question coloniale et les rapports Nord/Sud est largement traitée, via la présence dans le corpus de Castro, Sankara, Hô Chi Minh, Fanon ou plus récemment Samir Amin. Les textes de ce dernier tranchent un peu par leur teinte altermondialiste. Dans une analyse pénétrante, il remarque que les prédictions des auteurs classiques du marxisme quant à l’évolution de la propriété rurale ne se sont pas réalisées : pour ce qui est des pays du Nord au moins, le capitalisme n’a finalement que marginalement opté pour une propriété concentrée dans de grandes parcelles de culture extensive, mais consolidé la petite propriété familiale. Le capital a trouvé d’autres moyens d’assurer sa mainmise, par le biais des banques, du crédit et de la dépendance des paysans paupérisés aux machines de la grande industrie. L’ensemble de l’ouvrage ouvre à la discussion, aux questionnements. On pourra regretter que la question du genre soit écartée du corpus : les spécificités du travail et de la lutte des femmes à la campagne y sont quasiment absentes. Mais on se reportera, sur cette question, à un autre ouvrage publié par le même éditeur qui, certes plus spécifique, complète avec bonheur les choix de La Question agraire : Les Ouvrières viticoles, féconde étude de l’historien Jean-Louis Escudier sur le travail et l’organisation syndicale des femmes dans la viticulture en France aux XIXe et XXe siècles.


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Feu le Comintern

de Boris Souvarine

Le passager clandestin, 2015

par David Noël

Il est peu de militants à avoir eu une influence aussi considérable dans la naissance et les premières années du jeune Parti communiste que Boris Lifschitz, qui prit le nom de Souvarine – personnage du roman de Zola, Germinal – comme nom de plume.
Né à Kiev en 1895 et arrivé en France à l’âge de deux ans, Boris Lifschitz se destine au métier de dessinateur d’art, mais s’intéresse très tôt à la politique. Sa vie bascule avec la Première Guerre mondiale. Il se lie aux socialistes minoritaires hostiles à l’Union sacrée et intègre l’équipe du Populaire, le quotidien de Jean Longuet. Après la révolution d’Octobre 1917, Boris Souvarine devient l’un des secrétaires du comité de la IIIe Internationale, créé en 1919. Fondateur du Bulletin communiste, Souvarine plaide inlassablement pour l’adhésion du parti socialiste SFIO à l’Internationale communiste. Arrêté à la suite de la grève des cheminots de mai 1920, Boris Souvarine rédige avec Fernand Loriot la motion d’adhésion à la IIIe Internationale à laquelle se rallient Marcel Cachin et Ludovic-Oscar Frossard. Fondateur du Parti communiste, Boris Souvarine en est l’un des principaux dirigeants de 1921 à 1924. Il siège au comité directeur du PC ainsi qu’au secrétariat de l’Internationale communiste, mais entre en conflit avec Frossard et perd son poste à la direction du PC fin 1921. La démission de Frossard début 1923 lui permet de réintégrer le bureau politique. À la fin de l’année 1923, Souvarine assiste aux premières luttes qui opposent Trotsky et la « troïka » Staline-Zinoviev-Kamenev et diffuse dans le Bulletin communiste les arguments des deux camps, mais il est mis en minorité au sein du PC repris en main par Zinoviev et démis de ses responsabilités à la tête du Bulletin communiste avant d’être exclu de l’Internationale en juillet 1924.
Dans les années qui suivent, Souvarine écrit dans La Révolution prolétarienne, la revue créée par Pierre Monatte après son exclusion fin 1924. Devenu le plus célèbre des antistaliniens, il publie son Staline, aperçu historique du bolchevisme en 1935, dénonce les procès de Moscou et n’aura de cesse, jusqu’à sa mort en 1984, de combattre le régime soviétique. Le petit ouvrage paru en 2015 sous le titre Feu le Comintern regroupe des fragments d’un manuscrit sur lequel travaillait Boris Souvarine, annotés par l’historien Julien Chuzeville. Souvarine y raconte d’abord sa rencontre, en 1915-1916, avec les socialistes opposés à l’Union sacrée et l’équipe du Populaire. Une petite dizaine de pages est ensuite consacrée à des discussions en Russie entre Lénine et quelques-uns de ses interlocuteurs français. Les cinq dernières pages évoquent les désillusions de Souvarine à Moscou après son exclusion de l’Internationale communiste. L’ouvrage est accompagné de quelques articles de Souvarine, dont sa préface à Cours nouveau de Trotsky. Ces fragments épars invitent le lecteur à se replonger dans l’œuvre de celui qui fut l’un des fondateurs du Parti communiste français.

Cause commune n° 20 • novembre/décembre 2020