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Votre rubrique critiques ce mois-ci : 

La Fin des partis ? d'Igor Martinache, Frédéric Sawicki

Libres d’obéir. Le management, du nazisme à aujourd’hui de Johann Chapoutot

Des vies en rouge. Militants, cadres et dirigeants du PCF (1944-1981) de Paul Boulland

Nadia Léger. L’histoire extraordinaire d’une femme de l’ombre d'Aymar du Chatenet

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La Fin des partis ?

d'Igor Martinache, Frédéric Sawicki
PUF, 2019

par B. B.

Cet ouvrage, riche d’une analyse des élections les plus récentes qui se sont déroulées en France, entend expliciter les problèmes auxquels les partis traditionnels français sont confrontés et le renouveau partisan que connaît le paysage politique français. C’est donc un livre aux multiples contributions où chacune tente de répondre aux nombreux questionnements sur la santé des partis et leur pérennité dans la crise que traverse la représentation politique.
Une seule certitude revient tout au long de l’ouvrage : l’élection présidentielle de 2017 a clairement chamboulé le paysage politique, notamment avec l’apparition de nouvelles forces face à l’affaiblissement des organisations traditionnelles.
L’introduction d’Igor Martinache dresse un constat accablant : le manque total de confiance qu’ont les Français envers les partis politiques. Elle souligne les dangers que représentent la perte de légitimité des partis politiques et la menace de leur disparition. Dans le contexte actuel, quel type de parti peut tirer son épingle du jeu ? Frédéric Sawicki, quant à lui, s’interroge plutôt sur la responsabilité du système électoral sur la pérennité des partis politiques. La personnalisation à la présidentielle n’a-t-elle pas fragilisé la communauté partisane des partis ? Philippe Riutort et Pierre Leroux se concentrent sur le phénomène de personnification dans la vie politique française, accentuée par l’échéance électorale de la présidentielle. Le charisme est-il la meilleure arme d’une politique ? Rémi Lefebvre tente de saisir de l’intérieur les enjeux de l’épuisement militant. Existe-t-il encore des partis de militants et non d’élus en France ? L’affaiblissement des partis peut-il s’expliquer par le comportement des militants ? Quel ancrage social ont-ils ? Sont-ils en « apesanteur sociale » ? Enfin, puisque les partis traditionnels ont été défaits par le score exceptionnel de trois organisations n’ayant jamais gouverné, Carole Bachelot se demande si la fin du monopole de représentation de la social-démocratie par le PS et de la droite conservatrice par l’UMP puis LR ne présage pas la continuité d’autres cartels sous une autre forme. Ce processus de « destruction créatrice » permettra-t-il l’accession au pouvoir des partis contestataires ?
La Fin des partis ? est donc une lecture riche d’analyse et qui plaira à tous les partisans du travail collectif à gauche. Peut-on enterrer si rapidement des décennies d’histoire sociale et partisane ? 


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Libres d’obéir. Le management, du nazisme à aujourd’hui

de Johann Chapoutot
Gallimard, 2019

par Pierre Labrousse

Ce livre nous donne une vision a priori contre-instinctive de l’idée que l’on pourrait avoir du nazisme. Développant à la fois la critique de l’État et vantant la liberté d’initiative des cadres, le nazisme n’était pas un anarchisme incompris : derrière ce rejet de l’État et de la fixation de normes se cachait une idéologie eugéniste directement issue du darwinisme social. La première partie de l’ouvrage établit ainsi les bases théoriques des conceptions managériales nazies ; la liberté d’initiative est au centre de ces conceptions. Mais cette liberté n’est qu’illusoire : l’objectif est figé, et le chemin à prendre dépend de l’initiative du cadre ou de l’administrateur. La liberté est ainsi liberté d’obéir. Cette représentation du rôle du fonctionnaire est à mettre en lien avec une certaine idée de l’État. Or le nazisme rejette l’État, non pas pour des raisons anti-autoritaires mais, au contraire, parce qu’il va à l’encontre de la sélection naturelle, notamment en aidant les plus faibles. Cela se traduit par la constitution d’agences, considérées comme plus dynamiques et moins figées, et destinées à remplacer progressivement l’État. Pour les nazis, en effet, « la vie est un combat permanent, contre la nature, contre les maladies, contre les autres peuples et les autres races ». Ainsi, tant le recul de l’État que la liberté dans la définition de la stratégie qui permet d’atteindre l’objectif s’inscrivent dans une perspective de compétition visant à purifier la « race germanique ». Le livre se propose ensuite d’étudier le devenir de ces idées dans la sphère du management durant la deuxième moitié du XXe siècle, à travers l’exemple de Reinhard Höhn, ancien fonctionnaire SS. En fondant son académie de management à Bad Harzburg, ce dernier va donner un certain prolongement aux théories nazies des institutions (dont il fut un des théoriciens), puisque les méthodes dont il fait la promotion vont être plébiscitées en République fédérale d’Allemagne pendant de nombreuses années. Si l’antisémitisme du IIIe Reich est évacué, l’idée de « liberté d’obéir » y est encore présente. C’est là le centre du mensonge fondamental de la méthode d’Höhn, qu’on retrouve dans certains aspects du management moderne : l’illusion de liberté. Si l’auteur précise qu’il serait malvenu de qualifier de similaire le management actuel avec celui des nazis, il nous invite cependant à réfléchir à certaines de leurs similitudes : la déshumanisation des travailleurs en fait partie. 


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Des vies en rouge. Militants, cadres et dirigeants du PCF (1944-1981)

de Paul Boulland
Éditions de l’Atelier, 2016

par Stève Bessac

Dans cet ouvrage issu de sa thèse de doctorat, Paul Boulland, chercheur au CNRS et codirecteur du Maitron. Dictionnaire biographique, mouvement ouvrier, mouvement social (https://maitron.fr/), cherche à « rendre visibles » les militants du Parti communiste français, souvent mis à l’arrière-plan, en raison notamment du dévouement que le parti exige de ses membres. Il ne s’agit donc pas d’une histoire politique du Parti communiste – bien que les inflexions politiques soient présentes en toile de fond – mais bien d’une histoire sociale qui s’intéresse plus particulièrement à la trajectoire des cadres communistes de 1944 à 1981. L’auteur opère des zooms sur le fonctionnement du PCF en région parisienne. À l’instar de Julian Mischi ou de Guillaume Roubaud-Quashie, Paul Boulland s’inscrit dans une approche historiographique qui, depuis les travaux de Bernard Pudal avec son Prendre parti ! (1989), s’intéresse à la sociohistoire du PCF. Pour ce faire, l’auteur s’appuie, entre autres, sur les « autobiographies communistes d’institutions », récits de vie rédigés à la demande du parti, devenus au fil du temps des formulaires biographiques.
L’ouvrage se divise en neuf chapitres, tantôt chronologiques, tantôt thématiques. L’auteur distingue d’abord l’ère du « parti de Maurice Thorez » (1944-1953) qu’il faudrait sous-diviser en deux périodes : celle de l’après-guerre (1944-1947) où les liens interpersonnels noués dans la clandestinité mais aussi les compétences technico-administratives jouent un rôle primordial dans la promotion des militants d’un parti qui veut être un parti de masse ; et celle de l’entrée en guerre froide (1947-1953) qui se traduit par un renforcement de la « surveillance hiérarchique » et une chute importante des effectifs militants. Paul Boulland évoque ensuite la « déstalinisation manquée » (1954-1961). Si, dans le champ politique national, cette période est marquée par un retour à une démarche unitaire, en appuyant par exemple la SFIO de Guy Mollet, en interne, les tensions sont particulièrement vives. « Conservateurs staliniens » et « réformateurs khrouchtchéviens » s’opposent en 1959-1961. Pour l’auteur, ce conflit n’est pas uniquement une divergence politique mais aussi une opposition sociologique entre, d’une part, la promotion du modèle de l’ouvrier militant défendu par Thorez et, d’autre part, des hommes politiques plus autonomes, dotés d’un certain capital culturel. Ce conflit débouche sur l’éviction
– mais non l’exclusion – des « intellectuels » Laurent Casanova et Marcel Servin.
La troisième période qui va de 1962 à mai 68 se caractérise à la fois par une volonté de démocratisation et d’ouverture aux jeunes, tout en se méfiant des tendances centrifuges, notamment de certains militants prochinois après la rupture sino-soviétique de 1965. Enfin, le dernier moment semble être celui de l’amorce du déclin. L’auteur voit poindre les racines de la crise qui affecte le parti à partir des années 1980. Si la décennie débute favorablement avec un regain d’adhésions et de bons résultats électoraux – pour preuve les 21,5 % réalisés par Jacques Duclos au premier tour de l’élection présidentielle de 1969 –, elle est marquée ensuite par l’« affaire Marchais » qui interroge les mécanismes de promotion interne au parti et elle se clôt par l’échec du programme commun puis l’élection présidentielle de François Mitterrand en 1981. Les chapitres thématiques offrent quant à eux un éclairage intéressant sur les modes de promotion voulus par le parti, sur l’encadrement des militants et le quotidien des cadres, mais ils renseignent également sur la manière dont les militants s’autodéfinissent, certains préférant poursuivre leur action militante à la base, notamment dans le cadre de l’entreprise. En somme, cet ouvrage dense permet de compléter utilement notre connaissance sur l’histoire du PCF, en cette année de centenaire. 


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Nadia Léger. L’histoire extraordinaire d’une femme de l’ombre

d'Aymar du Chatenet
Imav éditions, 2019

par Élodie Lebeau
Cette biographie illustrée exhume la trajectoire d’une femme au destin hors du commun qui, de sa condition de petite paysanne biélorusse, est devenue l’ayant droit milliardaire de Fernand Léger. Malgré sa renommée pour ses efforts en faveur de la valorisation de l’œuvre de son mari, sa création demeurait jusqu’à aujourd’hui cachée par l’ombre du maître. Pourquoi et comment une personnalité connue peut-elle être aussi une artiste méconnue ? C’est la question qui a guidé l’enquête d’Aymar du Chatenet après sa découverte de Nadia Léger en 2008. Malgré la rareté des documents sur la vie de Nadia Petrova Khodossievitch (1904-1982), le journaliste a su combler de nombreux vides en se consacrant à un formidable travail d’entretiens, de redécouverte de ses œuvres, de lecture de catalogues d’exposition, de coupures de presse et d’ouvrages en histoire de l’art. Après plus de dix ans d’enquête, ce passionné nous livre un récit poignant.
À travers un savoureux mélange narratif alliant construction chronologique et thématique, nous voici plongés dans l’intimité et la vie publique de cette artiste talentueuse. Ses amours, Stanislaw Grabowski, Fernand Léger, Georges Bauquier, ses amitiés, les couples Aragon-Triolet, Thorez-Vermeersch, Marcel Cachin, sa fille Wanda et ses petits-enfants, ses engagements, notamment dans la Résistance, tout est là, dans la limite des récits autorisés.
Mais l’ouvrage est aussi une formidable odyssée dans son œuvre. De ses premiers pas de peintre au côté de Malevitch à Smolensk à son arrivée dans l’atelier Léger en 1925 et son insertion dans les cercles de l’avant-garde cosmopolite parisienne, nous plongeons dans le processus créatif de l’artiste. L’auteur rend compte de ses nombreux emprunts stylistiques à Amédée Ozenfant ou Jean Arp, les grands formats produits dans les ateliers Léger successifs, ses portraits réalistes sensibles, puis finalement, ses retours à ses premières productions suprématistes dans les années 1960. L’aventure visuelle est à couper le souffle !
Derrière Nadia Léger, c’est tout un monde de l’art qui est dévoilé où s’entremêlent personnalités politiques françaises et soviétiques, artistes, intellectuels et collectionneurs. Fini le mythe de l’artiste moderne solitaire, ici c’est une aventure collective qui nous est contée en images et en mots. En plus des toiles de l’artiste sont reproduits ses échanges épistolaires avec la direction du PCF ou encore des témoignages d’acteurs l’ayant intimement connue. Entre les lignes, nous percevons l’effort infatigable d’une femme qui a consacré sa vie à rendre (à Fernand Léger, au parti, à la France, à l’URSS) ce qu’on lui avait donné.
Les professionnels comme les amateurs d’art ne pourront que saluer le caractère inédit, colossal et rigoureux de ce travail. Véritable voyage dans l’histoire de l’art européenne du XXe siècle, ce bel ouvrage, et formidable outil pédagogique, ouvre de nombreux chantiers historiographiques. Par son origine, ses mobilités, ses engagements, Nadia a joué un rôle notoire dans la constitution de réseaux artistiques transnationaux entre la France et les pays de l’Est, qu’il reste encore à explorer.

Cause commune n° 17 • mai/juin 2020