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par Rédaction de Cause commune

Votre rubrique Critiques ce mois-ci : 

Happycratie, comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies d'Edgar Cabanas et Eva Illouz ;

Société générale Private Banking, automne 2018, n° 1 ;

Pourquoi les riches votent à gauche de Thomas Frank.

 

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Happycratie

Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies

D'Edgar Cabanas et Eva Illouz
Éditions Premier Parallèle, 2018
par Valérie Sultan

Dans une société minée par les discriminations, l’évangile du bonheur individuel et l’obsession du moi remplacent désormais le lien social. Le bien-être subjectif, les vertus du caractère, la réussite, l’authenticité, l’épanouissement, l’optimisme et la résilience sont devenus des dogmes. Notre vie est désormais façonnée par toutes sortes de coaches et on ne compte plus les livres sur le «développement personnel» qui pullulent dans les librairies.
Comme par hasard, le portrait qui nous est donné de la personne heureuse est celui de l’individu néolibéral. Dans un contexte où le bonheur, la santé et la richesse deviennent une question de volonté personnelle, ceux qui en sont exclus passent vite pour des losers. L’auto-entrepreneuriat est typique de ce genre de dérives. Quand l’optimisme forcené devient la norme, toute critique sur le fonctionnement de la société devient l’expression d’une négativité rétrograde, voire d’un dysfonctionnement psychique !
L’émotion positive passe pour un pare-chocs contre les émotions négatives, alors que les deux cohabitent toujours dans un même individu. Quant à la colère et à l’indignation, elles ont conduit à de nombreuses conquêtes sociales ! Le culte du bonheur a des retombées terribles sur le monde du travail : on invite le chômeur licencié à ne surtout pas se retourner contre son entreprise, en lui présentant son éviction comme une « ormidable opportunité pour rebondir» ! La course au bonheur est aussi faite pour nous rendre imperméables à la souffrance des autres. Quant aux valeurs méritocratiques, elles sont là pour gommer les inégalités sociales. À quoi bon les combattre puisque le bonheur est avant tout une question «d’état d’esprit» ? Les fardeaux de la compétition propres au marché reposent désormais sur les salariés. Les émotions et les qualités l’emportent sur les qualifications techniques et les savoirs. Ceux qui doutent des valeurs portées par l’entreprise (et ne parlons même pas des syndicalistes !) deviennent des gêneurs qui font de « l’obstruction systématique ». À l’école, on constate un effondrement de la dimension sociale au profit du psychologique. La réussite devient une affaire de projet personnel, de talent, de mérite et d’estime de soi. Tout cela se fait au détriment de la transmission des savoirs. Gérer le stress, rester heureux, c’est aussi éviter de réfléchir de trop. Pour les adeptes de la pensée positive, il vaut mieux « savourer l’instant présent » ou «les petits plaisirs de la vie». Vue sous cet angle, la pauvreté n’est même plus un problème ! Or cette obsession de soi entretient l’insatisfaction à laquelle elle prétend remédier. On constate une augmentation du nombre de dépressions et de suicides dus au sentiment de solitude. En effet, qu’est-ce que le bonheur, sinon «ce moment qui précède le moment où on aura besoin de plus de bonheur encore» ? Cette «gestion» perpétuelle des émotions et du corps fait abstraction de l’existence de l’inconscient, ce qui est un non-sens. Tout le monde est désormais sommé de corriger et de gérer en temps réel ses états d’âme, ses calories, son nombre de pas sur sa montre connectée… Cette obsession de la vie saine et normée se fonde sur un sentiment d’authenticité complètement artificiel.
En réalité, les clefs du bonheur total sont introuvables. Depuis quand le bonheur serait un but ultime à atteindre dans nos vies, plus urgent par exemple que la justice ? L’amélioration de soi, c’est l’autocensure et l’autodiscipline à outrance sans aucune réflexion sur l’évolution de la société. Est-il légitime de faire passer la recherche du bonheur individuel devant la recherche du savoir, la pensée critique, la réflexion sur le monde ? Le combat contre les inégalités, le savoir, la création ne devraient-ils pas rester le principal motif moral et révolutionnaire de nos existences ?


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Société générale Private Banking

Automne 2018, n° 1
par Pierre Crépel

Voici une revue que vous ne trouverez pas en kiosque et que vous ne pouvez pas acheter. Elle est destinée aux clients riches de la Société générale, lesquels ne sont plus gérés par les agences usuelles, mais elles sont «en rupture avec notre communication intérieure», ce qui leur permet de «voir le monde différemment». «Une approche innovante, différenciante… de proximité… au-delà d’une simple relation bancaire ».
Après «les essentiels» de l’économie par le Chief Investment Officer, vient l’édito où « le thème de la finance responsable et de sa contribution au développement durable nous retiendra particulièrement». La revue ne fait pas dans le vulgaire, elle est fort bien illustrée, avec de magnifiques photos du monde entier, des toiles de maître, de l’art abstrait. Les rubriques portent des noms familiers aux pros de la communication : Tendances, Voyager différemment, Ils pensent le futur, Arty, Le Grand Dossier, Ils entreprennent, Économie verte, Innovation.
Le climat ? La Société générale a ses réponses et ses projets. Autour du Climate Finance Day du 26 novembre, de l’explosion du marché mondial des green bonds (obligations vertes), la finance responsable et même la « finance à impact positif » se situent au cœur de sa réflexion : éthique, «transition juste», «c’est un cadre d’analyse qui vient compléter l’analyse financière, sans lui être antagonique» et, d’ailleurs, c’est «l’attente des clients ». En outre, «les assureurs ont bien identifié que le climat fait peser d’importants risques financiers sur leurs activités». De toute façon, l’agence de notation britannique Moody’s veille au grain. «Reste à mieux organiser l’attractivité de ces produits, encore largement sous-estimée à l’heure actuelle». La question de la participation de la Société générale à l’extraction du gaz de schiste n’est pas abordée dans cette revue.
Le «billet d’humeur», rédigé par la « responsable des offres philanthropiques et investissements responsables», porte évidemment lui aussi sur le climat. Affirmation centrale : «Il existe en effet des solutions rentables, des innovations qui permettent de lutter contre le réchauffement climatique et qui sont, en même temps, des opportunités d’investissement. Le tout est d’oser…»
Résumons : il faut se présenter de façon consensuelle comme le contraire du «crochet à phynances» du Père Ubu. Les maîtres mots sont alors la responsabilité, la philanthropie, le partenariat, l’éthique, le vert dans toutes ses nuances, l’innovation, l’humain. Un monde à part, content de lui ? Oui, mais pas seulement, il s’agit de lever aussi de nouveaux fonds et, pour que le client investisseur (qui vise le meilleur rendement et l’optimisation fiscale) puisse vaincre ses éventuels états d’âme, il faut le rendre spontanément sûr du caractère universel de ses valeurs.


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Pourquoi les riches votent à gauche

De Thomas Frank
Éditions Agone, 2018
par Florian Gulli

Le livre propose une analyse des « libéraux de gauche » aux États-Unis. Bien qu’écrit avant l’arrivée de Trump au pouvoir, il fournit de très pertinentes pistes pour comprendre la défaite de Clinton et des démocrates. L’expression « libéraux de gauche » désigne, pour Thomas Frank, une classe sociale ou une fraction de classe. Affirmation qui recoupe en partie les travaux d’auteurs marxistes contemporains qui s’emploient à complexifier le schéma de la division en classes de nos sociétés (Gérard Duménil, Dominique Lévy, Jacques Bidet). Sur quoi cette classe sociale fonde-t-elle son pouvoir ? Sur la connaissance, sur la qualification professionnelle. Il s’agit du retour, sous de nouveaux habits, d’une vieille lune libérale : le gouvernement des élites compétentes. Mais avec quelques petites nouveautés. Non pas la froideur et la hauteur des savants d’antan, mais la décontraction, la légèreté et l’air cool et branché d’un Obama.
Le credo de cette classe libérale ? Le capitalisme dernier cri dont elle se fait le héraut. Vive le capitalisme cognitif, les GAFAM, les start-up, le numérique et l’intelligence artificielle. La classe libérale aime à se croire dématérialisée. Dédain et mépris pour les secteurs industriels traditionnels, automobile, acier, etc., qu’ils se délocalisent n’a guère d’importance. Comment entend-elle promouvoir cette modernité libérale ? Par l’excellence individuelle révélée par la méritocratie. Avec pour corollaire la plus grande des tolérances. Les nouveaux dominants combattent les discriminations en tant qu’elles empêchent la sélection efficace des plus méritants. Une lutte élitiste contre les discriminations sexistes, racistes et homophobes, sans horizon égalitaire global. Il s’agit seulement que l’élite soit constituée des meilleurs. Et lorsque cette « élite » s’en prend à Trump, c’est pour lui reprocher de ne s’être pas suffisamment entouré de gens compétents. Reste alors à chérir cette nouvelle classe des qualifiés. On crée un environnement favorable à son épanouissement. Les villes se transforment pour attirer ceux qui aiment à se nommer « créatifs » : développement des arts, start-up, nouvelles technologies, pistes cyclables, etc. Mais tout cela a un prix : l’exclusion des classes populaires des métropoles, le déclin des villes moyennes, etc.
Comment cette classe libérale rend-elle compte de ses échecs électoraux ? En blâmant le peuple et en accusant ses rivaux d’être « populistes ». Le peuple qui se détourne des urnes, ou opte pour des candidats comme Bush ou Trump, serait un peuple qui a peur de l’avenir, peur de la mondialisation, peur de la diversité, etc. Voilà le peuple repeint en multitude frustrée, incapable de raisonner, raciste, sexiste, homophobe, etc. Le développement de ce groupe social porte avec lui la disqualification symbolique des classes populaires. Ce type de discours, très répandu en France aussi, interdit toute remise en question. Les libéraux de gauche continuent de se vivre comme l’incarnation de la raison et du progrès, rempart contre le « populisme » ; ils continuent d’ignorer superbement les revendications des travailleurs ordinaires, le sens commun ne les effleure même plus tant leur existence est fondée sur sa disqualification. On a là de quoi comprendre les ressorts de certains naufrages politiques. Celui des démocrates aux États-Unis, sans doute aussi, en France, celui du Parti socialiste façon Terra Nova.

Cause commune n° 10 • mars/avril 2019