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Sur la base d’une reconstitution des séries de chiffres en gardant les définitions de chaque époque, vue d’ensemble et évolution du travail des femmes au cours de ce siècle. Un chiffrage politique.

 

Le chiffre est politique. On le sait pour le taux de chômage ou pour l’indice des prix. Il en est de même pour le travail des femmes.

Chaque société, chaque époque, chaque culture produit ses formes de travail féminin et sécrète ses images et ses représentations.

Et les chiffres participent très activement à cette construction sociale. C’est le résultat d’une recherche au long cours sur Un siècle de travail des femmes en France – 1901-2011 (Paris, La Découverte, 2012). Nous avons recompté le travail des femmes au XXe siècle et, en même temps, décrypté la façon de compter : chiffrer et déchiffrer, ausculter l’art et la manière de fabriquer les statistiques. Rappelons que conter et compter ont la même étymologie : ils viennent du verbe latin computare ; ce n’est pas un hasard.

Sans regarder le monde d’hier en l’ajustant aux lunettes d’aujourd’hui, il s’agissait de retrouver les logiques qui présidaient aux chiffres de chaque époque, de comprendre, à travers les statistiques et les définitions de l’activité, les contes et codes sociaux qui délimitent les frontières de ce que l’on nomme le travail des femmes. Nous n’avons pas recalculé le travail des femmes tout au long du XXe siècle avec les définitions d’aujourd’hui, nous avons reconstitué des séries de chiffres en gardant les définitions de chaque époque.

Les frontières mouvantes du travail

La difficulté à délimiter ce que l’on compte et nomme comme du « travail » pour les femmes est un leitmotiv dans les notes des recensements, de la première moitié du XXe siècle : « Le classement des femmes est souvent affaire d’interprétation » (Françoise Battagliola, Histoire du travail des femmes). Repérer précisément l’évolution de ces « interprétations », et tenter de les comprendre, montre bien qu’aux problèmes de lisibilité des chiffres de l’activité s’ajoutent les interrogations sur la visibilité du travail des femmes. Où passent les frontières entre l’emploi repérable et le travail informel ? Comment les femmes ont-elles été, au fil des ans, recensées, omises ou recalculées, effacées ou reconnues ? Sur les femmes pèse toujours le soupçon implicite de l’inactivité : une paysanne dans un champ travaille-t-elle ou regarde-t-elle le paysage ? Une ouvrière licenciée est-ce une chômeuse ou une femme qui « rentre au foyer » ? Ces questions récurrentes, que l’on réserve aux seules femmes, nous disent le contraste entre l’évidence du travail masculin et la contingence du travail féminin.

« En dépit des crises et des récessions, par-delà les périodes de guerre et d’après-guerre, les femmes ont vraiment beaucoup travaillé en France à toutes les époques de ce siècle. »

Le fait de déclarer ou non une activité rémunérée ou une profession, de distinguer la fonction sociale de travailler, d’avoir un emploi, un métier, des autres fonctions plus domestiques ou strictement familiales, c’est s’affirmer comme membre d’une société économique. Ce sont des actes symptomatiques des représentations de l’époque sur le travail et, plus largement, sur le rôle des femmes dans la société. En regardant comment se construisent au fil des ans les statistiques de l’activité professionnelle des femmes, on peut dire quelque chose de l’histoire de leur statut. Car le travail féminin est un fil rouge pour lire la place des femmes dans la société, dans toutes les sociétés contemporaines. En ce sens, la délimitation des frontières du travail des femmes est une question éminemment politique.

Une illusion d’optique statistique

L’histoire habituellement contée du travail des femmes au XXe siècle nous disait une baisse continue de leur activité professionnelle de la fin de la Seconde Guerre mondiale aux années 1960. Or, si l’on tient compte des changements de définition de l’activité agricole, il semble bien qu’il n’y a pas eu durant la première moitié du siècle de tendance générale à la diminution de l’activité féminine. La fameuse baisse tendancielle de l’activité féminine de 1918 à 1962 résulte d’un changement de définition au recensement de 1954. C’est, tout simplement, le produit d’une illusion d’optique statistique. À partir de 1954, l’INSEE change la définition du travail agricole : pour être recensé comme agriculteur ou agricultrice, il faut désormais se déclarer tel, ce qui n’était pas le cas jusque-là. De fait, on a recalculé l’activité féminine à partir d’une hypothèse forte mais non explicitée, celle que, dans l’agriculture, les femmes qui ne se déclarent pas agricultrices étaient des inactives, alors qu’on trouvait jusque-là que l’hypothèse inverse allait de soi. C’est le nouveau parti pris par l’INSEE à partir de 1954, à un moment où le déclin de l’agriculture est fortement engagé – et à une époque où l’idéologie de la femme au foyer s’épanouit. Ce nouveau parti pris soustrait brusquement 1,2 million de personnes – dont près d’1 million de femmes – de la population active. Et l’on a recalculé à la baisse le travail des femmes durant toute la première moitié du XXe siècle.

À rebours des idées reçues, le résultat le plus marquant de cette recherche, c’est l’importance et la permanence du travail des femmes. L’apport de leur force de travail a toujours été massif et indispensable. Nos chiffres montrent la constance du poids de l’activité féminine en France : jamais moins d’un tiers de la population active, quasiment la moitié aujourd’hui. 6,8 millions de femmes actives en 1901, 14,4 en 2013. Du côté des hommes, on passe de 12,9 millions en 1901 à 15,4 en 2013. En 2016 : 14,2 millions de femmes et 15,3 millions d’hommes, d’après les derniers chiffres de l’enquête Emploi.


« La fameuse baisse tendancielle de l’activité féminine de 1918 à 1962 résulte d’un changement de définition au recensement de 1954. »

La discontinuité des trajectoires féminines : une parenthèse

Si le niveau d’activité des femmes est traditionnellement moins élevé que celui des hommes, elles se distinguent aussi par leurs interruptions : s’arrêter de travailler quelques années ou plus lorsque l’enfant paraît est une particularité de l’activité féminine qui la rend « spécifique » et par là même perméable aux discriminations.
L’homogénéisation des comportements masculins et féminins est le premier fait marquant qui se dessine au fil des courbes d’activité jalonnant ce siècle. Elles témoignent d’un très spectaculaire « rattrapage » de l’activité des femmes de 25 à 50 ans par rapport à celle des hommes, rattrapage qui démarre dans les années 1960 et se poursuit aujourd’hui. D’où la question : de quand date la « tradition » ? En fait, entre 1946 et 1968, les comportements des femmes étaient particulièrement « spécifiques », mais il ne s’agit pas d’une tendance longue. Les statistiques révèlent un aspect bien peu connu de l’histoire de l’activité féminine : les trajectoires professionnelles des femmes étaient beaucoup plus discontinues entre 1946 et 1968 qu’au début du XXe siècle. Cet effet est amplifié par l’élimination, en 1954, de nombre d’agricultrices comptées soudain comme « inactives ». Ces années correspondent également au baby-boom, période où la fécondité a été particulièrement forte en France. De fait, la discontinuité n’a été qu’une parenthèse.

Pénuries d’emploi : les permanences

Sur le front des pénuries d’emploi, on observe, en dépit des apparences, de sérieuses régularités. Chômage, sous-emploi et travail à temps partiel existent tout au long du XXe siècle, mais avec des appellations, des désignations et des définitions très diverses. Encore plus que pour l’activité et l’emploi, la question du repérage est ici cruciale et la reconstitution statistique n’en est que plus problématique. Sur aucun de ces phénomènes nous ne pouvons dresser le tableau exhaustif du XXe siècle.
Le chômage, le travail à temps partiel et le sous-emploi ont au moins un point commun : leur chiffrage est incertain, polémique et politique. De plus en plus, ils servent d’indicateurs de l’état de la « question sociale ». Les chiffres du chômage des femmes sont particulièrement délicats, incertains, fragiles : pour elles, l’ombre de l’inactivité plane souvent sur la privation d’emploi.

Pour le sous-emploi et le travail à temps partiel, les choses sont, de ce point de vue, plus simples : depuis qu’ils sont recensés, on voit bien qu’il s’agit, pour l’essentiel, d’une affaire de femmes : 30 % des femmes et 8 % des hommes qui ont un emploi en 2016 sont à temps partiel, et ces proportions ont à peine frémi en 20 ans (+3 % pour les hommes et +1 % pour les femmes).

Dans l’histoire du travail du XXe siècle, le travail à temps partiel pose un problème particulier : on a construit une forme d’emploi spécifiquement féminine qui vient contrecarrer la tendance à l’homogénéisation des comportements d’activité masculins et féminins observée depuis les années 1960. Il a été créé de toutes pièces pour elles – du « sur-mesure » en quelque sorte. Mais de là à raconter qu’il sied bien aux femmes, c’est une autre histoire.

« L’histoire des professions et des emplois n’est pas tout à fait la même pour les femmes et pour les hommes. »

Métiers d’antan, professions d’aujourd’hui

Une cartographie du sexe des métiers et de leur évolution montre que l’histoire des professions et des emplois n’est pas tout à fait la même pour les femmes et pour les hommes : le déclin de l’agriculture ne s’est pas fait au même rythme pour les unes et pour les autres ; la classe ouvrière a toujours été plus masculine ; la tertiarisation des emplois a été plus rapide et plus importante pour les femmes.

Tout au long du siècle, on voit à la fois de la constance, des résistances et des subversions. La permanence réside dans le maintien d’indéracinables bastions masculins et féminins : très peu de femmes sur les chantiers, quasiment pas d’hommes dans les pouponnières ni chez les particuliers pour aider les personnes ou faire le ménage. Il faut bien noter que, en la matière, la constance est masculine autant que féminine. Les subversions apparaissent du côté des professions dites « supérieures », parmi les catégories les plus diplômées où l’on voit des professions qualifiées, autrefois hégémoniquement masculines, se féminiser sans perdre de leur valeur sociale – sans se dévaloriser.

On peut remarquer que cette dualité entre bastions très sexués et métiers mixtes sépare aussi les qualifications et les âges : les métiers les plus sexués sont souvent tenus par des personnes relativement âgées et peu qualifiées, tandis que les professions qui se féminisent s’adressent, en moyenne, à un public plus jeune et plus qualifié. Sur le front de la mixité, les pesanteurs sont omniprésentes. Mais les changements observés du côté des jeunes générations et des salariés les plus qualifiés sont indéniables sans pour autant résoudre tous les problèmes. Le « plafond de verre » opposé aux femmes pour atteindre les postes les plus importants, s’il craquelle par endroits, reste une réalité forte. Les spécialités de certains métierzs demeurent (ou deviennent) parfois très sexuées (notamment en médecine, chez les ingénieurs, dans les métiers de la justice…). D’autres lignes de partage se profilent, posant de nouvelles questions entre les types d’emplois et de métiers exercés par les hommes et les femmes.

Ce que compter veut dire

Au début du siècle, la majorité des femmes travaillaient à domicile — agricultrices, « isolées », travailleuses spécialisées dans les travaux de couture payés à la tâche… Au XXIe siècle, la quasi-totalité des femmes sont salariées et sortent de chez elles pour aller travailler, même « pour quelques heures ». Avec la diffusion du salariat, leur labeur est désormais devenu visible et autonome, déconnecté de leur statut familial. Les femmes salariées travaillent et gagnent leur vie, quelles que soient leur situation familiale et la profession de leur conjoint. Le salariat consomme le divorce entre statut professionnel et familial. Et cela change tout. Le salariat, depuis plusieurs décennies, n’est plus cette situation « indigne et misérable », dont Robert Castel retrace bien l’histoire dans Les Métamorphoses de la question sociale. Pour les femmes, au cours de la deuxième moitié du XXe siècle, il constitue un marchepied vers l’autonomie économique – un grand pas vers la liberté. La montée actuelle des métiers dits indépendants, l’extension de la précarité et la permanence du chômage, désormais autant (sinon plus) masculin que féminin, dessinent un marché du travail difficile, pour les femmes comme pour les hommes, une nouvelle donne où les unes comme les autres cherchent leur place.

L’étude précise des chiffres montre toute l’étendue, l’ampleur et la constance de l’activité féminine durant le XXe siècle. Dans le monde du travail professionnel, les femmes n’ont jamais été une « minorité ». Car c’est bien ce que ce voyage dans les méandres de la statistique descriptive met en évidence : en dépit des crises et des récessions, par-delà les périodes de guerre et d’après-guerre, les femmes ont vraiment beaucoup travaillé en France à toutes les époques de ce siècle. Mais leur travail a souvent été recalculé, recalé, redéfini. Avec des hésitations et des partis pris qu’il s’agit de décrypter, aujourd’hui comme hier : ce que compter veut dire.

*Margaret Maruani est sociologue. Elle est directrice de recherche au CNRS.
Monique Meron est statisticienne. Elle est administratrice à l'INSEE.