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Entretien avec Elena Rondeau

Depuis quelques années, le traitement des cancers par immunothérapie est souvent présenté comme une avancée majeure. Est-ce vraiment le cas et quels sont les obstacles à une efficacité générale de ces traitements ? Où l’on va voir qu’un peu de philosophie n’est pas superflu.

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On parle de l’immunothérapie comme d’un traitement d’avenir contre les cancers. Qu’en est-il ?
C’est stimuler artificiellement le système immunitaire pour pallier ses faiblesses. Ce type de traitement a en effet beaucoup progressé depuis moins de dix ans. Il est surtout utilisé actuellement contre les mélanomes (de graves cancers de la peau) et les cancers du poumon. Le système immunitaire désigne l’ensemble des mécanismes de défense de l’organisme contre toute menace étrangère (microbes par exemple) afin d’assurer son intégrité. Mais le cancer sait contourner ce système, car il n’est pas identifié comme envahisseur « étranger ». Les différents acteurs de l’immunité sont capables de mener des actions protectrices ou néfastes face aux cellules cancéreuses, selon leurs caractéristiques et le stade de sévérité de la maladie.

« Le système immunitaire est un réseau complexe qui comporte encore beaucoup de mystères. »

L’immunothérapie consiste à déjouer ces ruses du cancer, à permettre au système immunitaire de le combattre lui aussi. Il faut alors se livrer à des études plus fines, examiner ce qu’on appelle le « micro-environnement tumoral ».

Qu’est-ce donc que ce « micro-environnement tumoral » ?
La tumeur n’évolue pas dans l’abstrait, de façon isolée : elle interagit concrètement dans son contexte, c’est-à-dire avec son environnement à l’intérieur du corps, dans l’espace et dans le temps. C’est ce qu’on appelle le « micro-environnement tumoral ». Quelle est à ce niveau la contribution locale des acteurs immunitaires ? Ce milieu inclut potentiellement une grande diversité de composants et de phénomènes : interactions avec le tissu existant, migration des cellules, naissance de nouveaux vaisseaux sanguins, etc.

Revenons au système immunitaire. Son fonctionnement est-il bien connu ? On a tous entendu parler des globules blancs (ou leucocytes), mais que sont ces « lymphocytes » ?
Le système immunitaire est un réseau complexe qui comporte encore beaucoup de mystères. Il y a d’abord l’immunité innée, à laquelle participent
plusieurs types de leucocytes (dits « granulocytes » et « monocytes »), qui permet une réponse rapide contre tout agent étranger, sans tenir compte de la spécificité de cet agent.
Pour les cancers, nous nous intéressons aussi à d’autres types de leucocytes : les « lymphocytes ». Ce sont des cellules immunitaires circulantes, capables de répondre de manière spécifique à une infection par des microbes ou à une activité anormale des cellules. Il en existe deux types principaux : les lymphocytes B (produisant des molécules qui reconnaissent les éléments « anormaux ») et les lymphocytes T (qui détruisent directement les entités ciblées et assistent les autres cellules immunitaires). Ce sont des acteurs de l’immunité spécifique (ou « adaptative »), responsable d’une réponse ciblée contre un agent pathogène particulier.

Quel est l’intérêt de classer ces lymphocytes ?
La diversité des acteurs cellulaires, intervenant dans la gestion de l’infection ou du dérèglement interne, nous encourage à penser l’organisation du système immunitaire en termes de sous-groupes fonctionnels, dont l’articulation permet une réponse efficace et adaptée à la menace détectée. On parle alors de « populations cellulaires », à activités et localisations distinctes.

« On classe les lymphocytes en fonction de leur rôle dans la réponse immunitaire : chaque type de cellule correspond à une origine donnée et à un ensemble de caractéristiques fonctionnelles et moléculaires communes. »

En particulier, on classe les lymphocytes en fonction de leur rôle dans la réponse immunitaire : chaque type de cellule correspond à une origine donnée et à un ensemble de caractéristiques fonctionnelles et moléculaires communes. On établit ainsi une catégorisation pour optimiser la compréhension des mécanismes biologiques impliqués et des parts respectives dues à chaque acteur.

Avant de revenir à l’immunothérapie, il faut peut-être mettre de l’ordre dans les différents types de cancers ?
Oui. Dans le jargon, on distingue les « cancers solides », c’est-à-dire ceux des organes (poumon, rein, foie, etc.) et les « cancers liquides » qui touchent les cellules du sang : globules blancs (à fonction immunitaire), globules rouges (à fonction de transport d’oxygène) et plaquettes (à fonction de coagulation).
Au cours de leur développement, les cellules sanguines passent par une série d’étapes, dont les premières ont lieu dans la moelle osseuse à partir d’une « cellule-souche » et avant la diffusion dans le sang. Ce processus peut être perturbé par des facteurs de divers types (prédispositions génétiques ou agents environnementaux) qui font proliférer les cellules. Leur accumulation freine ensuite le fonctionnement normal des autres cellules (lutte contre les infections, réparation des tissus, etc.).
Il existe trois grands types de cancers du sang :
– les leucémies touchent certains précurseurs de globules en début de maturation, et sont caractérisées par la présence de cellules anormales dans le sang ;
– les myélomes touchent certains précurseurs de lymphocytes dans la moelle osseuse, et se manifestent par des lésions osseuses ;
– les lymphomes touchent les lymphocytes dans les organes lymphoïdes, où ces cellules circulent après leur maturation (rate, ganglions).
En outre, on distingue les tumeurs primaires (la première masse cancéreuse à apparaître) et les métastases (sites secondaires de dissémination des cellules malignes, par exemple au niveau des os ou des poumons).

L’immunothérapie ne marche pas toujours
Il y a souvent absence de réponse ou problèmes de toxicité chez certains patients. D’où l’intérêt de chercher à mieux comprendre la réponse immunitaire (ou son absence) face à la tumeur, afin d’élucider aussi le fonctionnement et l’optimisation de ces stratégies thérapeutiques. Ces dysfonctionnements sont encore inexpliqués.
Prenons un exemple. Une équipe scientifique de mon laboratoire d’accueil travaille sur des cellules immunitaires particulières qui nourrissent la tumeur. On les nomme « cellules M » (car elles prennent naissance dans la moelle osseuse), on n’en connaît pas encore toutes les propriétés. Ces cellules sont déjà bien étudiées chez les animaux ; chez l’homme, en revanche, on entrevoit seulement leur rôle dans la progression des tumeurs. En effet, on a constaté qu’elles s’accumulent chez les individus atteints de cancer : il semble qu’elles sont capables d’inhiber les réponses immunitaires.

« La tumeur n'évolue pas dans l'abstrait, de façon isolée : elle interagit concrètement dans son contexte, c'est-à-dire avec son environnement à l'intérieur du corps, dans l'espace et dans le temps. »

Un modèle de cancer du sein chez la souris suggère que les cellules M joueraient un rôle déterminant dans l’apparition et le développement de métastases pulmonaires. Le résultat de la recherche est le suivant : avant même l’arrivée des cellules cancéreuses issues de la tumeur primaire, on observe déjà une « précolonisation » immunitaire par les cellules M à l’endroit des futures métastases.
Quels sont les causes et les mécanismes de formation de cette niche « prémétastatique » ? Comment les acteurs immunitaires et les cellules cancéreuses sont-ils relocalisés ou recrutés dans cet environnement à distance de la tumeur primaire ? La composante expérimentale de mon projet de thèse consistera en une étude précise de ce milieu. Il s’agira d’analyser les caractéristiques des cellules M et de leurs interactions avec différents acteurs au cours de la progression de la tumeur et dans plusieurs organes (glande mammaire, poumons, organes lymphoïdes, sang).

Qu’est-ce que les maladies auto-immunes ?
Ce sont, par exemple, la sclérose en plaques, la polyarthrite rhumatoïde, le lupus (une maladie aux multiples visages). Il s’agit de réactions inappropriées du système immunitaire contre son propre corps, anormalement reconnu comme « étranger » et/ou menaçant. C’est une dysfonction des mécanismes qui assurent habituellement la tolérance des acteurs immunitaires vis-à-vis des composants moléculaires de l’individu.
Pour comprendre ce dysfonctionnement, il faut expliquer comment se forment les agents du système immunitaire. Sont d’abord produites des cellules neutres, dites « naïves ». L’étape suivante consiste à rendre ces cellules réactives, mais on ne sait pas lesquelles sont bénéfiques ou nuisibles. Avant d’être libérées dans l’organisme, les nuisibles sont normalement éliminées. Dans le cas des maladies auto-immunes, ce contrôle ne s’effectue pas correctement, celles qui devraient être éliminées peuvent alors s’attaquer à l’organisme et causer des troubles de santé plus ou moins sévères.

C’est de la biologie et de la médecine, qu’est-ce que la philosophie vient faire là-dedans ?
Bien entendu, ce sont les biologistes et les médecins qui tiennent ici le rôle principal. Mais il y a un besoin, sinon de philosophie au sens général, du moins de réflexion et d’analyse critique des concepts. En effet, on a l’habitude de classer les objets (cellules, êtres vivants, etc.) dans des cases figées, statiques, bien délimitées. Or ici, vu la complexité et la nouveauté de ces questions, vu la dynamique des processus et la plasticité des acteurs biologiques en jeu qui y sont associés, cela ne marche pas.
Considérons l’examen du « micro-environnement tumoral », dans le temps et dans l’espace. Certains mécanismes à l’œuvre ici sont les mêmes que pour d’autres processus déjà connus, par exemple en biologie du développement, de l’évolution et de la réparation des tissus. Même des chercheurs de disciplines plus éloignées ont pu être confrontés à des situations assez analogues. Le laboratoire organise alors régulièrement des discussions, interventions et débats à ce sujet, où les questions sont posées collectivement et en présence de spécialistes de ces différents champs. On établit des ponts entre des domaines de recherche parfois cloisonnés par leurs spécialisations respectives, afin de construire un dialogue fécond entre leurs méthodologies et leurs résultats. C’est donc aussi la possibilité de rechercher de nouvelles pistes grâce à une démarche interdisciplinaire.
Le philosophe François Dagognet (1924-2015) a montré que le catalogue du vivant en vigueur, disons du XVIIe au XXe siècle, n’était plus adapté aux nouveaux objets sans cesse en changement. On doit donc repenser les notions de catégorie, de définition, de classement, et leurs variations.
On a aussi besoin d’une réflexion « critique » : montrer, en recherche, l’importance des précautions et de la prise de recul, pour éviter, notamment, d’éventuelles extrapolations ou applications inappropriées dans certains cas. Il faut mettre en lumière les limites de certaines définitions et classifications pour comprendre les liens entre les avancées scientifiques et les facteurs techniques. On vise aussi à mieux comprendre le rôle des biais expérimentaux et des hypothèses d’interprétation. l

Elena Rondeau est doctorante en philosophie des sciences à l'université de Bordeaux. Propos recueillis par Pierre Crépel, Pierre Grégoire et Yannis Hausberg.

Cause commune n° 5 - mai/juin 2018