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Les esclaves cherchant à se libérer ont recouru bien plus souvent au marronnage et à l’achat de la liberté qu’à la révolte.

Les révoltes d’esclaves ont longtemps été le sujet d’étude privilégié des historiens de l’esclavage. Les raisons de leur choix sont multiples. Les révoltes démon­trent que, loin d’être passives, les populations esclavisées ont lutté au point de risquer et souvent perdre leur vie dans l’espoir de gagner la liberté. Les révoltes sont specta­culaires et sanglantes, elles ont leurs héros et leurs victimes, et elles peuvent être racontées avec force et éclat. Et puis les révoltes sont « visibles » parce qu’elles ont produit des sources documentaires en abon­dance sur lesquelles les historiens peuvent se fonder. Enfin, dans les périodes de grande mobilisation sociale, l’étude des révoltes passées suggère des pistes d’interprétation du présent.

De l’étude des révoltes serviles
C’est ainsi que la révolte de Spartacus en Italie romaine du Ier siècle avant notre ère acquiert une nouvelle actualité dans les Amériques escla­vagistes après l’éclatement du soulè­vement massif des esclaves de Saint-Domingue en août 1791. Pour certains abolitionnistes, l’image de l’esclave mâle rebelle laissée par Spartacus s’est réincarnée dans Toussaint Louverture, qui certes fut sacrifié par Napoléon mais joua un rôle crucial dans le développement du processus conduisant à l’abolition de l’esclavage et à l’indépendance de Haïti treize ans plus tard.
Au XXe siècle, dans le sillage de la révolution bolchevique, la révolte servile s’impose comme sujet de recherche historique auprès d’histo­riens marxistes. Durant les tumul­tueuses années 1930, le Trinidadien C.L.R. James publie The Black Jacobins : Toussaint L’Ouverture and the San Domingo Revolution (1938), premier ouvrage à mettre en lumière le caractère fondamen­talement révo­lutionnaire de l’insur­rection servile de Saint-Domingue. Cinq ans plus tard, un autre historien marxiste, l’États-unien Herbert Aptheker, fait paraître American Negro Slave Revolts (1943).

« La fuite et le marronnage ont permis à un nombre incalculable d’esclaves de se libérer eux-mêmes, soit en s’enfuyant dans les terres intérieures non colonisées, soit en se réfugiant parmi la population libre de couleur d’une ville éloignée. »

Cependant c’est surtout après 1960, quand les Amériques sont boule­versées par les succès du Civil Rights Movement, par l’irruption des partis Black Power et Black Panther, par le triomphe de la révolution cubaine et la multiplication de mouvements de guérilla marxistes que l’historio­graphie se tourne résolument vers l’étude des révoltes serviles. La révolution socialiste semble sur le point de s’étendre sur une partie du continent américain et des Caraïbes, et des historiens, principalement issus du monde anglophone, cherchent les racines de cette effervescence popu­laire tant dans les révoltes paysannes et indiennes que serviles. À la suite du Jamaïcain Orlando Patterson (The Sociology of Slavery, 1967), ils classifient et hiérarchisent la résistance des esclaves à leur condition, partant de l’accommodation (considérée comme passive et non-héroïque) pour culminer avec la révolte armée. Ils distinguent la résistance violente de la résistance non violente (souvent en qualifiant de façon contradictoire cette dernière de « résistance passive »). Pour la plupart des historiens, les formes de résis­tance violente des esclaves compren­nent le marronnage (fuite hors des terres contrôlées par les colons), le suicide, le meurtre, la conspiration et la révolte. À l’opposé, le recours aux droits légaux et à la justice, l’achat de sa liberté, le sabotage, les pratiques culturelles et religieuses sont consi­dérés comme de la résistance non violente. Cette hiérarchisation renforce l’image triomphante de l’esclave mâle rebelle de Saint-Domingue, qui devient le modèle de la résistance à l’escla­vage. Des historiens, comme Michael Craton ou David Gaspar, focalisés sur cette image, assimilent parfois la conspiration et même la suspicion de complot à la révolte et font l’hypothèse que si certaines mutineries n’avaient pas été rapidement matées, ou si certaines conspirations n’avaient pas été dénoncées juste avant leur réalisation, elles auraient pu devenir des révoltes aussi générales que la révolution haïtienne. En même temps, en faisant de cette dernière la référence pour mesurer les révoltes serviles, ils banalisent l’exceptionnel, ce qui transforme les nombreuses mutineries ne mobilisant que quel­ques dizaines d’esclaves en autant d’échecs et laisse dans l’ombre les multiples autres luttes grâce aux­quelles une partie des esclavisés a pu se libérer.

« Dans les périodes de grande mobilisation sociale, l’étude des révoltes passées suggère des pistes d’interprétation du présent. »

Dans mon livre Plus jamais esclaves ! De l’insoumission à la révolte, le grand récit d’une émancipation (1492-1838) (La Découverte, 2016), je me suis distanciée de l’image dominante de l’esclave mâle rebelle pour considérer la révolte sur le même plan que d’autres stratégies de libération utilisées par les hommes, les femmes et les enfants maintenus en esclavage dans les Amériques : la fuite et le marronnage, l’achat de la liberté et la manumission, ainsi que, pour les hommes, le service militaire contre une promesse d’émancipation. Après avoir lu des centaines d’études, publiées depuis les années 1970 sur la résistance à l’esclavage en Europe et dans les Amériques, j’ai organisé dans le temps et l’espace les infor­mations qu’elles fournissaient sur les différentes stratégies de libération des esclaves.
Le tableau comparatif qui en est ressorti fait apparaître bien des surprises. Tout d’abord, il indique que les esclaves cherchant à se libérer avaient recouru bien plus souvent au marronnage et à l’achat de la liberté qu’à la révolte. En effet, l’arrivée de nouveaux captifs d’Afrique et le déve­lop­pement de l’esclavage dans les Caraïbes et sur tout le continent américain s’étaient accompagnés de tout temps par des fuites individuelles ou collectives, malgré la multiplication des règlements et des forces de répression. La fuite et le marronnage ont ainsi permis à un nombre incal­culable d’esclaves de se libérer eux-mêmes, soit en s’enfuyant dans les terres intérieures non colonisées (parfois pour y fonder des sociétés maronnes), soit en se réfugiant parmi la population libre de couleur d’une ville éloignée. De plus, ces fuites devenaient massives durant les guer­res entre puissances coloniales et d’indépendance, attisées par les désordres sociaux et les appels des armées aux esclaves de l’ennemi pour renforcer leurs troupes.
Ensuite, il apparaît que chaque année dès le début de la colonisation, un petit nombre d’esclaves parvenait à acheter sa liberté, tandis que quelques autres étaient affranchis par leur maître. Si la manumission fut rendue de plus en plus difficile dans les colonies de la France, de la Grande-Bretagne et des Pays-Bas, elle fut toujours un droit légal dans celles de l’Espagne et au Brésil, où, jusqu’à l’abolition dans la deuxième moitié du XIXe siècle, de nombreux esclaves, en majorité des femmes et surtout dans les villes, réussissaient à acheter à leurs maîtres leur liberté ou celle de leurs proches, après plusieurs années de « travail pour soi » les dimanches et en surplus du travail dû aux maîtres. Cette stratégie de libération était si développée que lorsqu’à la fin du XVIIIe siècle le Mexique, la Colombie et le Venezuela cessèrent d’importer des captifs afri­cains, leur population afro-descen­dante était en majorité libre.
Par ailleurs, même à Cuba et au Brésil, où des milliers d’Africains esclavisés étaient encore débarqués chaque an­née après 1850, des esclaves hommes et femmes, créoles et africains, conti­nu­èrent à acheter leur liberté jusqu’à l’abolition à la fin des années 1880. De fait, partout dans les Amériques, lorsque les perspectives d’émanci­pation générale se précisèrent, des esclaves décidèrent d’anticiper leur libération en négociant l’achat de leur liberté immédiate avec leur maître.

« De fait, partout dans les Amériques, lorsque les perspectives d’émancipation générale se précisèrent, des esclaves décidèrent d’anticiper leur libération en négociant l’achat de leur liberté immédiate avec leur maître. »

Enfin, mon étude comparative révèle que, malgré l’image triomphante de l’esclave mâle rebelle, la révolte violente et la conspiration n’étaient pas des stratégies de libération fréquentes. Certes, tout au cours des siècles esclavagistes il y eut des mutineries ou des révoltes locales de quelques dizaines d’esclaves vite punis, mais elles étaient rares et alternaient avec des conspirations découvertes et réprimées avant toute action violente. Quant aux insurrections violentes mobilisant suffisamment d’esclaves pour représenter une menace pour le système esclavagiste – soit plusieurs centaines d’esclaves, ou au moins un dixième de la population esclavisée d’une province ou d’un canton donné –, elles étaient exceptionnelles. Pourquoi ?
En croisant les études existant sur les conspirations et les insurrections serviles, j’ai peu à peu compris que souvent les historiens avaient suivi les accusations consignées par les juges, sans prendre en considération la réalité brutale des procédures judiciaires de l’époque. En effet, jusqu’à la fin de l’esclavage, il n’était pas nécessaire pour un esclave de se rebeller physiquement pour être accusé de rébellion : comploter était un crime aussi grave que se révolter, et penser tuer un Blanc équivalait à le tuer. Par conséquent, selon le contexte, critiquer entre amis un maître injuste, discuter de l’éventualité de se révolter ou connaître un suspect pouvaient conduire à des accusations de conspiration et de rébellion. Dans toutes les Amériques, la loi permettait d’arrêter, d’interroger et de torturer les esclaves suspects sans limites. Les juges n’avaient pas besoin de preuves matérielles ni de confession des accusés pour les condamner à être pendus, brûlés vifs ou brisés sur la roue. Et, en général, les maîtres étaient indemnisés pour leur perte en propriété humaine.
Plus encore, grâce à ma comparaison sur le temps et l’espace, j’ai constaté que depuis la découverte du tout premier complot supposé d’esclaves, à Mexico en 1537, des rumeurs de conspirations serviles visant au massacre des Blancs pour établir un royaume noir circulaient par vagues dans les Amériques, fournissant aux juges les questions à soumettre aux esclaves accusés, et à ces derniers les réponses à fournir sous la torture. Comme lors des procès de sorcellerie dans l’Europe des XVIe et XVIIe siècles. Dans les moments de grande tension, notamment dans les années 1730 et 1760 ou durant la révolution haï­tien­ne, ces rumeurs se répandaient d’un territoire à l’autre parmi des élites esclavagistes terrifiées à l’idée de tomber à leur tour victimes de leurs esclaves, lesquels repré­sentaient souvent l’immense majorité de la population. Mais ces rumeurs parve­naient aussi aux oreilles des esclaves qui y puisaient des espoirs de liberté. Peurs des uns et désirs des autres se renforçaient mutuel­lement, entraînant la découverte de complots présumés, souvent répri­més dans une orgie d’arrestations, de torture et d’exé­cutions.

« Jusqu’à la fin de l’esclavage, il n’était pas nécessaire pour un esclave de se rebeller physiquement pour être accusé de rébellion : comploter était un crime aussi grave que se révolter, et penser tuer un blanc équivalait à le tuer. »

J’ai ainsi compris que les esclaves ne se révoltaient en masse que de façon exceptionnelle, quand plusieurs conditions également exceptionnelles étaient réunies : bien sûr, à Saint-Domingue en 1791, quand le système de domination s’écroula dans le sillage de la Révolution française. Sur l’île Vierge danoise de Saint-Jean en 1733, à la Jamaïque et surtout dans la colonie néerlandaise du Berbice, en Guyane, au début des années 1760, quand chaque fois les forces de répression sur place étaient insuf­fisantes et qu’il fallut attendre des renforts pour soumettre les rebelles. Et enfin dans les colonies britanniques de la Barbade, du Deme­rara et de la Jamaïque entre 1816 et 1831, quand le pouvoir absolu des planteurs esclavagistes fut affaibli par des réformes imposées par le mouvement abolitionniste de Grande-Bretagne.

La difficulté pour les esclaves de se révolter
Car organiser une révolte susceptible de s’étendre sur le territoire et de se maintenir sur la durée relevait pratiquement de l’impossible pour des populations esclavisées sous surveillance constante, sans liberté de mouvement (à l’exception des cochers et des artisans), mal nourries et sans armes. De surcroît, il serait erroné de penser que les esclaves n’avaient rien à perdre : défiant leur statut de « biens meubles », ils par­venaient à rester en vie, à posséder quelques objets, à construire des liens sociaux, des traditions culturelles et religieuses, parfois même une famille et un projet personnel (par exemple, l’entretien de son jardin de case, le passage d’esclave de plantation à esclave domestique, l’achat de sa liberté, la fuite individuelle). Tout cela représentait une victoire considérable – une affirmation de leur humanité intrinsèque –, une victoire qu’ils n’al­laient qu’exceptionnellement risquer d’anéantir. Or la préparation d’une insurrection (la conspiration) et la révolte entraînaient la quasi-certitude d’être dénoncé, tué ou arrêté et soumis à des supplices et/ou à une mort atroce. Et tous les esclaves avaient été témoins de flagellations et d’exécutions publiques. Cette constatation, loin de mettre en question la capacité des esclaves à influencer leur destin, révèle au contraire qu’ils étaient en mesure de comprendre la réalité complexe de leur environnement.

« Peurs des uns et désirs des autres se renforçaient mutuellement, entraînant la découverte de complots présumés, souvent réprimés dans une orgie d’arrestations, de torture et d’exécutions. »

En considérant la révolte comme une stratégie de libération parmi d’autres moins visibles et plus quotidiennes, mon livre Plus jamais esclaves ! juxtapose l’image de l’esclave mâle rebelle à celle de centaines de milliers d’esclaves – hommes, femmes et enfants – qui, fugitifs discrets ou travailleurs sans répit, luttèrent pour gagner la liberté, sans attendre l’émergence des philosophies des Lumières et de l’abolitionnisme.

Aline Helg est historienne. Elle est professeure honoraire de l’université de Genève.

Cause commune n° 16 • mars/avril 2020