À l’occasion de l’arrestation de Cesare Battisti l’hiver dernier, on a reparlé de la question des réfugiés politiques italiens en France et de l’amnistie de fait que leur accordaient les autorités françaises au nom de la « doctrine Mitterrand ». Retour sur un dossier chaud.
L’hiver dernier, l’écrivain Cesare Battisti était livré à l’Italie après plus de trente années de cavale à travers le monde. Incarcéré dans une prison de Sardaigne, il risque d’y terminer sa vie en application d’une condamnation à perpétuité prononcée en son absence. Les faits qui lui sont reprochés s’inscrivent dans une période noire de l’histoire italienne désignée par l’expression « années de plomb ». Un petit retour aux années italiennes 1960-1970 s’impose. Ce pays connaît alors une formidable ébullition sociale et politique, marquée tout à la fois par l’apogée du Parti communiste, des grèves ouvrières inédites, une effervescence culturelle sans précédent (dans le cinéma notamment), des revendications féministes fortes. Prend forme une contestation de plus en plus radicale d’une partie de plus en plus significative de la population. On a pu dire, en exagérant à peine, que mai 1968 en France avait duré un mois mais qu’en Italie il s’étendit sur dix ans… Des forces, diverses, et contradictoires, tentèrent de faire capoter ce mouvement. On assista tout à la fois à des coups tordus de la machinerie d’État et de ses services (« la stratégie de la tension »), à des provocations ouvertement fascistes (avec le recours aux attentats à la bombe) et à un glissement d’une partie de l’ultragauche vers la lutte armée. S’installa, dans une confusion entretenue, une manière de guerre civile où des milliers de militants d’extrême gauche furent engagés. Le point d’orgue de ces « années de plomb » reste l’assassinat du responsable de la Démocratie chrétienne Aldo Moro en 1978 par les Brigades rouges.
« Les réfugiés italiens [...] qui ont participé à l’action terroriste avant 1981 [...] ont rompu avec la machine infernale dans laquelle ils s’étaient engagés, ont abordé une deuxième phase de leur propre vie, se sont insérés dans la société française [...]. J’ai dit au gouvernement italien qu’ils étaient à l’abri de toute sanction par voie d’extradition. » François Mitterrand, 21 avril 1985
Au total, de 1969 à 1982, ce mouvement provoqua des centaines de morts et de blessés. Face à la répression d’État, des centaines de militants fuirent le pays, le plus souvent pour trouver refuge en France. À l’Italie (du socialiste Craxi, président du Conseil) qui demandait l’extradition de ces réfugiés, Mitterrand répondit qu’il leur accordait un « abri » (certains dirent que Craxi, au final, en fut soulagé…). C’est ce ce qu’on appela la « doctrine Mitterrand », principe jamais « écrit » mais formulé en ces termes le 21 avril 1985, devant le 65e congrès de la Ligue des droits de l’homme par le président de la République : « Les réfugiés italiens [...] qui ont participé à l’action terroriste avant 1981 [...] ont rompu avec la machine infernale dans laquelle ils s’étaient engagés, ont abordé une deuxième phase de leur propre vie, se sont insérés dans la société française [...]. J’ai dit au gouvernement italien qu’ils étaient à l’abri de toute sanction par voie d’extradition [...]. »
L’idée était de favoriser la paix civile et d’accorder aux exilés politiques italiens sur le territoire français l’amnistie que le gouvernement outre-alpin ne voulait pas leur concéder. Rappelons qu’en France, en 1880, moins de dix ans après la Commune de Paris, qui fit des dizaines de milliers de morts, l’amnistie fut votée ; et l’amnistie pour les activistes de l’OAS date de juin 1968. Comme le dit Victor Hugo peu après la Commune : « L’oubli seul pardonne. Il faut fermer toute la plaie. Il faut éteindre toute la haine. »
Pourquoi tant de haine ?
La parole donnée par l’État français sera respectée et appliquée durant une vingtaine d’années par tous les gouvernements de droite ou de gauche. Et pour les réfugiés italiens, les choses auraient pu en rester là, d’autant que les exigences (d’extradition) de Rome étaient intermittentes. Mais, au fil des changements politiques à Rome, l’affaire fut relancée au nom de la lutte contre le terrorisme. De nouvelles pressions s’exercèrent sur la France. L’Italie fit de fausses promesses, promit de modifier sa loi sur la contumace, permettant à Battisti (notamment) d’espérer un nouveau procès (mais l’engagement ne fut pas respecté). Chirac céda en 2004, acceptant l’extradition de Battisti qui s’enfuit au Brésil alors qu’en France se développait un puissant mouvement de solidarité en sa faveur.
Repris par l’Italie, dans une mise en scène scabreuse (Salvini en grand uniforme qui l’attendait à l’aéroport !), Battisti a été mis au pilori comme une bête de spectacle. Le pouvoir italien, revanchard, a tout fait pour discréditer son prisonnier. On peut se demander pourquoi tant de haine ? Pourquoi cette incapacité à tourner la page ? Plus de quarante ans après l’affaire Moro, le temps de l’Histoire n’est-il pas venu ? Derrière la mise en garde contre les « années de plomb », n’est-ce pas une manière d’exorciser les années d’espoirs, les années rouges que fut en même temps la décennie 1970 italienne ?
Le traitement de l’affaire Battisti est aussi un révélateur de la vie publique française. Le très conservateur Guillaume Perrault, du Figaro, dans un article intitulé « Comment Cesare Battisti a envoûté Saint-Germain-des-Prés », écrit : « L’affaire Battisti nous renseigne moins sur l’Italie que sur la fascination française envers la violence. Pour cette raison, elle prend rang parmi les grands scandales de notre histoire. » Formulée par un héritier des versaillais, l’accusation de violence ne manque pas de sel. Sur le même sujet, on lira avec plus de profit l’article de l’écrivain Gilles Martin-Chauffier (www.parismatch.com/People-A-Z/Cesare-Battisti ) « Pourquoi Cesare Battisti reste mon ami. »
Révisionnisme à l’italienne
« [...]. Enfin, je suis sûr que je ne t’apprendrais rien, cher Hugues, en rappelant que la défense de Battisti et de tous les exilés menacés d’extradition (à propos, on compte toujours sur toi pour signer en faveur de ceux qui pourraient être menacés aujourd’hui) entrait et entre toujours dans une bataille contre le révisionnisme historique dominant en Italie, qui refuse d’admettre que dans les années 1960-1970, une partie minoritaire mais conséquente de la population de la péninsule est entrée en sécession contre la vieille société. Pour ces centaines de milliers, ces millions d’ouvriers, étudiants, paysans, habitants de quartiers populaires, femmes et homosexuels en lutte, le fait qu’on veuille s’en prendre physiquement à des gros commerçants qui jouaient au shérif en tirant sur des petits voyous braqueurs et qui s’en vantaient, ou à des matons tortionnaires, n’était discutable que d’un point de vue stratégique, pas éthique. Il faut dire que ces Italiens-là savaient que les auteurs des attentats massacres, les penseurs de la stratégie de la tension, les assassins d’ouvriers dans les usines, de paysans dans les champs et de détenus dans les prisons, étaient à chercher du côté de l’État et de ses forces de l’ordre. Faire porter le chapeau d’une violence sociale généralisée à Battisti et à quelques centaines d’individus ensevelis sous les peines de prison et contraints souvent à des rétractations honteuses est le tour de passe-passe auquel l’Italie officielle, celle du PC et de la Démocratie chrétienne regroupés aujourd’hui dans le Parti démocrate, a réussi jusqu’ici, y compris à présent avec l’appui des fascistes de la Ligue et des sinistres bouffons xénophobes 5 étoiles [...].»
Extraits de la lettre ouverte de l’écrivain/traducteur Serge Quadruppani au directeur des éditions du Seuil, qui venait de décider de ne pas publier le dernier roman de Battisti.
Cause commune n° 13 • septembre/octobre 2019