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Pour « le monde d’après » redécouvrir deux auteurs fondamentaux !

L’épidémie planétaire qui frappe notre espèce humaine depuis environ quatre mois est un événement terrible bien sûr, et pourtant à relativiser (pardon si j’en choque certains) : à ce jour[1] les 80 000 morts sur l’ensemble de la planète dont 10 000 en France, sont à mettre en rapport avec les chiffres suivants à l’échelle de la seule France, et chaque année : notre grippe traditionnelle, environ 9000 décès par an ; les morts prématurées dues au chômage, 14 000 (étude officielle INSERM) ; les morts dues à la pollution, entre 48 000 et 90 000. Au plan mondial, victimes de problèmes respiratoires : 2,6 millions de morts chaque année.

Alors pourquoi nos vies, ce coup-ci, sont-elles autant influencées ? En partie parce qu’est prise en compte pour une fois la notion de mouvement, d’évolution, qu’oublie systématiquement d’habitude l’idéologie dominante ; on se demande en effet : quels sont les pouvoirs de ce maudit virus ? Jusqu’où va-t-il s’étendre ? Le tout accompagné de mesures de confinement tout à fait inhabituelles, ce qui déchaîne à la fois les médias et toutes les peurs.

La métaphore du germe

Coïncidence étrange Marx a recours, tout au long de l’écriture de son Capital, à la métaphore du « germe »[2] ; il s’en sert pour montrer l’évolution historique, comment la réalité sociale est en perpétuel devenir, comment les contradictions sociales viennent de l’intérieur et ont permis l’émergence du capitalisme à partir de l’ancien mode de production ; il va plus loin encore en montrant comment le capitalisme à son tour contient en lui-même son propre dépassement révolutionnaire, ou ouvrant tout un champ de possibles[3] (cela ne se fera pas tout seul) vers le commun, le communisme : « le libre développement de chacun »[4] par la socialisation des moyens de production, entamée par le capitalisme (forces productives) mais confisquée, privatisée par une classe qui la dévoie à son profit (salarisation de l’immense majorité des producteurs) ; idem pour les banques, pour les services publics, pour la mise en commun des informations, des créations, des talents, la vie militante et associative…

« MARX AVAIT DÉJÀ NOTÉ LA QUASI INCAPACITÉ DU CAPITALISME À CONSTITUER DES « RÉSERVES » DANS L’INTÉRÊT GÉNÉRAL, CELLES-CI EXISTANT DANS CE MODE DE PRODUCTION SURTOUT POUR SPÉCULER OU EN CAS DE CRISE ÉCONOMIQUE.»

C’est pourquoi cette notion subversive de mouvement ne doit pas être appliquée au seul développement du virus, comme le font les médias du capital. Car, et c’est un second aspect au cœur de la démarche marxienne, il ne faut pas mettre un mur entre nature et société. Non, ce virus n’est pas un phénomène purement naturel et donc fatal (pas plus que l’étude du mouvement social ne peut être séparée de la nature) : dès les Manuscrits de 44 [5] Marx affirme que « l’homme est une partie de la nature », et son ami Engels au soir de sa vie dans les manuscrits Dialectique de la Nature ne dit pas autre chose : « Nous lui appartenons avec notre chair, notre sang, notre cerveau », et notre seul avantage sur les autres animaux est « de connaître ses lois et de pouvoir nous en servir judicieusement ».[6] Ce dont le capitalisme s’avère incapable…

Virus et capitalisme

Donc entre virus et capitalisme pas de mur, mais au contraire de nombreuses interactions. En amont d’abord : le virus n’est pas tombé du ciel, son extension vient de l’abattage et du pillage des grandes forêts[7], avec nombre d’animaux sauvages qui voyant leur habitat détruit se rapprochent des grandes villes et contaminent directement ou indirectement les humains. Et en aval : trois milliards d’humains qui n’ont pas seulement de quoi, eau et savon, se laver les mains couramment… et même en France sixième puissance mondiale, nous subissons des choix de société désastreux qui du coup, pour limiter les dégâts ne nous laissent plus que la solution médiévale du confinement : casse de la recherche fondamentale, poids des labos du médicament et leur quête du profit à court terme, casse du secteur industriel et des services publics de santé notamment avec cette incroyable pénurie de masques, tests, gel hydro-alcoolique, respirateurs, lits de réanimation, personnels…sans parler de la terrible mortalité dans les EHPAD. Marx avait déjà noté la quasi incapacité du capitalisme à constituer des « réserves » dans l’intérêt général, celles-ci existant dans ce mode de production surtout pour spéculer ou en cas de crise économique.[8] Les répercussions se font sentir aussi sur le plan des droits sociaux : chômage partiel pour les uns à l’indemnisation aléatoire, travail forcé (et sans aucune protection, Amazon compris) dans des secteurs non urgents, enfin possibilité d’imposer la semaine de 60 heures et ce jusqu’au 31 Décembre. Sans compter la casse de la Sécurité Sociale et l’abandon de la médecine préventive, or l’état général de santé, même de nos jours joue aussi un rôle dans la résistance face au virus ; Marx notait déjà le lien entre épidémies et état de santé dû à la surexploitation des travailleurs[9] … Répercussions, enfin, sur le plan des libertés, des médias, et du défi anthropologique (humains divisés, ou bien solidaires ?) : campagnes de culpabilisation sur l’indiscipline des Français qui au fond seraient responsables de l’épidémie, files d’attentes de gens terrorisés où les yeux sont tenus baissés, sans même oser saluer à distance leurs semblables (oui distance physique, et non pas « distance sociale » comme le dit le discours officiel)…Décidément, le capitalisme ne se montre pas à la hauteur de ces nouveaux défis.

« CETTE NOTION SUBVERSIVE DE MOUVEMENT NE DOIT PAS ÊTRE APPLIQUÉE AU SEUL DÉVELOPPEMENT DU VIRUS, COMME LE FONT LES MÉDIAS DU CAPITAL. CAR, ET C’EST UN SECOND ASPECT AU CŒUR DE LA DÉMARCHE MARXIENNE, IL NE FAUT PAS METTRE UN MUR ENTRE NATURE ET SOCIÉTÉ.»

Enfin, ni guerre, ni union sacrée : un virus est inconscient, ce n’est pas lui qui nous fait la guerre. En revanche pendant le virus la lutte des classes continue, s’accentue même, nous ouvrant comme toute crise grave (et la notion de crise est centrale dans la pensée de Marx) deux champs du possible : soit une nouvelle offensive autoritaire et austéritaire du Capital pour faire payer le peuple en renflouant à coups de milliards les parasites de la finance, avec par exemple de prétendus partenariats privé-public ou encore la Caisse des Dépôts et Consignations, championne d’une santé privatisée privilégiant quelques créneaux juteux...soit une résurgence des luttes, une vraie alternative avec contrôle public de tous les secteurs-clés, et l’avancée vers une anthropologie communiste[10] qui est en germe un peu partout : ainsi beaucoup s’aperçoivent que ces fonctionnaires censés être inutiles, et ces autres salariés à la fois mal payés et qui « coûtent », bref toutes celles et ceux « qui ne sont rien », sont en réalité complètement indispensables ; ou encore, modestes « signes des temps »[11] ces applaudissements de 20h qui rendent plus compliquée la casse programmée de l’hôpital public ; ou encore mais non pas enfin, ce tollé féministe qui a provoqué les excuses du journal Le Parisien suite à sa Une avec photos de quatre mâles sur quatre, chargés de nous raconter « le monde d’après »[12].

Le monde d’après ? Le champ des possibles est là, ouvert devant nous ; il nous appartient de le faire germer. Ici et maintenant.

Serge Ressiguier est professeur agrégé de lettres.

 

[1] 8 Avril 2020.

[2] Neuf fois le mot « germes » (traduction Jean-Pierre Lefebvre Capital I, E.S. 2016), voire quatorze fois (traduction d’origine Joseph Roy Capital I, Champs Classiques Flammarion) dans les trois livres du Capital ; bien entendu cette notion est constante chez Marx, même quand le mot « germe » n’est pas utilisé.

[3] Le « déjà-là du communisme », selon l’expression du grand philosophe Lucien Sève qui vient de décéder du coronavirus.

[4] Manifeste du parti communiste, fin de la partie 2.

[5] « Dire que la vie physique et intellectuelle de l’homme est indissolublement liée à la nature ne signifie pas autre chose sinon que la nature est indissolublement liée avec elle-même, car l’homme est une partie de la nature. » (Manuscrits de 44, E.S. de 1962, p 62).

[6] Dialectique de la nature p 141 (E.S. de 1968)

[7] Marx, déjà : « L’esprit même de la production capitaliste, axé sur le profit le plus immédiat » est « en contradiction avec l’agriculture, qui doit mener sa production en tenant compte de l’ensemble des conditions d’existence permanentes des générations humaines qui se succèdent. Un exemple frappant de ce fait est fourni par les forêts : il arrive qu’elles soient administrées à peu près dans l’intérêt général seulement lorsqu’elles ne sont pas propriété privée. » Le Capital III, 37 p 825 note 2.

[8] Dans une société communiste écrit Marx, « il faut que la société calcule d’avance la quantité de travail » pour produire des choses qui n’ont pas « d’effet utile quelconque » et ce « pour un temps assez long, un an ou même davantage », mais qui s’avèreront indispensables le moment venu…mais allez expliquer cela aux capitalistes, qu’il faut stocker des masques, des tests, des solutions hydro alcooliques, des respirateurs etc., sans parler de la recherche fondamentale (Le Capital II,16 p 276).

[9] Le Capital I, 10,2 p 268 (Champs Flammarion) ; (ou 8,2 p 233 trad. JPL) : « La même cupidité aveugle qui épuise le sol, attaquait jusqu’à sa racine la force vitale de la nation. Des épidémies périodiques attestaient ce dépérissement d’une manière aussi claire que le fait la diminution de la taille du soldat en Allemagne et en France. »

[10] Marx raillait une « anthropologie capitaliste » qui jonglait avec les notions d’âge ou encore de jour et de nuit afin de permettre aux capitalistes de faire travailler à mort les enfants (Capital I, 10,6 p 309 ; ou JPL 8,6 p 272). En creux, il suggère de cette façon une anthropologie communiste ; c’est un enjeu qui était cher au philosophe Lucien Sève.

[11] Le Capital I, Préface de la première édition (Champs Flammarion p 53) ; (ou JPL p 6).

[12] Une du journal Le Parisien, avec en photo ses 4 mâles sur 4 : « Ils racontent le monde d’après » (5 Avril 2020).

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