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Les Français sont nuls en économie. La chronique d’Acrimed dans Cause commune évoquait récemment ce « marronnier », comme on dit en termes journalistiques. Il n’est pas inutile de revenir sur le sujet car il est au cœur de la bataille d’idées menée par les dominants et il a une déjà longue histoire. « Vive la crise ! », ça vous dit quelque chose ?

La pression pour convertir les Français aux vertus du libéralisme économique est forte, permanente. Le Figaro Économie consacrait encore deux pleines pages l’été dernier à cette question, intitulées « Entre les Français et l’économie, l’incompréhension ». L’objectif est multiple. Il s’agit de déraciner une culture critique installée de longue date dans le paysage politique et dans l’imaginaire national, héritage entre autres du Front populaire et de la Libération. Les gourous libéraux partent régulièrement en guerre contre les manuels scolaires (et les professeurs d’économie en général) qui « manquent de pluralisme » (sic) et contre « la manière encore assez politisée dont nombre d’enseignants de sciences économiques et sociales conçoivent toujours leur mission, avec un tropisme sur les théories keynésiennes et une résistance marquée à l’orthodoxie libérale » (re-sic) : c’est Olivier Blanchard de Harvard, du Massachusetts Institute of Technology (MIT) et du Fonds monétaire international (FMI) qui parle.
Dans le cadre d’un « comité stratégique d’éducation financière », des dispositifs (de « vulgarisation économique ») sont mis en place en direction de la jeune génération par Bercy, par le ministère de l’Éducation (vers les classes de 4e), par la Banque de France aussi.

« Les Français nuls en économie, un refrain réconfortant car il signifie, en creux, que les Français résistent finalement à la propagande libérale. »

Il s’agit dans un même mouvement d’amener l’opinion, ainsi rééduquée, à acquiescer plus volontiers aux « réformes ». « L’insuffisance de culture économique a bien sûr un impact important sur les comportements en rendant difficile l’appropriation des réformes », estime Yann Algan, doyen de l’École d’affaires publiques et professeur d’économie à Sciences Po. Enfin cette pression vise aussi, accessoirement, à encourager les épargnants à se tourner vers la Bourse qu’ils semblent bouder. « Les Français n’ont pas toujours été nuls en économie », observe par exemple Anne de Guigné (Le Figaro) ; elle rappelle les héros de Balzac obsédés par la Bourse ; une presse pléthorique ne parlait alors que de ça, les placements, les rentes… Et puis quelques scandales sont passés par là (Panama, emprunts russes…). « Le capitalisme s’est coupé peu à peu des classes moyennes. En parallèle, le socialisme, unifié depuis 1905, gagne du terrain auprès des paysans, ouvriers, intellectuels, fonctionnaires… avant d’être supplanté sur sa gauche par l’Internationale communiste. La crise des années 1930 vient consommer le divorce entre les Français et l’économie. [...] Le culte de l’État a remplacé celui des entreprises ! »

Reconstruire l’imaginaire économique des Français !
D’où cet effort de longue haleine des dominants pour reconstruire l’imaginaire économique français. Les exemples abondent d’« experts » en libéralisme ces dernières décennies (voir l’écho médiatique du livre Le Défi américain de Jean-Jacques Servan-Schreiber, en 1967…). Mais un moment quasi fondateur de cette nouvelle offensive peut être datée : ce fut l’émission de télévision sur Antenne 2 intitulée « Vive la crise ! » du 22 février 1984. 1984 : l’année du grand retournement politique et économique de Mitterrand, son tournant vers la rigueur. Il fallait faire avaler la pilule. La télévision publique se livre à une « colossale » opération de propagande. Christine Ockrent, alors animatrice du JT, ouvre l’émission en annonçant une série de mesures d’austérité féroce décidées par le gouvernement et Max Gallo, porte-parole du gouvernement, les détaille : casse de la Sécurité sociale, augmentation du forfait hospitalier, déremboursement massif de médicaments, fin des allocations familiales pour certains foyers, baisse des retraites, des indemnisations des chômeurs, etc. Le coup de massue. C’est alors qu’apparaît Yves Montand qui assure que tout cela est faux mais que tout cela pourrait arriver car les Français sont « égoïstes », ils vivent au-dessus de leurs moyens, ils attendent trop de l’État, et ils seraient bien inspirés de consentir des efforts. Après Montand, voici les experts qui tiennent des propos catastrophistes : Michel Albert et Alain Minc, deux gourous bien en cour dans la mitterrandie et qu’on retrouvera tous les deux bien placés dans la nomenklatura sociale-démocrate et les lieux de pouvoir, financier notamment. L’émission fit vingt millions de téléspectateurs. Dès le 23 février, Libération sortait un cahier spécial « Vive la crise » qui poursuivait l’entreprise de propagande en version papier. Ainsi c’est la gauche social-démocrate (Joffrin/Montand/Libération/Minc) qui donna le coup d’envoi d’une campagne qui n’en finit plus.
Quelques exemples récents : « Les Français sont nuls en économie » (RTL, 12 novembre 2010), « Les Français sont nuls en économie », Challenges (17 novembre 2012), « Les Français sont-ils nuls en économie ? » (Contrepoint, 24 mai 2013), « Les Français sont nuls en économie » (Les Échos, 19 novembre 2015), « Les Français sont-ils nuls en économie ? » (Paris Match, 17 octobre 2017), « Pourquoi les Français sont nuls en économie » (Atlantico, 7 mai 2018) ; etc.
Cette insistance est quasiment totalitaire ; en même temps, ce refrain est réconfortant car il signifie, en creux, que les Français résistent finalement à la propagande libérale. Bonne nouvelle, non ?


Éternelle pédagogie de la soumission

Février 1984. L’heure avait sonné d’une « grande révolution culturelle occidentale » propre à « faire des citoyens assistés des citoyens entreprenants ». Mais, pour les architectes d’un tel projet, un préalable s’imposait. Il fallait expliquer : « Comme ces vieilles forteresses reléguées dans un rôle secondaire par l’évolution de l’art militaire, la masse grisâtre de l’État français ressemble de plus en plus à un château fort inutile. La vie est ailleurs, elle sourd de la crise, par l’entreprise, par l’initiative, par la communication. » Précédée d’une campagne tapageuse puis relayée par un supplément du quotidien Libération, une émission de vulgarisation économique allait s’y employer. Son titre : « Vive la crise ! ». La route était libre. Élue sur un programme de « rupture avec le capitalisme », c’est avec le socialisme que la gauche au pouvoir avait officiellement rompu. Devant un déficit commercial important, devait-on se résoudre à engager une politique de déflation susceptible de casser la consommation intérieure et de diminuer les importations, ou bien tenter une relance industrielle impliquant éventuellement le flottement du franc et sa sortie du système monétaire européen (SME) ? Le gouvernement avait tranché. Le 23 mars 1983, au terme de longues tergiversations, François Mitterrand choisissait le maintien dans le système monétaire européen (SME). La parenthèse de « l’autre politique » se refermait pour de bon. L’année 1983 se solderait par une croissance à peu près nulle (0,8 %), une baisse du pouvoir d’achat et le franchissement de la « crête des deux millions de chômeurs ». Le renoncement socialiste n’avait pas pour autant mis fin au travail des partisans d’une « solution libérale » de gauche.

Extraits de « Il y a quinze ans, Vive la crise », Pierre Rimbert, Le Monde diplomatique, février 1999.

Cause commune n°8 • novembre/décembre 2018