Surfant sur les critiques envers les « élites », notamment portées par les « gilets jaunes », le président Macron a annoncé en avril dernier la suppression de l’École nationale d’administration (ENA). Cette mesure va-t-elle permettre un recrutement plus démocratique de la haute fonction publique ou ne risque-t-elle pas, au contraire, de favoriser le management libéral ?
Apparemment le dossier de l’ENA est lourd. Les critiques à l’égard de cette école ne datent pas d’aujourd’hui. Le lecteur se souvient peut-être du pamphlet de Jean-Pierre Chevènement (il signait sous le pseudo de Jacques Mandrin) contre « l’énarchie. Les mandarins de la société bourgeoise », ouvrage qui fit quelque bruit en...1967. Plus tard, lors de la campagne présidentielle de 1981, le candidat communiste demanda la suppression de l’ENA.
Les pièces du dossier sont connues : les énarques forment une élite autoritaire, technocratique et bourgeoise ; ils ne reflètent pas la population, sont issus le plus souvent d’une caste parisienne et fortunée. Dans l’actuelle promotion Molière (2018/2019), seuls 19 % des élèves ont un parent ouvrier, commerçant, employé, agriculteur, artisan ou chômeur. La qualité de leur formation est aussi discutée, alignée sur la pensée unique libérale. Est mis en cause le système de classement final où les premiers de la liste raflent les meilleurs postes dans les « grands corps » comme on dit (Inspection générale des finances, Conseil d’État et Cour des comptes). Les élèves de la promotion Molière avaient d’ailleurs préparé une tribune de presse demandant la suppression de ces accès directs aux grandes institutions mais ils ont finalement renoncé à la publier.
Mieux ou pire : ces énarques pratiquent « le rétropantouflage », une pratique courante des membres de ces grands corps d’État partis dans le privé puis revenant dans l’orbite de l’État. On aboutit à une « élite » qui développe, comme l’écrit Alexandre Moatti, « un entre-soi décisionnel dans une zone grise de structures publiques et parapubliques toujours en expansion : agences, autorités de régulation, banques publiques d’investissement de type BPI ou Secrétariat général à l’investissement, stratégies d’expansion tous azimuts de la Caisse des dépôts ».
On pointe ainsi du doigt le rôle des énarques dans les partenariats public-privé (autoroutes, aéroports, barrages, transports), alors qu’ils se trouvent souvent des deux côtés de ces discussions d’affaire. Dans cet esprit, on évoque volontiers leur attitude dans les grands cabinets de consultants privés participant de fait aux politiques publiques.
« À l’origine, en 1945, l’ENA a été créée pour former dans un esprit progressiste les hauts cadres de la fonction publique, leur donner le sens du service public et de l’intérêt général. »
Bref, on leur reproche d’avoir perdu le sens de l’intérêt général et d’être à la solde de groupes de pression privés. Si cela ne concerne pas tous les membres des différentes promotions, cela est juste (voir l’extrait ci-dessous). Entre parenthèses, ces critiques n’ont guère dissuadé les actuels postulants de l’ENA. Au concours d’entrée 2019, pour 83 places, ils étaient 1731 candidats !
Il faut pourtant se souvenir qu’à l’origine, en 1945, l’ENA a été créée pour former dans un esprit progressiste les hauts cadres de la fonction publique, leur donner le sens du service public et de l’intérêt général. Sous l’occupation, en effet, cet encadrement avait, très majoritairement, trahi et collaboré. Et puis, jusque-là, on accédait à ces fonctions par concours (catégoriels), avec le risque de corporatisme et de népotisme. Le programme du CNR envisage « l’éviction dans le domaine de l’administration et de la vie professionnelle de tous ceux qui auront pactisé avec l’ennemi ou qui se seront associés à la politique des gouvernements de collaboration ». Il parle aussi « d’accéder à la culture la plus développée, quelle que soit la situation de fortune de leurs parents, afin que les fonctions les plus hautes soient réellement accessibles à tous ceux qui auront les capacités requises pour les exercer et que soit ainsi promue une élite véritable, non de naissance mais de mérite, et constamment renouvelée par les apports populaires ». C’est dans cette perspective qu’est créée l’ENA, selon la volonté convergente du chef du gouvernement, le général de Gaulle, et du ministre d’État chargé de la Fonction publique, Maurice Thorez. C’est ce dernier qui signe les décrets fondateurs de l’école.
Au fil du temps s’est posée la question d’ouvrir l’établissement à d’autres voies que le système éducatif (Sciences Po pour essentiel) ; il y eut la deuxième voie, interne, pour les membres de la fonction publique. Mais c’est en 1983 que le ministre communiste de la Fonction publique, Anicet Le Pors, proposa une troisième voie d’accès ouvert à des militants syndicaux, des dirigeants d’associations publiques et des élus. Après des débats assez vifs au parlement avec la droite, le principe fut accepté. Cette troisième voie allait permettre la formation d’une trentaine d’énarques. Si ces derniers se heurteront un temps à la mesquinerie d’une caste qui les considérait comme des membres de seconde zone, ils finiront par s’imposer.
Cependant l’expérience sera de courte durée. En 1990, à l’initiative de Michel Rocard, le principe de la troisième voie est dénaturé avec l’institution d’un concours qui efface de fait cet acquis démocratique. La troisième voie n’a pas échoué, elle a été rejetée : c’est ce que rappelle Anicet Le Pors en 2015 dans un article que lui demandent les Cahiers de la fonction publique (CFP) où il défend l’idée d’un « élitisme de masse ». L’histoire de cet article est instructive, et symptomatique du mépris persistant des dominants. Il était titré « La troisième voie d’accès à l’ENA victime de l’élitisme bourgeois ». La revue censura ce titre et l’article fut publié dans un encadré compact intitulé « Tribune libre »….
On laissera la conclusion à Anicet Le Pors : « À gauche, on a longtemps vu dans l’ENA une manière d’être progressiste par rapport au système de recrutement népotique qui existait avant. C’était l’ambition de Maurice Thorez. C’était et c’est toujours la mienne, puisque je pense qu’il faut réformer l’ENA, et non pas la supprimer, en réservant de nouveau la troisième voie à des militants syndicaux, des dirigeants d’associations publiques et des élus. »
Fonctionnaires ou mercenaires
On peut reprocher aux énarques de ne pas avoir plus énergiquement protesté contre ce shopping des positions de pouvoir et d’argent que certains d’eux pratiquent. Et là encore le conformisme de l’enseignement de l’ENA, son alignement sur la vulgate néolibérale, cette incapacité à revendiquer et affirmer la légitimité de l’action publique, de l’intérêt général, l’outillage intellectuel bien plus sophistiqué que celui du privé qu’ils demandent, oui, tout cela a alimenté les critiques. En ce moment, faisons attention : le projet de réforme de la fonction publique prévoit de généraliser le recours au contrat, y compris, et peut-être surtout, dans les postes de direction. La suppression de l’ENA prend alors tout son sens : en finir avec une école qui n’est pas tout à fait une business school, se débarrasser des références historiques encombrantes puisque directement issues de la Résistance et, à la place, prendre des « managers » pour faire des piges avant de partir dans le privé (cela se fait, mais là, ce serait beaucoup plus fluide et fréquent), des managers qui seraient des mercenaires, sans ce lien avec les fonctionnaires qui fait qu’aujourd’hui le fonctionnaire le plus modeste, le plus mal payé, partage le même statut général que le plus haut des serviteurs de l’État.
Axel Trani, ancien élève de l’ENA, membre de la Fondation Copernic (in l’Humanité, 13 mai 2019).