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En ces temps de mondialisation sans limites, tous les coups sont permis. La guerre économique de tous contre tous passe aussi par l’espionnage. Illustration avec la note de la Direction générale de sécurité intérieure (DGSI) rendue publique l’hiver dernier. Son verdict est net : les Américains espionnent – et pillent – sans vergogne l’économie française. Où l’on redécouvre que l’espionnage est le bras armé de la sacro-sainte loi du marché.

C’est une note, de six pages, de la DGSI, laquelle dépend du ministère de l’Intérieur. Elle est datée du 12 avril 2018 et intitulée « Panorama des ingérences économiques américaines en France ». Elle est rédigée en termes choisis, soutenus, comme diraient certains, mais catégoriques : l’Amérique espionne et pille l’économie française. La note a été rendue publique le 14 novembre dernier, quelques jours – comme par hasard – après la visite de Trump en France, où ce dernier avait fait preuve de beaucoup de désinvolture, irritant pas mal de monde…

Un pillage systématique de l’économie nationale
L’alerte des policiers français est sérieuse : les Américains se livrent à un pillage systématique de l’économie nationale. Et cette mauvaise manière suit un cheminement assez simple finalement. Tout commence par l’espionnage. La méthode est assez éloignée des agitations à la James Bond. L’espion américain version 2019 a plutôt le profil d’un avocat, d’un cabinet d’avocats plus exactement. Poussez la porte d’un cabinet d’avocats anglo-saxons à Paris et vous pouvez être sûrs de vous retrouver en face d’un (une) membre de cette sulfureuse corporation. Comment procèdent-ils ? Ils ciblent une société X, cotée pour sa haute maîtrise technologique (énergie, transports, santé, par exemple), collectent des données de base, testent les points forts et les points faibles, sollicitent l’avis d’employés de ladite société sous couvert d’expertise, avec colloque, audition et voyage à la clé.
Dans un deuxième temps, place à la corruption, plus ou moins franche. Très vite voici les pressions ou/et la judiciarisation avec des amendes à la clé.
Frédéric Pierucci, par exemple, qui fut cadre dirigeant chez Alstom, se retrouve dans les geôles de l’oncle Sam. Il explique ses mésaventures dans un essai intitulé Le Piège américain (éditions J.C. Lattès) : les Américains ont mis au point une procédure, la Foreign Corrupt Practices Act (FCPA), qui leur permet d’« embastiller quiconque, quelle que soit sa nationalité, à partir du moment où il est soupçonné d’avoir commis un délit de corruption d’agents publics étrangers susceptibles d’être reliés d’une manière ou d’une autre au territoire américain ». Et d’une manière ou d’une autre, cela signifie que si le contrat est en dollars, si les mails ont été échangés via des serveurs basés aux États-Unis genre Gmail ou Hotmail, l’affaire est lancée… Depuis les attaques de septembre 2001, « les services de renseignements américains sont prêts à tout pour espionner n’importe qui et sous n’importe quel prétexte » (ibidem).
Troisième étage de la fusée : arrivent les vrais crocodiles, les fonds financiers, fonds activistes ou sociétés américaines concurrentes qui investissent, inondent (financièrement parlant) et phagocytent. On peut prendre l’exemple de la société Technip. Ce parapétrolier français était dans le collimateur des services US (voir extrait). Marié en 2017 avec l’américain Food Machinery Corporation (FMC), Technip va avoir, ce mois de mai 2019, une direction 100 % américaine. Gouvernance, rémunérations, management, tout est américanisé avec la prise de contrôle orchestrée par le nouveau P-DG texan Douglas Pferdehirt.
On peut imaginer le même scénario avec Alstom, racheté par General Electric alors que les liens de ce géant américain avec le département américain de la Justice, la DOJ, sont avérés. C’est tout un savoir-faire vital pour les intérêts énergétiques français qui est ainsi purement et simplement transféré aux États-Unis. Cité par Le Figaro du 14 novembre 2018, un préfet « très au fait des questions de sécurité » confie : « 60 % des activités des services américains restent centrées sur la recherche de renseignements stratégiques. Tous les moyens sont bons pour faire vivre leur patriotisme économique. » Le même « expert » ajoute : « Il fut un temps pas si lointain où les services américains ont été lourdement suspectés d’avoir piégé les ordinateurs de Bercy. »
On reprendra en conclusion cette interrogation de Frédéric Pierucci, dans son livre : « Je ne comprends toujours pas que nos gouvernants ne s’opposent pas avec plus de fermeté à ce racket américain… Nous sommes devenus les spectateurs de notre propre décrépitude. » Plaignez-vous de cette vassalisation assumée, de cet atlantisme banalisé et on vous répondra (avec l’accent de Houston) : mon pauvre ami, mais c’est la loi du marché.


Méfiez-vous de vos amis

Les acteurs américains déploient une stratégie de conquête des marchés à l’export qui se traduit, à l’égard de la France en particulier, par une politique offensive en faveur de leurs intérêts économiques. […] Les secteurs ciblés correspondent à des domaines d’avenir présentés de longue date comme stratégiques par les autorités américaines, dont l’aéronautique, la santé et plus généralement le monde de la recherche. […] Cette stratégie qui vise à favoriser les entreprises américaines aux dépens de leurs concurrents étrangers est déployée par des entités tant publiques que privées – administrations, entreprises, cabinets d’avocats et de conseil, etc. – qui œuvrent de concert et déploient un arsenal de dispositifs et mesures économiques et juridiques. […] Les entreprises françaises évoluant dans ces secteurs font l’objet d’attaques ciblées, notamment par le biais de contentieux juridiques, de tentatives de captation d’informations et d’ingérence économique. […] Dans un contexte très concurrentiel (l’aéronautique), où les États-Unis se prêtent à des manœuvres pour favoriser Boeing sur des marchés prometteurs, le groupe Airbus connaît des difficultés conjoncturelles depuis quelques années pour plusieurs de ses programmes (A380, A320, A400M). L’avionneur européen est également vulnérable sur le plan judiciaire et cherche à se mettre en conformité afin d’éviter de lourdes sanctions. […]  Airbus fait actuellement l’objet d’audits de conformité en matière de lutte contre la corruption. C’est dans ce cadre qu’interviennent en son sein des cabinets d’avocats américains […] qui disposent depuis 2015 d’un accès privilégié à des données stratégiques du groupe. […] Les informations de toute nature saisies auprès des cadres d’Airbus permettent de cartographier tous les intermédiaires et contacts du groupe, ainsi que ses axes de développement à l’international […]  Ces avocats sont en contact avec des administrations américaines. Ces cabinets avaient également été missionnés par Alstom et Technip dans des procédures analogues ayant abouti à de lourdes condamnations pour les deux groupes français. […] Les acteurs américains, publics ou privés, ont ciblé à plusieurs reprises la recherche et l’innovation françaises en proposant des financements à des organismes de recherche ou à des entreprises innovantes, afin de soutenir des programmes ou des projets de développement à l’international. […]  La DGSI a également identifié l’intérêt marqué des acteurs économiques pour les sociétés spécialisées dans la gestion des données médicales, conduisant à l’acquisition de plusieurs sociétés françaises spécialisées dans le traitement de ce type d’informations. […] Les domaines d’excellence française sont particulièrement exposés. […] Les PME ne se sont pas suffisamment armées et les grands groupes français semblent également vulnérables, privilégiant des stratégies de repli et d’évitement afin de ne pas s’exposer. »
Note de la DGSI, 12 avril 2018.

Cause commune n° 11 • mai/juin 2019