Le travail sénatorial du groupe Communiste, républicain, citoyen et écologiste, dans le cadre de l’examen du projet de loi pour une école de la confiance, éclaire le contenu régressif de cette loi – atteinte à la liberté d’expression des enseignants, mise en concurrence des établissements, accroissement des inégalités territoriales et sociales, privatisation rampante de l’enseignement, etc. (interventions des 14/21 mai 2019).
En peu de temps, sans recourir à la procédure législative, vous avez profondément modifié l’organisation, les finalités et le fonctionnement de l’Éducation nationale, en transformant considérablement l’enseignement professionnel, le baccalauréat, le lycée et les programmes. À ces bouleversements majeurs s’ajoutent les restrictions considérables imposées à l’accès à l’enseignement supérieur par la loi relative à l’orientation et la réussite des étudiants, que votre collègue continue de nous présenter comme une remédiation strictement technique au recours illégal au tirage au sort. Progressivement, parents et enseignants comprennent que toutes ces réformes font système et que, loin d’être dictées par des nécessités pratiques, elles sont inspirées par une pensée politique globale, que vous n’assumez pas. Parents et enseignants mesurent, de plus en plus, le décalage profond qui existe entre les déclarations officielles et la réalité telle qu’ils l’éprouvent dans les établissements. Cette distorsion entretient du doute, de l’inquiétude et, finalement, de la suspicion. Élus de terrain, nous avons mesuré, ces dernières semaines, combien la défiance était grande envers des mesures dont nos concitoyens perçoivent qu’elles sont dictées par des objectifs dont on leur cache le dessein essentiel. Vous avez parlé de « bobards », Monsieur le ministre ; nous percevons surtout de l’incompréhension, du soupçon et de la méfiance. La loi que vous nous proposez aujourd’hui aurait pu être l’occasion d’une déclaration clarificatrice sur vos intentions politiques véritables. La commission de la culture du Sénat a considéré qu’elle était, tout au contraire, bavarde, peu lisible et confuse. L’objet de cette loi était de rétablir la confiance entre le corps enseignant, son ministère de tutelle et les parents. Je crains qu’elle n’entretienne davantage la défiance.
Une attaque ciblée contre la liberté d’expression des enseignants
Ce ciblage passe notamment par l’article 1er « qui demeure toujours aussi dangereux pour l’exercice de la citoyenneté des professeurs. Fonctionnaires, bien évidemment soumis à des devoirs, ceux-ci n’en sont pas moins des citoyens, qui ont d’ailleurs pour mission de former d’autres citoyens, de futurs citoyens ».
Ce ciblage ajoute au code de l’éducation un article évoquant le rôle central des enseignants dans le service public de l’Éducation nationale et la société et rappelant la référence au statut des fonctionnaires d’État.
L’objectif réel de cet article 1er est de constituer une base codifiée dans le cadre d’affaires disciplinaires. En effet, si le statut de 1983 oblige le fonctionnaire aux devoirs d’obéissance, de discrétion, de secret professionnel et de neutralité, il maintient la liberté d’opinion et d’expression des agents. Sauf que le nouvel article du code de l’éducation permettrait de légaliser un certain nombre de pratiques comme celle de convocations d’enseignants qui auraient contesté le gouvernement et soutenu des mobilisations.
Les enseignants, par cet article 1er, seront mis au pas et rappelés à une obligation de silence. Jean-Michel Blanquer a d’ores et déjà annoncé que « l’article 1er pourra être utilisé lorsque des personnels de la communauté éducative chercheront à dénigrer auprès du public leurs collègues et de manière générale l’institution scolaire, y compris en dehors du service ».
La fin du CNESCO et de l’évaluation indépendante
Dans la liste des cibles du ministre, le Conseil national d’évaluation du système scolaire (CNESCO) qui disparaît, par le biais de l’article 9, au profit d’un conseil d’évaluation de l’école (CEE). Il ne s’agit pas d’un changement sémantique, le CEE sera bien différent du CNESCO. Ce dernier évalue les politiques publiques en matière d’éducation nationale et produit une certaine quantité de rapports depuis sa création ; il est composé de quatre parlementaires, deux représentants du CESE, huit personnalités qualifiées (principalement des enseignants). Le CEE sera, lui, composé de quatorze membres dont dix nommés par le ministère, dont le mandat sera réduit et verra ses missions modifiées. Il n’évaluera plus les politiques publiques d’Éducation nationale mais évaluera les méthodes des enseignants. La commission a permis en partie de revenir sur cet article en diminuant le poids du ministère mais n’a pas proposé le retour des organisations syndicales qui siégeaient dans le cadre du CESE. Cette disparition du CNESCO au profit du CEE « va généraliser une mise en concurrence des établissements et entériner une logique profondément inégalitaire ».
Les ESPE deviennent des INSPE
Ce projet de loi déborde sur le domaine de l’enseignement supérieur. Les écoles supérieures du professorat et de l’éducation (ESPE) sont renommés, par l’article 10, Institut national supérieur du professorat et de l’éducation (INSPE), et voient leur gouvernance modifiée par l’article 12. Le directeur de l’institut sera dorénavant nommé par arrêté conjoint des ministres de l’Éducation nationale et de l’Enseignement supérieur et la Recherche suite à des auditions menées par le recteur et le président de l’université et non plus suite à un vote par le conseil de l’ESPE. Les présidents d’université pourront dorénavant, en parallèle, présider le Conseil académique restreint, aujourd’hui présidé par des enseignants-chercheurs, et avoir en charge les questions de recrutement et d’avancement de carrière dans les universités.
Inégalités et management
L’article 6 crée les établissements publics locaux d’enseignement international (clairement orientés vers les représentations diplomatiques et les centres d’affaires). Ces groupes maternelle-élémentaire-collège-lycée financés par les collectivités territoriales et des fonds privés délivreront des cours en plusieurs langues à des enfants sélectionnés sur dossier avec le recours à des personnels pouvant être mis à disposition par des États étrangers. Sur cette question précise, il faut rappeler que, jusqu’à la réforme de Najat Vallaud-Belkacem en 2016, il existait déjà des enseignements assurés par des personnels non enseignants mis à disposition par les représentations de pays étrangers. Il s’agissait des ELCO (enseignements de langues et cultures d’origine) qui permettent à des enfants d’apprendre sept langues (l’arabe, le portugais, le serbe, le turc, le croate, l’italien et l’espagnol). La réforme avait fait grand bruit car elle avait été l’objet d’une intox du Front national et d’une partie de la droite car l’enjeu était de généraliser l’accès aux ELCO (ce que les deux partis susnommés avaient pris pour un « on va apprendre l’arabe à tous les enfants dès le CP ») en permettant de suivre les enseignements dès le CP (et non plus le CE1) et en automatisant une information aux familles sur l’existence de ces enseignements. En parallèle, il s’était agi de confier ces cours à des personnels de l’Éducation nationale et non plus aux personnels diplomatiques.
« L’objet de cette loi était de rétablirla confiance entre le corps enseignant, son ministère de tutelle et les parents. Je crains qu’elle n’entretienne davantage la défiance.»
Pierre Ouzoulias, sénateur PCF des Hauts-de-Seine
Les établissements publics locaux d’enseignement international, qui n’ont d’ailleurs de public que le nom puisqu’ils pourront être financés par des dons privés, continuent par exemple, malgré les correctifs cosmétiques qui leur ont été apportés, d’entériner une logique profondément inégalitaire.
Un article 6 quater, qui consistait en la création d’établissements publics des savoirs fondamentaux (EPSF), qui engendrait un certain nombre de problèmes, a été retiré du texte voté le 21 mai par le Sénat. Au motif de créer un « continuum pédagogique » entre les écoles et les collèges, il était prévu de créer (sur la base du volontariat) des structures fusionnant les deux échelons.
Par ailleurs, la création de ces EPSF posait la question de la territorialisation de l’enseignement. En effet, on parle de regroupement des établissements selon les bassins de vie, sans déterminer quelle est la superficie de ces derniers. C’est exactement la même notion qui a dicté la réforme du lycée de Jean-Michel Blanquer et qui conduit déjà à ce que certains jeunes ne puissent pas suivre les enseignements de spécialité qu’ils souhaiteraient.
Élargissement du champ des expérimentations
L’article 8 du projet de loi Blanquer prévoit que ces expérimentations peuvent concerner l’organisation pédagogique de la classe, de l’école ou de l’établissement, la liaison entre les différents niveaux d’enseignement, la coopération avec les partenaires du système éducatif, les échanges avec des établissements étrangers d’enseignement scolaire, l’utilisation des outils et ressources numériques, la répartition des heures d’enseignement sur l’ensemble de l’année scolaire dans le respect des obligations réglementaires de service des enseignants, les procédures d’orientation des élèves et la participation des parents d’élèves à la vie de l’école ou de l’établissement.
Ce texte accroît encore les inégalités entre les établissements en élargissant le champ des expérimentations (annualisation du temps de travail des enseignants, rapprochement école/collège, procédures d’orientation) et en réduisant les garanties censées permettre l’égalité d’accès et de traitement aux services publics (suppression de l’évaluation annuelle, droit de regard du CNESCO...). La question qui se pose au niveau structurel est celle du maintien d’une égalité entre les établissements, puisque l’élaboration d’expérimentations demande du temps et des ressources que tous les directeurs d’école ne pourront pas mobiliser. Cela est d’autant plus problématique que les expérimentations sont un des leviers permettant de s’affranchir de la carte scolaire. Des établissements n’hésiteront pas à jouer la concurrence. Finalement, cela interroge sur les conditions de travail des enseignants et la qualité de l’accueil des enfants.
Des professionnels dans les INSPE
Il faut relever que les intervenants en INSPE (qui formeront donc les prochains enseignants) seront en partie constitués de professionnels issus
des secteurs économiques. On se retrouve une nouvelle fois avec l’image d’enseignants totalement déconnectés du monde professionnel, avec la volonté de soumettre les services publics aux méthodes managériales du secteur privé.
Une gestion de la pénurie
Pour donner un exemple, un élève de Seine-Saint-Denis perd, entre la maternelle et la terminale, un an de sa scolarité pour cause d’absence de professeurs non remplacés. L’article 14 permet à des assistants d’éducation inscrits dans un établissement préparant un master de se retrouver en responsabilité dans une classe, et ce dès la licence. Ainsi, au motif de faire de la formation professionnalisante, Jean-Michel Blanquer met en place un système permettant de pallier, à moindre coût, le manque d’enseignants.
Il aurait pu être plus intéressant de mettre en place une véritable mise en situation professionnelle encadrée par des enseignants confirmés, en mettant dans la même classe l’AED (assistant d’éducation) et l’enseignant concerné.
L’âge de la scolarité
Si nous avons soutenu la scolarisation des enfants dès l’âge de 3 ans, nous regrettons que l’élargissement des compensations financières décidé par notre assemblée ne soit pas allé jusqu’à couvrir toutes les communes, notamment celles qui financent déjà sur leurs fonds propres les dépenses liées aux maternelles publiques. Du coup, cette mesure symbolique, en particulier en métropole, n’est pas le véritable progrès social qu’elle devrait être. Le grand gagnant sera l’enseignement privé.
« Notre système scolaire à deux vitesses ne répond aucunement au véritable enjeu, qui est d’en finir avec la reproduction des inégalités ; au contraire, il risque de les aggraver. C’est à sa démocratisation que la France devrait s’attaquer. »
Céline Brulin, sénatrice PCF de Seine-Maritime
L’article 2 revient sur la règle 6-16 ans pour étendre l’âge obligatoire de scolarisation de 3 à 16 ans (98 % des enfants sont aujourd’hui scolarisés entre 3 et 5 ans), l’article 3 dispose que la contribution des communes ou EPCI aux dépenses de fonctionnement des classes élémentaires sous contrat d’association des établissements privés est étendue à celles des classes maternelles et l’article 4 précise qu’à compter de la rentrée 2019 l’État attribue aux communes de manière pérenne les excédents de dépenses par rapport à l’année précédente, occasionnées par les dispositions de l’article 3. Même si cette revendication de scolarisation des enfants à partir de 3 ans est une revendication de longue date pour la gauche, il est difficile de s’en réjouir pour plusieurs raisons. Si le gouvernement est tenu de mettre en place un fonds de compensation en direction des collectivités territoriales, cela ne va concerner que les communes qui jusqu’ici n’accueillaient pas les enfants dès 3 ans (donc seulement un tiers environ). Les communes qui, depuis plusieurs années, ont fait le choix politique d’accueillir les enfants dès 3 ans, ne verront aucune compensation de leur investissement. Cette réforme de la scolarisation obligatoire est essentiellement construite pour le secteur privé qui va récupérer la moitié du fonds de compensation. Le texte conduit à étendre aux écoles maternelles privées sous contrat l’obligation de financement à laquelle les communes sont déjà astreintes.
Le texte prévoit également un article 3 bis créant une obligation de formation de 16 à 18 ans. Loin d’une scolarisation jusqu’à 18 ans, cet article englobe dans l’obligation de formation les formations sous statut scolaire (voie générale, professionnelle et technique, technologique), sous statut spécifique (apprentissage), dans le cadre d’un service civique ou d’un emploi, voire dans le cadre de l’occupation ou de la recherche d’emploi. Globalement, ce droit à la formation est tellement large qu’il en perd tout sens. La question de son applicabilité se pose notamment dans le cadre des jeunes sans emploi et plus scolarisés qui devraient être pris en charge par les missions locales pour deux raisons : les missions locales fonctionnent sur la base du volontariat, elles n’ont pas le pouvoir de « convoquer » des jeunes à des formations ni de les assurer qu’il y aura un fonds de compensation, il s’agit ici de 20 millions d’euros pour 2 millions de jeunes potentiellement concernés.
L’accompagnement des enfants en situation de handicap
La mise en place des pôles inclusifs d’accompagnement localisés (PIAL), signe un renversement de logique dans l’accompagnement des enfants en situation de handicap. Dans un contexte de restrictions budgétaires, les besoins de l’institution scolaire sont rendus prioritaires par rapport à ceux des enfants. Nous n’avons malheureusement pas pu approfondir la question de la situation des accompagnants de ces enfants, la plupart de nos amendements ayant malheureusement été déclarés irrecevables. Tout concourt pourtant à concevoir un nouveau métier de l’éducation, dans le cadre de la fonction publique, car il n’est pas acceptable que les accompagnants des élèves en situation de handicap (AESH), qui font un travail indispensable, continuent de vivre avec des salaires si faibles, sans formation, sans statut, ni reconnaissance. On le voit dans les académies qui mettent déjà en place la mutualisation, les AESH n’atteignent quasiment jamais un temps complet. La mutualisation sert de justificatif au fait qu’il « y aura moins de besoins ».
Au-delà, c’est le cœur du texte qui demeure le principal problème : notre système scolaire à deux vitesses ne répond aucunement au véritable enjeu, qui est d’en finir avec la reproduction des inégalités ; au contraire, il risque de les aggraver. Après avoir réalisé la massification de l’enseignement, c’est à sa démocratisation que la France devrait s’attaquer. Voilà qui serait de nature à restaurer la confiance.
Les sénatrices et sénateurs du groupe CRCE ont voté contre le projet de loi ainsi amendé lors du vote solennel qui s’est déroulé mardi 21 mai 2019. Le groupe CRCE a voté contre ce texte qui suscite toujours, avec raison, la défiance parmi les parents d’élèves, les enseignants, les élus locaux et tous ceux qui sont attachés à l’idéal de l’école républicaine. Nous avons la conviction que leur mobilisation n’est pas derrière nous, au contraire. Vous pouvez compter sur nous, Monsieur le ministre, pour aller chercher, un à un, les postes qui permettront de concrétiser la promesse présidentielle de réduire à vingt-quatre le nombre d’élèves par classe, de la grande section au CE1 [...] Nous resterons vigilants pour empêcher que des dispositions rejetées ou supprimées soient réintroduites par voie réglementaire, comme il est bien trop souvent possible de le faire en matière d’éducation.
Cause commune n° 12 • juillet/août 2019