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Intervention en séance publique lors d’Éric Bocquet, sénateur PCF du Nord, lors de la première lecture au Sénat du projet de loi de finances pour 2020.

Madame la présidente, Messieurs les ministres, mes chers collègues, voilà maintenant plus de deux mois que le gouvernement fait assaut de communication pour vendre à l’opinion pu­blique ce budget comme étant la réponse à la crise des « gilets jaunes ».
Cette crise n’est ni une simple saute d’humeur ni un coup de colère passager. Le mouvement des gilets jaunes est le produit de la crise sociale profonde que connaît notre pays depuis trop d’années. Le problème est ancien, donc, mais la politique que vous menez depuis deux ans et demi, Messieurs les ministres, n’a fait qu’aggraver la situation.

Que nous dit le mouvement  des gilets jaunes ?
D’abord que nos concitoyens ne supportent plus de n’être ni entendus, ni compris, ni même parfois considérés comme faisant partie de la population par un pouvoir jugé technocratique et arrogant, donnant l’impression de prendre des décisions davantage en suivant une logique de « tableau Excel » qu’en étant immergé dans la vie réelle.
Ces sentiments sont largement partagés par ceux dont le président Macron a dit un jour qu’ils « ne sont rien » ou qui ne figurent pas parmi les bienheureux « premiers de cordée ». Plus que jamais, notre société est profondément fracturée. Il y a eu « la France d’en haut et la France d’en bas » de notre ancien collègue Jean-Pierre Raffarin, la « fracture sociale » pointée en son temps par le candidat Jacques Chirac. La « France périphérique » d’aujourd’hui se révolte et dit sa colère de ne pouvoir mener une vie décente, une vie tout simplement normale.

« Le nouveau cadeau pour le capital [la baisse de l’impôt sur les sociétés], représente 2,5 milliards d’euros en moins pour notre budget, nos hôpitaux, nos retraités, nos communes et le financement de la transition écologique. »

Notre République va mal parce que notre société connaît des inégalités de plus en plus fortes. Les rapports successifs, notre vécu quotidien le démontrent régulièrement.
Votre politique, quoi que vous puissiez en dire, aggrave cette situation. En 2018, le taux de pauvreté a augmenté de 0,6 % pour atteindre 14,7 % de la population ; près d’une personne sur sept vit sous le seuil de pauvreté dans notre pays, la sixième puissance économique mondiale, la troisième sur le plan de l’Union européenne.
Concrètement, au-delà de ce pourcentage, ce sont 400 000 personnes qui ont basculé dans la pauvreté, laquelle concerne aujourd’hui plus de 9 millions de nos concitoyens. Ce chiffre en hausse se trouve être le plus élevé depuis 2011 et n’a été dépassé qu’à deux reprises depuis vingt-trois ans, en 1996 et en 2011.

Du côté des « premiers de cordée », où en sommes-nous en cette année 2019 ?
Ne soyez pas inquiets, mes chers collègues, soyez même enthousiastes, car de ce côté-là tout va bien, merci pour eux ! Ces « premiers de cordée » ont toutes les raisons de se féliciter des choix économiques et fiscaux du gouvernement de Monsieur Macron. Les mesures sociofiscales mises en place par le gouvernement en 2018 ont augmenté le niveau de vie des Français de 1,1 %, mais elles ont surtout avantagé les 10 % les plus aisés de nos concitoyens. Cette catégorie a gagné 790 euros de pouvoir d’achat par an en moyenne, contre 130 à 230 euros pour le reste de la population.

« La réduction dogmatique de la dépense publique nous a conduits dans l’impasse. Pour sortir de cette impasse, il aurait fallu s’attaquer aux près de cinq cents niches fiscales, qui représentent un total de 100 milliards d’euros. »

Les plus grands bénéficiaires des réformes de l’exécutif ont bien sûr été les détenteurs de capital. Le remplacement de l’ISF par l’IFI a notamment entraîné pour les ménages concernés une hausse du revenu disponible estimée à 10 000 euros. Selon l’Institut des politiques publiques, l’effet cumulé des mesures fiscales et sociales prises en 2018, en 2019 et en 2020 entraîne une hausse de ce revenu de plus de 23 000 euros pour les 0,1 % les plus riches. Concrètement, cela concerne les foyers fiscaux dont le revenu annuel est supérieur à 700 000 euros. Telle est la réalité, la traduction concrète de vos choix, Messieurs les ministres.
Après le « grand débat », plus rien ne devait être comme avant. Nous allions entrer dans l’acte II du quinquennat, et ce budget allait donc traduire en mesures concrètes le virage social annoncé. Vous nous dites vouloir rendre du pouvoir d’achat aux Français. Le récit est peaufiné, millimétré et colporté à l’envi via média et réseaux sociaux. Le gouvernement ne revient pas sur les mesures fiscales en faveur des plus riches, engagées en 2018… Nous sommes loin d’un tournant social, il s’agit davantage d’une pause tactique de votre part.

Votre maître mot, dans la présentation de ce projet de budget, c’est la baisse des impôts
Présentée ainsi, l’affaire paraît séduisante. Cela signifie qu’il y aura mécaniquement moins d’argent dans les caisses de l’État, mais derrière une communication tonitruante se dissimule une tout autre réalité que celle affichée : moins d’argent dans les caisses se traduit par de l’austérité pour nos services publics et moins de crédits pour répondre aux urgences sociales et climatiques. Vous l’avez confirmé, la baisse de l’impôt sur les sociétés va se poursuivre. Des milliards d’euros vont être accordés sans condition, alors que certains grands groupes continuent de délocaliser leurs usines à l’étranger, dans des pays à bas coûts de production.

« Le mouvement des gilets jaunes est le produit de la crise sociale profonde que connaît notre pays depuis trop d’années. »

Ce nouveau cadeau pour le capital représente, en fait, 2,5 milliards d’euros en moins pour notre budget, nos hôpitaux, nos retraités, nos communes et le financement de la transition écologique. Ce n’est pas l’impôt qui est le problème, c’est l’injustice fiscale ; il faut la combattre. L’impôt donne à l’État les moyens de construire une société solidaire et juste. Je reprendrai à mon compte cette phrase de Henry Morgenthau, secrétaire d’État au Trésor du président Roosevelt dans les années 1930 : « Les impôts sont le prix à payer pour une société civilisée. »
Le consentement à l’impôt s’appuie sur des principes de justice fiscale, de progressivité et, surtout, sur l’idée que personne ne doit échapper à l’impôt, notamment les contribuables les plus importants.
À ce propos, Messieurs les ministres, nous sommes demandeurs d’informations détaillées sur la mission qui fut confiée à la Cour des comptes le 25 avril dernier par le président de la République lors de sa conférence de presse clôturant le grand débat. Cette mission consistait en une évaluation du montant de la fraude et de l’évasion fiscales pour notre pays. Un rapport devait être rendu avant le débat budgétaire au Parlement.
Nous sommes le 21 novembre, le texte arrive au Sénat et nous n’avons plus aucune nouvelle. Cela est d’autant plus inquiétant que dans ce projet de loi de finances ne figure aucune véritable mesure de lutte contre l’évasion fiscale. Est-ce à dire que vous considérez que le problème serait complètement et définitivement réglé ?

« En 2018, le taux de pauvreté a augmenté de 0,6 % pour atteindre 14,7 % de la population ; près d’une personne sur sept vit sous le seuil de pauvreté dans notre pays, la sixième puissance économique mondiale, la troisième sur le plan de l’Union européenne. »

Nous défendrons de nombreux amendements lors des débats à venir. La justice fiscale étant notre boussole, nous proposerons le rétablissement de l’ISF, ainsi qu’un barème de l’impôt sur le revenu comportant un nombre plus élevé de tranches afin que les petits revenus paient moins et les plus gros davantage. Nous présenterons également des amendements visant à réformer la TVA, pour la rendre faible sur les produits de première nécessité, forte sur les produits de luxe, considérant que le commerce du luxe se porte à merveille : il connaît une hausse de 10,8 % en 2019 selon les revues spécialisées.
Voilà un effet de ruissellement évident de la suppression de l’ISF et de la mise en place du PFU [prélèvement forfaitaire unique].
Oui, Messieurs les ministres, ce sont bien les plus modestes qui subiront les effets de vos choix économiques et fiscaux. Votre baisse de l’impôt sur le revenu ne profitera évidemment pas à ceux qui ne gagnent pas assez d’argent pour être imposables. Vous proposez de faire des économies sur la santé, le logement, l’assurance chômage, les APL de nouveau, la vie étudiante et nos services publics de proximité. Vous avez fait le choix très libéral de vendre nos bijoux de famille avec la privatisation des groupes Aéroports de Paris et Française des jeux.
Selon votre conception, pour que le travail paie, il faut passer par la caisse d’allocations familiales, avec la prime d’activité, par l’État, avec les baisses d’impôts, ou par la Sécurité sociale, avec les allégements de cotisations.
Bref, c’est à la solidarité nationale, c’est-à-dire à nous toutes et tous, de payer ces augmentations de salaires. On n’augmente pas vraiment les salariés, alors même que la distribution des dividendes bat encore des records cette année dans notre pays.

La suppression de la taxe d’habitation, qu’en est-il ?
Dans votre stratégie de communication, vous mettez en avant la restitution de pouvoir d’achat aux Français par le biais de la suppression de la taxe d’habitation. Cela est séduisant, mais il convient ici de bien analyser les conséquences de cette décision pour les collectivités. Cela vaut pour les communes, mais aussi pour les départements, qui ont clairement exprimé leur désaccord avec votre proposition de remplacer la taxe d’habitation des communes par la taxe sur le foncier bâti, perçue jusque-là par les collectivités départementales, d’autant que l’année de référence serait 2017 et non 2019. Lors du récent congrès de l’Assemblée des départements de France (ADF), les présidents de département, dans leur diversité politique, ont exprimé clairement leur opposition à cette mesure. De très nombreux départements connaissent déjà une situation financière très tendue. Ils considèrent aussi que les propositions gouvernementales demeureront inacceptables si les départements ne conservent pas de la liberté. C’est bien là une deuxième pierre d’achoppement, celle de l’autonomie financière des collectivités. Le projet de compenser les pertes par une part de TVA contrevient à ce principe : seul l’État a la maîtrise des taux de cette taxe, sans parler des aléas que le produit de celle-ci peut subir en fonction de l’intensité de la consommation, et donc de la croissance économique. Certes, on nous promet la compensation à l’euro près, mais les élus sont échaudés. Nous avons déjà entendu cette histoire, et nous savons que le respect de ses engagements par l’État peut être bien aléatoire. Décidément, Messieurs les ministres, le compte n’y est pas pour les départements !

Services publics, transition énergétique
Dans nos communes et les territoires ruraux, la disparition des services publics se confirme d’année en année. Là encore, la revendication de leur maintien s’est fortement exprimée lors du grand débat et au travers du mouvement des gilets jaunes.
On cherche également dans ce projet de loi de finances la marque d’une grande ambition en matière de transition énergétique et de lutte contre le réchauffement climatique. Ce projet de budget pour 2020 ignore, comme l’urgence sociale, l’urgence climatique.

« Les plus grands bénéficiaires des réformes de l’exécutif ont bien sûr été les détenteurs de capital. Le remplacement de l’ISF par l’IFI a notamment entraîné pour les ménages concernés une hausse du revenu disponible estimée à 10 000 euros. »

Certes, on évoque une augmentation de 800 millions d’euros des crédits pour la transition écologique. Si Bercy a distribué un petit livret vert pour vendre ses actions, les choses ne bougent guère sur le fond. Les experts s’accordent à estimer qu’il faudrait investir 30 milliards d’euros dans la transition écologique. Les taux des emprunts sont actuellement négatifs pour les prêts d’une maturité allant jusqu’à quinze ans pour notre pays. C’est le moment ou jamais de profiter de cette occasion historique.
Les besoins sont clairement identifiés. Il faudrait rénover 7 millions de logements qui sont de véritables passoires thermiques, au rythme d’au moins 700 000 logements par an. Nous en sommes aujourd’hui péniblement à 250 000, dont seulement 40 000 rénovations complètes. À l’évidence, nous prenons du retard.
Sur la thématique des transports, il y a trop peu dans votre projet de budget pour investir massivement en faveur des transports ferroviaires, quasiment rien pour le fret, pour améliorer le transport des voyageurs avec davantage de dessertes et des billets moins chers.
Dans le même ordre d’idées, le gouvernement serait bien inspiré d’accompagner les collectivités qui sont de plus en plus nombreuses à s’engager en faveur de la gratuité des transports collectifs.

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Et la fraude fiscale
Le temps est venu d’une autre politique budgétaire, d’une autre logique de gestion. La réduction dogmatique de la dépense publique nous a conduits dans l’impasse. Il faut, Messieurs les ministres, changer le logiciel de votre politique. Pour sortir de cette impasse, il aurait fallu s’attaquer aux près de cinq cents niches fiscales, qui représentent un total de 100 milliards d’euros.
Le seul crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE), aujour­d’hui transformé en baisse des charges patronales, aura coûté 100 milliards d’euros depuis sa création pour créer péniblement 130 000 emplois, nous dit-on. Vous n’annoncez rien de neuf en matière de lutte contre toutes les pratiques d’évitement de l’impôt toujours à l’œuvre dans notre pays. Des dizaines de milliards d’euros échappent à la collectivité. C’est une lutte sans merci qu’il faut livrer contre ces pratiques scandaleuses. Il y a là des ressources abondantes à récupérer pour relever les grands défis de notre temps.
Dans cet esprit, nous déposerons un amendement sur les crédits de la mission Gestion des finances publiques en vue de la création d’un observatoire de la fraude fiscale, excellente idée lancée avec fracas il y a un an, perdue aujourd’hui dans les limbes de la communication politique. Cette idée, nous la reprenons à notre compte, et ce gouvernement, nous en sommes convaincus, ne manquera pas de la saluer et de la soutenir.
Certes, notre pays n’est pas une exception dans le monde, mais toutes les estimations disponibles montrent qu’en France les montants de la fraude sont très élevés. La multiplication des affaires prouve d’ailleurs que celle-ci se sophistique et qu’elle demeure extrêmement coûteuse.
Il faut aussi relever que les effectifs du contrôle fiscal baissent depuis plusieurs années, ce qui se traduit par une baisse du nombre des contrôles et, par conséquent, par une baisse des résultats du contrôle fiscal : toujours cet écart saisissant entre une communication brillante et abondante et la réalité des choix faits par votre gouvernement !
Pour conclure, ce projet de budget est très loin de répondre aux aspirations légitimes exprimées dans notre pays de manière de plus en plus marquée. Un budget, c’est l’outil de la justice sociale, de la justice fiscale et du progrès pour la société. Monsieur Macron « président des riches », voilà une étiquette dont vous aurez du mal à vous débarrasser, à l’instar du fameux sparadrap du capitaine Haddock dans L’Affaire Tournesol !

Cause commune n° 14/15 • janvier/février 2020