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Invité dans la matinale de France Inter le 25 juin, Thierry Ardisson expliquait à Léa Salamé les raisons de son départ de C8 et livrait quelques considérations sur l’état de la télévision actuel. Un moment radiophonique digne d’une mauvaise fable, où le cynisme de Thierry Ardisson réinterroge quant à la domination, dans le champ médiatique, des animateurs-producteurs se revendiquant de la « télévision populaire ».

Le 18 mai, Thierry Ardisson annonçait son départ de C8 et l’arrêt des émissions des « Terriens », dont la dernière a été diffusée le 15 juin. « Je ne veux pas faire de la télé low cost sous le joug des comptables », déclarait le baron de la télévision à Bolloré dans un communiqué. En cause : le nouveau budget alloué par le milliardaire, à hauteur de 5 millions d’euros pour la prochaine saison, au lieu du double accordé les années précédentes.
L’occasion pour Léa Salamé de le recevoir dans la matinale de France Inter le 25 juin. Avec en prime, un « clash » garanti en présence de l’humoriste Charline Vanhoenacker qui, quelques jours plus tôt, disait être ravie de la disparition de l’émission de l’animateur, qu’elle qualifiait de putassière. Et on peut dire que ça n’a pas loupé, tant les grands média se sont jetés sur « l’accrochage », le « malaise », le « règlement de comptes », le « tacle » de Thierry Ardisson qui « s’enflamme » (L’Express) ou « fracasse Charline » (Voici). Charmant. Un buzz bien mitonné, facilité par la communication de France Inter sur les réseaux sociaux, ayant contribué à masquer certaines considérations livrées par Thierry Ardisson sur la télévision actuelle, qui, quant à elles, méritent un petit temps d’arrêt.

« On n’attrape pas les mouches avec du vinaigre »
On connaît la propension de Thierry Ardisson à se revendiquer de « la télévision populaire ». Il en serait même l’incarnation, par opposition (binaire et stérile) aux média dits « élitistes » et « bien-pensants », parmi lesquels est rangé France Inter. Un antagonisme fantasmé par toute une galaxie de personnalités adeptes du « on ne peut plus rien dire », elles-mêmes omniprésentes dans les média. Galaxie, soit dit en passant, avec laquelle Thierry Ardisson est fort à l’aise… et qui le lui rend bien.
De la télévision façon Ardisson, il fut donc notamment question au cours de l’interview. L’animateur esquisse en effet sa définition : « Une télévision de talk-show, une émission d’accueil, où on peut recevoir à la fois des gens très populaires et à la fois des gens plus cultivés, plus intellectuels. Ce mélange-là, cette curiosité-là, bah oui, ça se perd, ça se voit. » Où l’on comprend donc que, pour Thierry Ardisson, on ne peut pas être à la fois « populaire » et « cultivé ». Une certaine conception de la culture populaire… Et de prolonger…
Léa Salamé : Vous dites que la culture à la télé doit être « spectacularisée », qu’est-ce ça veut dire ? Ça veut dire qu’on ne peut pas recevoir Michel Houellebecq, Philippe Sollers, Bret Easton Ellis, si on ne met pas un humoriste avant et une nana de la téléréalité après ?
Thierry Ardisson : Ça a été ma conception, c’est-à-dire que je pense qu’on n’attrape pas les mouches avec du vinaigre et que, si vous voulez, pour intéresser les gens, comme vous dites, à Bret Easton Ellis ou Tom Wolfe ou peu importe, il faut qu’ils soient là, d’abord, et ensuite il faut qu’ils se disent : « Après, il y aura un truc marrant donc je vais me taper ça. » Parce que la culture, c’est pas obligatoire si vous voulez, les gens ils n’ont pas envie de se cultiver à ce point-là.
Belle conception en effet, qui résume assez bien la vision paternaliste de Thierry Ardisson vis-à-vis des classes populaires, auxquelles le maître devrait apporter l’éducation – ou, tout au moins, sa conception de l’éducation ! Cette réponse résume également le principal souci des tenants du système médiatique, qui consiste surtout à attirer le « public-mouche »… avec le « vinaigre de formats ultra standardisés » ?
Car on peut penser – sans trop s’avancer – que les intérêts des classes populaires importent bien peu à des producteurs millionnaires comme Thierry Ardisson, qui veille surtout à sauvegarder une position dans le système médiatique, l’œil rivé sur les logiques d’audimat. Et qui privilégie, plus que l’intérêt du public, la manière dont il aime « faire de la télé » et le petit entre-soi avec lequel il aime le faire. Une position qui lui permet, évidemment, de promouvoir les invités, les idées et les représentations du monde qu’il souhaite promouvoir. Certes, ces choix peuvent entrer en résonance avec des aspirations « populaires ». Mais pas nécessairement.

« La représentation des catégories socioprofessionnelles est en complet décalage avec la structure sociale réelle. Elle construit une image d’une société déformée, largement plus favorisée que ce qu’elle est en réalité. »

D’autant moins nécessairement que les animateurs-producteurs constituent en réalité un groupe relativement homogène. De Cyril Hanouna à Nagui en passant par Yann Barthès, quelques « businessmen du PAF » accaparent des pans entiers de la télévision, et investissent, comme le mentionnait dernièrement Capital, « dans une kyrielle d’activités, loin des plateaux d’enregistrement. Par passion ou pour assurer leurs arrières » (sic) ! De ce fait, leur position sociale n’a plutôt rien à voir avec les « gens des classes populaires » auxquels ils prétendent s’adresser. Et force est de constater que les émissions de talk-show ou les magazines culturels ne laissent guère de place au pluralisme, tant les formats et les dispositifs sont standardisés et les programmations, starifiées au profit du copinage, calquées sur les agendas promotionnels des invités en question et en concurrence les unes avec les autres.
D’ailleurs, on peut dire qu’en matière de déconnexion avec la réalité des classes populaires, Thierry Ardisson est un bel exemple, dont l’habitus se révèle dès le début de l’interview face à Léa Salamé :
Léa Salamé : Tout le monde se serre la ceinture, on est dans une période de vaches maigres, pourquoi est-ce que… [Coupée]
Thierry Ardisson : Ah bah ! j’ai vu par exemple qu’il n’y avait pas de croissants sur France Inter.
LS : Oui, ben voilà par exemple, il n’y a plus de croissants…
TA : Non, mais faut le dire, faut le dire ! Non, non, mais faut le dire ! La 1re radio du 5e pays du monde, du 6e peut-être maintenant, et il y a pas de croissants, je veux dire… C’est Bolloré qui a racheté France Inter ? [...]
LS : Pourquoi est-ce que vous ne devriez pas vous aussi vous serrer la ceinture ?
TA : D’abord, parce que je suis Thierry Ardisson.
LS : Ça veut dire quoi ça ?
TA : Ça veut dire que quand je vais chez Hermès acheter un porte-cartes, je le paie 300 euros alors qu’il y a pour 40 euros de veau. Voyez ce que je veux dire ? C’est-à-dire qu’on paie la marque, on paie le savoir-faire, on paie l’image. Ce que C8 achetait avec moi, c’était évidemment l’audience que je pouvais apporter mais c’était aussi l’image de marque auprès des annonceurs. Évidemment que Dior ou des gens comme ça, ils préféraient annoncer chez moi.
De l’épisode « caprice pour un croissant », on pourrait dire qu’il est anecdotique s’il n’était pas en parfaite cohérence avec les habitudes de shopping de Thierry Ardisson, dont l’arrogance a probablement laissé Alain Delon sur le tapis. Rompu à toutes les stratégies financières du système médiatique
– qu’il expose, certes, avec une certaine lucidité – l’animateur, dont le salaire (uniquement pour les émissions des « Terriens ») s’élève à 20 000 euros mensuels, n’a jamais caché sa volonté de faire de l’argent avec la télévision.

« Les ouvriers (12 % de la population totale selon les données du CSA) ne représentent que 4 % des personnes entendues à la télévision. »

Mais à malin, malin et demi, puisqu’il a évidemment trouvé en la personne de Bolloré un capitaliste plus vorace que lui ! Qu’à cela ne tienne, Thierry Ardisson a plus d’un tour dans son sac pour sauver la « télévision populaire »… En réponse à Léa Salamé, qui évoque Netflix, Amazon, ou Orange Cinéma Séries (OCS) pour sa reconversion, le « baron noir » expose ses ambitions :
« Écoutez, vu l’attitude de Bolloré, plutôt que de se vendre au grand capital, peut-être qu’il faut se vendre au très grand capital. Peut-être que c’est là qu’est encore l’argent si vous voulez. »
L’éducation populaire comme seul cap, on vous dit ! Mais « populaire » à la seule condition que les spectateurs ne la ramènent pas trop : « On peut plus rien dire à cause des réseaux sociaux. Donc c’est vrai que c’est beaucoup moins marrant de faire de la télé comme ça en tout cas. » La fameuse « dictature des réseaux sociaux », symptôme de la décadence d’une époque : d’autres petits producteurs et animateurs du monde médiatique, comme Laurent Ruquier, le constatent aussi, versant dans le « on ne peut plus rien dire sur quoi que ce soit… »
Et c’est pour signer sa profonde attache aux intérêts des classes populaires, et à leur « éducation », que Thierry Ardisson en termine par une ode. Émancipatrice, bien entendu.
Léa Salamé : Vous seriez ministre de la Communication et de la Culture, vous feriez quoi ?
Thierry Ardisson : Je ferais du service public un vrai service public, c’est-à-dire quelque chose qui apprend aux gens. Quand je vois qu’on a supprimé votre émission « Stupéfiant » par exemple…
LS : Non, elle n’est pas supprimée, mais bon, passons. Et donc vous feriez quoi ?
TA : Et donc voilà. D’abord, je virerais 6 000 personnes parce que c’est comme ça qu’on pourra rétablir les finances.
LS : Oh là, vous dites ça sur France Inter…
TA : Mais oui, absolument.
Charline Vanhoenacker : Vous virez des gens quand même alors ? C’est dommage, on aurait pu réengager les gens que vous allez virer en partant.
TA : Ah bah ! oui, si vous voulez, vous voyez bien qu’il y a quatre fois plus de gens sur France Télévisions que sur M6 ou sur TF1. On peut faire marcher des chaînes de télé avec beaucoup moins de gens.
Sans nul doute. Il paraîtrait même que, dans certains pays, le temps de travail hebdomadaire serait limité à 120 heures.

Les producteurs, et les ouvriers
L’éternel débat opposant les émissions dites « élitistes » aux média dits « populaires » compose très souvent avec un grand absent : la question des logiques qui président à la fabrication des émissions et de la position sociale qu’occupent celles et ceux qui sont chargés de les penser et de les produire. Car on l’a vu, les producteurs qui dominent actuellement le champ médiatique – tant dans les média privés que publics – n’évoluent évidemment jamais dans les classes populaires. Et quand ces dernières s’engagent dans un mouvement social d’ampleur, comme ce fut le cas avec le mouvement des gilets jaunes, elles expriment à la fois une défiance vis-à-vis des émissions de « débat » qui leur sont proposées par les chaînes mainstream (qui, soit dit en passant, les dénigrent), et inventent à leur tour d’autres formats, voire d’autres média…

« Les producteurs qui dominent actuellement le champ médiatique – tant dans les média privés que publics – n’évoluent évidemment jamais dans les classes populaires. »

Si le champ médiatique était structurellement régi par autre chose que des logiques financières, si les animateurs-producteurs n’exerçaient pas une prédation aussi forte sur le paysage télévisuel et sur son contenu, si le recrutement des journalistes ne favorisait pas majoritairement les classes dominantes, peut-être y aurait-il un tant soit peu de place pour que les classes populaires – au nom desquelles prétendent parler les barons de la télévision – puissent penser elles-mêmes d’autres formats et d’autres contenus . Bien sûr, de tels espaces existent déjà dans la sphère dite « alternative ». Mais ils restent marginaux dans l’océan des média dominants.
Une première étape consisterait déjà, tout simplement, à ce que les classes populaires soient représentées à l’écran. Commentant le dernier baromètre de la diversité du CSA (fictions, divertissements et programmes d’information), l’Observatoire des inégalités indiquait à nouveau que les ouvriers (12 % de la population totale toujours selon les données du CSA) ne représentent que 4 % des personnes entendues à la télévision. […] Seulement 0,7 % des personnes entendues à la télévision sont perçues comme étant en situation de précarité. Des personnes qui sont souvent des personnages secondaires à l’antenne. [...] Les cadres y sont quinze fois plus présents que les ouvriers et sept fois plus souvent qu’ils ne le devraient si le temps d’antenne était réparti en fonction de leur part dans la population. Cette représentation des catégories socioprofessionnelles est en complet décalage avec la structure sociale réelle. Elle construit une image d’une société déformée, largement plus favorisée que ce qu’elle est en réalité.
Et la télévision façon Ardisson ne fait pas tellement basculer le déséquilibre, donnant, elle aussi, la part belle, parmi ses invités, à l’entre-soi du petit monde médiatique. Car tout aussi « paillette » que soit le bilan du « baron noir », ce n’est pas non plus chez lui que les classes populaires se seront vraiment vues ou représentées. Pas plus que leurs conditions d’existence et de travail, leurs aspirations ou leurs intérêts. Les mouches, ça peut rapporter gros, mais pas question d’en avoir trop sur son plateau…

Cause commune n° 13 • septembre/octobre 2019