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Depuis le 5 décembre, un décompte du temps consacré à la question de la réforme des retraites dans le JT de 20 h de France 2 donne un résultat sans trop de surprise. C’est bien aux « galères » des usagers et aux conséquences négatives des grèves que le service public a réservé la plus grande part de son précieux temps d’antenne.

Comment le JT de 20h de France 2 a-t-il traité le projet de réforme des retraites, ainsi que les mouvements de grève et manifestations qu’il a suscités au cours du mois de décembre ? Cette question mérite d’être posée à plusieurs égards. Tout d’abord, pour rendre compte de la manière dont les média traitent – et en l’occurrence maltraitent – une mobilisation d’une dimension historique au moins comparable au mouvement social de 1995. Les journaux télévisés de TF1 et France 2 continuent de jouer un rôle majeur (et prescripteur) dans le paysage médiatique, rassemblant tous les soirs, à 20 heures, une audience importante (près de 5 millions de téléspectateurs chacun, selon Médiamétrie). Leur étude permet ainsi de donner un aperçu significatif du traitement médiatique général.
Le JT de 20 h de France 2 a par ailleurs cette particularité d’être diffusé sur une chaîne de service public. On pourrait à cet égard attendre, de la part de sa rédaction, un souci du pluralisme des points de vue plus important que sur les média privés ; même si une première analyse, à la veille du 5 décembre, montrait que ces attentes étaient déjà déçues…
Pour étudier le traitement de la question des retraites par la rédaction de la chaîne publique, nous proposons d’effectuer un décompte précis du temps accordé à ses différents aspects dans le JT de 20 h de France 2. La période concernée s’étend du 5 décembre, date de la première manifestation contre le projet de réforme, au 31 décembre compris1.
Premier constat : dans cet intervalle, les sujets et reportages traitant de la question des retraites ont occupé près de 5 heures d’antenne, avec une moyenne quotidienne de 10 minutes et 20 secondes (avec des variations importantes selon les périodes, comme nous le verrons plus loin). Le temps moyen du JT étant de 36 minutes, cela représente environ 29 % des JT en moyenne sur la période étudiée. La question des retraites a donc été amplement traitée par le 20h de France 2.

« De manière générale, le temps accordé aux grévistes et à leurs soutiens demeure très largement inférieur à celui dédié aux “galères” des usagers et aux conséquences négatives des grèves et mobilisations. »

On peut distinguer quatre grandes catégories de sujets portant sur la réforme des retraites, par ordre d’importance, selon le temps qui leur est accordé :
- La première catégorie est celle des « galères » des usagers et autres conséquences négatives des grèves et actions associées. Elle est la plus traitée dans les JT de la chaîne publique, et représente en moyenne 4 minutes 24 secondes par jour, soit 43 % du temps dédié à la question des retraites. Mis à part le 31 décembre, des sujets sur les « galères » ont été programmés tous les soirs dans le 20h de France 2.
- La deuxième catégorie concerne le suivi des négociations entre le gouvernement et les syndicats. Elle représente 2 minutes 15 secondes par jour, soit 21% du temps consacré aux retraites.
- La troisième catégorie recouvre les analyses de fond ou le décryptage des mesures du projet du gouvernement, ou des « concessions » proposées. Elle représente 1 minute 57 secondes par jour, soit 19% du temps dédié aux retraites. Cette catégorie et la précédente occupent une place plus importante dans le 20h au moment des annonces du gouvernement, des mobilisations et des négociations avec les syndicats.
- La quatrième et dernière catégorie concerne le traitement des grèves et manifestations et des témoignages de grévistes et de leurs soutiens. Elle représente 1 minute 44 secondes par jour, soit 17 % du temps dédié aux retraites. C’est donc la catégorie la moins importante des quatre.

Quand les « galères » écrasent l’information sociale
Au vu de ce décompte global, un second constat s’impose : la rédaction du JT de France 2 a choisi d’accorder la part la plus importante de son temps d’antenne aux « galères » des usagers et autres conséquences négatives de la grève : 2,5 fois plus de temps qu’aux manifestants, aux grévistes et à leurs mobilisations.
Le graphique de la page précédente récapitule le temps dédié à la réforme des retraites en pourcentage du temps total du JT ; et en particulier le temps accordé aux « galères » et conséquences négatives ; et aux témoignages de manifestants et de grévistes et à leurs mobilisations :
On observe plusieurs « pics » dans le traitement de la question des retraites par le 20h de France 2, qui correspondent aux dates des manifestations (5, 10, 17 et 28 décembre) et des « temps forts » dans le processus de négociations entre le gouvernement et les syndicats (annonces d’Édouard Philippe le 11 décembre, démission de Jean-Paul Delevoye le 16 décembre, « marathon » de négociations des 18 et 19 décembre).
Les quatre grandes manifestations correspondent aux périodes où les manifestants, grévistes et leurs soutiens bénéficient du plus important temps d’antenne. À travers des sujets dédiés aux mobilisations, avec une appréhension souvent « comptable », ainsi qu’une attention portée à la détermination (ou à l’essoufflement) des grévistes : « Combien de temps tiendront-ils ? » (5 déc.) ; « Une grève partie pour durer » (9 déc.) ; « Les grévistes toujours déterminés » (11 déc.) « Une mobilisation qui va durer ? » (17 déc.), sans oublier le traditionnel « Le mouvement s’essouffle-t-il ? » (30 déc.). Plus rarement, des sujets dédiés au quotidien des grévistes ou aux raisons de la colère : « Une journée de grève dans l’Yonne » (5 déc.) ; « Au cœur d’une assemblée générale » (6 déc.) ; « Papa, maman, la grève et moi » (13 déc.) ; « Une neurologue explique pourquoi elle se bat pour l’hôpital public » (17 déc.).
De manière générale, le temps accordé aux grévistes et à leurs soutiens demeure très largement inférieur à celui dédié aux « galères » des usagers et aux conséquences négatives des grèves et mobilisa­tions (seules exceptions, les journées des 5, 10 et 11 décembre, ainsi que le 31 décembre).
C’est tout particulièrement le cas
à l’approche de la mobilisation du 10 décembre. La veille, quatre sujets sont consacrés au « lundi noir », à « l’Île-de-France sous tension » ou encore aux « entreprises qui en pâtissent ».
Mais ce n’est pourtant rien comparé à la semaine qui a précédé les vacances de Noël : du 16 au 21 décembre, soit 6 jours, on ne compte pas moins de 21 sujets consacrés aux « galères » ! Soit en moyenne… plus de la moitié du temps consacré aux retraites (53%). Et si la rédaction opte souvent pour des marronniers (huit sujets sur les départs en vacances perturbés, par exemple), elle sait également faire preuve d’imagination : « Pas de métro, dodo au boulot » (17 déc.) ; « Les accidents de deux-roues en hausse » (17 déc.) ; « Des coupures de courant sauvages revendiquées par la CGT » (18 déc.) ; « Salles de spectacle, musées : la fréquentation en baisse » (19 déc.).

« Au fil des sujets, tout est présenté comme si le seul choix possible devait se faire entre une réforme “brute” telle qu’annoncée par le gouvernement et une réforme amendée de quelques “concessions” à différentes catégories de la population, ou allégée de certaines mesures. »

Dans le même ordre d’idées, au fil des JT, les victimes de la grève et des manifestations se multiplient, et en particulier l’économie, les entreprises et les commerçants (sujets traités dans les 20h des 5, 7, 8, 9, 12, 14, 15, 18 et 27 décembre), les cirques (25 déc.), l’Opéra de Paris (27 déc.) ou encore les restaurateurs (29 déc.). Une véritable hécatombe !
Mais les sujets consacrés aux « galères » d’une part et aux mobilisations sociales de l’autre n’épuisent pas l’ensemble des sujets concernant la réforme des retraites. Deux autres types de sujets occupent une partie importante du temps d’antenne : le suivi des négociations (21% du temps total des sujets consacrés aux retraites) et les décryptages et analyses des propositions (19%).

Un cadrage du débat qui exclut toute alternative
Sans surprise, le suivi du déroulement des négociations et de la « bataille de l’opinion » mobilise de nombreuses entrées de notre lexique pour temps de grèves et de manifestations. Là encore, les intitulés des différents sujets sont parlants : « Édouard Philippe joue la carte de l’apaisement » (6 déc.) ; c’est « le temps des concessions » (8 déc.) ; puis l’inénarrable Nathalie Saint-Cricq nous rassure : « La CFDT et le gouvernement sont condamnés à s’entendre » (12 déc.). Et pourtant, patatras : ils ne s’entendent pas.
La rédaction de France 2 s’interroge alors : « Que pourrait proposer Édouard Philippe aux syndicats ? » (17 déc.) ; puis vient l’espoir : alors que le gouvernement « lâche du lest » (20 déc.) apparaissent des « divisions dans les syndicats ». La semaine de Noël est l’occasion de moquer les grèves comme une lubie nationale (« Grève : une histoire à la française », 22 déc.) ; et de s’interroger sur des sujets de fond : « Faut-il réquisitionner des agents ? » (23 déc.). Avant de terminer le mois de décembre sur un satisfecit à Emmanuel Macron suite à ses vœux, puisque le président reste malgré tout « fidèle à son image de réformateur » (31 déc.).

« Quant aux propositions alternatives pour faire évoluer le système de retraites actuel, à l’instar de celles formulées par la CGT ou d’autres formations politiques, associatives et syndicales, elles sont tout simplement absentes du débat. »

La quatrième et dernière catégorie, celle des analyses et des « décryptages » des propositions du gouvernement, s’inscrit dans la même tendance. Quelques sujets isolés évoquent certes les conséquences néfastes de la réforme – ou adoptent du moins un certain recul critique : « Enseignants : les perdants de la réforme des retraites » (5 déc.) ; ou encore « Retraites : des projections trop optimistes ? » (12 déc.). Mais la plupart présentent la réforme des retraites sous un jour favorable. Plusieurs sujets expliquent ainsi que les pensions ou la valeur du point ne devraient pas baisser si l’on en croit… le gouvernement. « Réforme des retraites : un bonus pour commencer ? » (9 déc.) ; « L’interrogation des Français face au nouveau calcul de point » (13 déc.) ; « Réforme des retraites : les pensions vont-elles baisser ? » (17 déc.).
Et les « décrypteurs » du JT de France 2 ne se lassent pas de tenter de dénicher les « gagnants » de la réforme, tantôt les étudiants (9 déc.), les mères de famille (11 déc.), les agriculteurs (11 déc.), les titulaires d’un métier pénible (11 déc.) ou encore les veufs et veuves (12 déc.). À cela s’ajoute la chronique régulière des « gestes » et autres « concessions » du gouvernement accordés aux policiers (12 déc.), aux gardiens de prison, aux militaires, aux sapeurs-pompiers (16 déc.), aux pensions minimum (19 déc.), aux gaziers et électriciens (23 déc.), aux routiers (25 déc.) ou encore aux pilotes (26 déc.), voire aux danseuses et danseurs de l’Opéra (29 déc.). Au point que le vertige semble, un instant, saisir la rédaction du JT : « Jusqu’où iront les concessions du gouvernement ? » (26 déc.) Et face à tant de « cadeaux », que demande le peuple ?
Au-delà de la présentation des mesures et des concessions accordées, le 20h a une façon problématique de poser le débat : au fil des sujets, tout est présenté comme si le seul choix possible devait se faire entre une réforme « brute », telle qu’annoncée par le gouvernement ; et une réforme amendée de quelques « concessions » à différentes catégories de la population, ou allégée de certaines mesures (l’âge pivot par exemple). Ainsi le retrait de la réforme n’est-il pas envisageable, et renvoyé systématiquement à une position jugée « non constructive » (à l’opposé de celle des syndicats qualifiés de « réformistes », voire de « progressistes »). Quant aux propositions alternatives pour faire évoluer le système de retraites actuel, à l’instar de celles formulées par la CGT ou d’autres formations politiques, associatives et syndicales, elles sont tout simplement absentes du débat. La leçon est claire : il n’y a pas d’alternative (ou si peu).

8 janvier 2020.

1- Note méthodologique : notre décompte concerne le temps des différents sujets dédiés à la question des retraites, reportages et interventions des « experts » et éditorialistes en plateau. Il ne prend donc pas en compte les annonces du sommaire, lancements et transitions. Les intitulés des sujets figurant en annexe sont soit issus des bandeaux du JT, soit de leur intitulé sur le site de France 2.

Cause commune n° 16 • mars/avril 2020