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Il faut dire d’emblée que les guets-apens de Pascal Praud ou de David Pujadas, font pâle figure à côté des « Grandes Gueules » de RMC. Le 16 février, les chroniqueurs en place, largement épaulés par les deux présentateurs, ont rivalisé de vulgarité, de désinformation et de mépris pour faire l’éloge de la réforme et « casser du syndicaliste ». Avec, pour au moins deux d’entre eux, une déception : ça ne va pas encore assez loin.

Cette émission, on la connaît par cœur. Les chroniqueurs parlent plus fort les uns que les autres, prônant une « liberté de parole qu’on n’entend pas ailleurs ». Une formule essorée, tant la « réforme » de la SNCF bénéficie depuis quelques semaines d’un battage médiatique quasi unanime, qui rend les quelques articles et émissions divergentes inaudibles.
Le 16 février donc, pour « discuter » du sujet « Faut-il tout changer à la SNCF ? », Alain Marschall et Olivier Truchot sont en compagnie de Jacques Maillot,
ex-P-DG de Nouvelles Frontières, ayant « œuvré pour la libéralisation du ciel, ce qui ne l’empêchera pas plus tard de recevoir la légion d’honneur des mains de Jean-Cyril Spinetta, P-DG d’Air France » comme nous l’indique le site Tourmag. Ça commence donc plutôt bien, et tout en indépendance. La deuxième « grande gueule » est Charles Consigny, « juriste et romancier » , et la troisième, Gilles-William Goldnadel, présenté comme « avocat » – les mentions « polémiste de la droite extrême », « chroniqueur permanent chez Ardisson dans “Les Terriens du dimanche” » ou encore « rédacteur à Valeurs actuelles et au FigaroVox » ayant sans doute été malencontreusement oubliées…
Un plateau fort masculin qui nous a réservé le pire de ce dont peut être capable une émission de talk-show : désinformation et contre-vérités éhontées en plateau, absence évidemment totale de pluralisme, morgue, mépris et violence de classe à leur comble.

« Quoique singulières, “Les Grandes Gueules” ne font pas du tout exception dans le paysage médiatique, encore moins dans le traitement de la réforme de la SNCF par les média. »

« Vous n’allez pas faire la grève là ? Là c’est pas possible de faire la grève ! »
Mais commençons par le début : les trois chroniqueurs, comme les deux animateurs, sont d’accord sur l’essentiel : le rapport Spinetta est trop timide d’une part, et les syndicats se battent sans attendre, d’autre part, pour défendre ce que Gilles-William Goldnadel appellera au moins à trois reprises leur « vache sacrée ». Le reste ne sera que variations sur le nuancier de la pensée de droite dure. Une parole salariée représentée ? Oui, même deux ! Mais voyons dans quelles conditions…
Bruno Doucet, syndicaliste Sud-Rail, est invité à « s’exprimer » en duplex. Il parlera péniblement moins de deux minutes (sur une émission de trente-deux minutes au total), puis sera remercié par le présentateur. Ce qui ne l’empêchera pas d’être interrompu et agressé par un Gilles-William Goldnadel au zénith ce jour-là :
« Monsieur, c’est quand même une diversion. Vous nous parlez d’un projet futur qui va plomber les choses [la ligne Paris-Bordeaux et le partenariat public-privé avec Vinci, ndlr]. Nous, on vous parle d’un statut qui plombe actuellement [la SNCF] et depuis des décennies. Et c’est le Paris-Bordeaux qui explique les milliards de dette de la SNCF ? À qui vous allez faire croire ça ? À qui vous allez faire croire ?! À qui vous allez faire croire sérieusement ? Quand on vous contredit vous n’êtes pas content, vous n’empêcherez personne de… Vous n’allez pas faire la grève là ? Là c’est pas possible de faire la grève ! »
Et de poursuivre avec une arrogance toute sienne :
« C’est bien gentil d’entendre les personnels, mais je rêverais qu’on pose la question aux associations d’usagers de la SNCF. C’est encore une fois le bien à tous, pas seulement aux gens qui sont protégés par leur statut. C’est une réalité économique incontestable que c’est ce statut totalement dérogatoire par rapport aux autres gens qui plombe ! »

« Cette émission s’inscrit ainsi dans la pure continuité de la couverture médiatique à laquelle on assiste depuis des semaines, exhibant des plateaux complètement disproportionnés, ridiculisant avec morgue les syndicalistes invités, acclamant de concert la destruction du service public et la “nécessité de la réforme”. »

Exit le syndicaliste. Avant lui, c’est un cheminot qui fit les frais du mépris de classe et de la morgue des « grandes gueules » en général, et de Gilles-William Goldnadel en particulier. Extrait :
- Présentateur : Pascal, bonjour, vous êtes cheminot à Aubagne du côté des Bouches-du-Rhône [prenant un accent du Sud…].
- Pascal : Vous êtes complètement en décalage. Je suis jeune cheminot, je suis rentré il y a quatre ans à la SNCF et j’ai passé onze ans dans le privé avant. Est-ce que vous savez que quand je suis rentré dans la SNCF, j’ai accepté de perdre 800 euros par mois. […] Moi je travaille en gare de Marseille-Saint-Charles, je déplace les rames d’un dépôt à l’autre, je travaille en 3 x 8, je travaille le dimanche, je travaille les jours fériés et je gagne 1 600 euros nets par mois. 1 600 euros nets pour avoir passé le réveillon de Noël au boulot et pas avec ma famille…
- Jacques Maillot : Oui… Bon, pffff !
- Pascal : ... pour avoir passé la Saint-Sylvestre au boulot et pas avec ma famille. Quand j’en gagnais 2 400 avant.
- Charles Consigny : Vous êtes l’exception qui confirme la règle hein !
- Une des « grandes gueules » : C’est un choix que vous avez fait hein !
- Gilles-William Goldnadel : Vous êtes masochiste ?
- Pascal : [...] Non mais parce que j’avais vraiment une notion de service public […] et le rail, c’était une passion.
- Gilles-William Goldnadel : Ah ! d’accord.
L’arrogance et le mépris des invités en plateau n’auront d’égal que les contre-vérités dont ils useront tout au long de l’émission, en n’ayant notamment de cesse de répéter que les conducteurs de train partent en retraite à 52 ans. Nous nous contenterons de quelques extraits choisis, à commencer par Jacques Maillot :
- Spinetta est un modéré hein, c’est pour ça qu’il a été choisi. [...] Je rappelle concernant les départs à la retraite : un conducteur de train il part à 52 ans lui, faut être précis. Moi je trouve que ce rapport est très équilibré, il va tout à fait dans le bon sens et je dirais, c’est le minimum de ce qu’il faut faire ! [C’est le minimum syndical !].
- On n’est plus en 1995, on est en 2018, on doit pouvoir un petit peu avancer.
- Est-ce que Macron va tenir bon ?
- On évoque des ordonnances : à mon avis le bon système, ce serait de passer par ordonnances !
- J’ai pas dit qu’il fallait supprimer ces petites lignes : j’ai dit qu’il fallait enlever les trains. En plus ce sont des machines qui polluent actuellement et les cars ont fait d’énormes progrès. Moi je préconise qu’on mette des cars Macron au contraire.
Un fin écologiste donc, en plus d’être un fondamentaliste du marché. Vient le tour de Charles Consigny, obsédé par la retraite des cheminots (passée par magie à 50 ans, quelle aubaine !).
« Moi je crois que la SNCF s’est sabordée toute seule [...] et que maintenant ils n’ont que la monnaie de leur pièce. Et ils sont obligés de faire des réformes un peu substantielles s’ils veulent survivre. On ne peut pas indéfiniment partir à la retraite à 50 ans, annuler les trains au moindre prétexte, ne pas s’excuser quand il y a du retard ou quand des trains sont déprogrammés, et s’attendre à ce que ça continue éternellement. Ils ont une dette qui est en dizaines de milliards d’euros, il y a un moment où il faut faire des réformes. Moi je ne suis pas pour l’ensemble du rapport : je pense que la reprise de la dette par l’État est une solution lâche et insupportable, il n’y a pas de raison qu’à chaque fois que cette boîte est gérée avec les pieds, ce soit l’État derrière qui vienne récupérer. »
« Qu’il s’agisse d’une dette d’État induite par des politiques gouvernementales décidées main dans la main avec la direction sans que les travailleurs de l’entreprise soient concernés ne changera rien à l’affaire. Pas plus que Charles Consigny ne s’émeut, lui qui appelait à voter Sarkozy, du fait que l’État soit habitué à renflouer d’autres « boîtes gérées avec les pieds », comme il dit, les banques par exemple… Et de poursuivre :
« Ces petites lignes qu’on aime bien, qui desservent les petits bourgs de la France [...] il faudrait les supprimer pourquoi ? Parce que les gens partent à la retraite à 50 ans ! Moi c’est ça qui me révolte, c’est parce que cette entreprise est mal gérée, parce qu’il y a quarante ou cinquante personnes au service de la communication de la SNCF […] qui le vendredi à 15 heures finissent leur semaine, voire ne viennent pas le vendredi, et qui partent à la retraite à 50 ans. [...] Eh ben moi je pense qu’il faudrait garder ces petites lignes, et à l’intérieur de cette boîte, remettre tout le monde au boulot. Ce qui est le nerf de la guerre comme dans bien d’autres sujets en France, mais on n’a pas le droit de le dire parce que quand on le dit, immédiatement, il y a une levée de boucliers de gens qui vous expliquent que leur quotidien c’est Germinal quand ils finissent la journée à 17 heures. Donc je pense que ce rapport est plutôt lâche. »
- Présentateur : Germinal ou La Bête humaine plutôt !

« Ces types-là, ils sont complètement invirables »
On croyait avoir atteint le fond. Mais c’était sans compter sur Gilles-William Goldnadel :
- Je suis atterré que vous posiez encore la question « Est-ce qu’il faut passer en force ou pas passer en force ? » […] Le rapport de monsieur Spinetta est déjà particulièrement prudent, comme d’ailleurs son auteur, qui est considéré comme un homme estimable, mais un patron de gauche plutôt. Déjà, la méthode employée par le gouvernement de demander à un homme particulièrement prudent de faire un rapport sur lequel on va discuter avec les syndicats, c’est déjà pas une démarche d’une folle témérité. Maintenant je vais vous dire quelque chose : je me fous de ce que pense la CGT et monsieur Martinez. La SNCF, c’est notre bien à tous, ce n’est pas la propriété de Martinez ni même des syndicats !
- Présentateur : Il défend le service public au nom des clients et des Français.
- Jacques Maillot : Il parle jamais de client Martinez, il sait pas ce que c’est un client.
Et de renchérir, avec toute la vulgarité qui le caractérise, avec la fameuse « vache sacrée » du statut des cheminots : « Nous avons quand même été conditionnés depuis 1938, date de création de la SNCF, où on ne parle que des desiderata des syndicalistes et encore, du vacher sacré de cette vache sacrée qu’est pour eux cette entreprise qu’ils ont constamment pompée parce que ce statut est quand même d’une folie. […] Vous me dites que les cheminots, ils ont la garantie de travail à vie, mais même quand ils commettent une faute… Pour virer un type de la SNCF, il faut une faute lourde. Vous savez ce que c’est une faute lourde ? Ces types-là ils sont complètement invirables. […] Monsieur Spinetta ne se prononce même pas sur la retraite ! »
« Bien entendu que le gouvernement, s’agissant d’une réforme encore une fois extrêmement prudente, aille jusqu’au bout, c’est le minimum minimorum. »
« Le service public n’a pas l’obligation formelle de mettre des trains là où les gens sont peu nombreux. C’est une observation simplement logique : vous avez des petites lignes qui sont maintenant totalement sans aucun voyageur et ça coûte des milliards ! »
Et chacun de préconiser et prescrire, pour terminer et comme une cerise sur le gâteau, leurs recettes pour « tout changer à la SNCF » :
- Jacques Maillot : Y a deux lignes qui sont rentables, mais on ne paie pas le vrai prix, moi j’hésite pas à le dire. À la limite si on veut du Paris-Bordeaux rentable, faut augmenter les prix. Moi je ne suis pas un spécialiste de la SNCF hein, faut regarder. 
- Charles Consigny : Il faut augmenter les prix pour que les gens puissent partir à la retraite à 52 ans ? ! Moi je vous dis que si les conducteurs de train ne partent plus à la retraite à 52 mais à 65 ans, si les autres ne partent plus à la retraite à 57 mais à 65 ans, si on garde une personne pour la communication et non quarante et si on vire la moitié des gens qui sont dans les bureaux, croyez-moi qu’on pourra faire des billets de train raisonnables.
- Gilles-William Goldnadel : Ça me paraît une évidence comptable aveuglante ce que tu dis, et j’ajoute que ce rapport fait déjà se cabrer tous les syndicalistes qui menacent déjà de faire la grève… Je me permets de vous rappeler : pourquoi le gouvernement a calé lamentablement en 2016 ? C’est parce qu’ils ont menacé de faire la grève juste avant l’Euro et le président de la SNCF, comme le gouvernement, s’est déballonné totalement. Un, ce rapport est à la limite de la pusillanimité. Et, deuxièmement, c’est une spécificité française d’être obligé, et c’est curieux dans ce pays de la Révolution, de se battre pour mettre fin à des privilèges d’un autre temps. »
Nous n’avons plus de mots, si ce n’est ajouter que cette émission quotidienne est, selon les dernières estimations, suivie par près de sept cent mille auditeurs…

Quoique singulières, Les Grandes Gueules ne font pas du tout exception dans le paysage médiatique, encore moins dans le traitement de la réforme de la SNCF par les média. Teintée (et c’est le moins qu’on puisse dire) de poujadisme, cette émission piétine à l’extrême les règles du journalisme que foulent allègrement aux pieds bien d’autres émissions. Elle s’inscrit ainsi dans la pure continuité de la couverture médiatique à laquelle on assiste depuis des semaines, exhibant des plateaux complètement disproportionnés, ridiculisant avec morgue les syndicalistes invités, acclamant de concert la destruction du service public et la « nécessité de la réforme ».
Mais elle le fait en redoublant de vulgarité, de contre-vérités et de violence. Au gré de « blablatages » de comptoir, ses chroniqueurs de salon fulminent de plateau en plateau en s’autocongratulant de leurs privilèges, et donnent des leçons de sacrifice aux autres en aboyant contre leurs acquis sociaux. Cerise sur le gâteau : ils appellent ça « trans­gression ».

Acrimed

Cause commune n° 5 - mai/juin 2018