Comment et pourquoi sont-elles (difficilement) passées de l’ombre à la lumière ?
À partir du début de la mobilisation des gilets jaunes, on peut distinguer deux grandes périodes dans le traitement des violences policières par les grands média. La première, qui s’étend de fin novembre à début janvier, se caractérise par le désintérêt médiatique à l’égard de ces violences pourtant sans précédent. Le quasi-silence médiatique autour de la publication d’un rapport d’Amnesty International qui dénonçait « le recours excessif à la force par des policiers » pendant les mobilisations des gilets jaunes est significatif.
Au début, le silence de la majorité des grands média
Notre tour d’horizon des articles publiés dans les quotidiens, sous format papier ou numérique, témoignait ainsi, fin décembre, d’une couverture quasi nulle des violences policières par Le Monde et Le Parisien. Libération s’est distingué par une couverture un peu plus détaillée – dont une partie importante a été traitée via la page de fact-checking « Checknews » (vérification des faits, des nouvelles), où les vidéos de violences policières tournées par les manifestants ont été soumises à un examen de véracité. De manière générale, la couverture est restée bien timide au regard de ce qui a pu se faire à partir de la mi-janvier, et en comparaison – par exemple – avec celle d’un quotidien comme L’Humanité, et ce dès les premières mobilisations. Sur les principales chaînes de télévision, le constat est également celui d’une invisibilisation des violences policières. Arrêt sur images a publié un article, suite à l’observation des journaux télévisés de TF1 et France 2, au titre éloquent : « Aux JT, les violences policières n’existent pas ». Publié le 14 janvier, cet article fait un constat sans appel : huit semaines après le début du mouvement, malgré quatre-vingt-dix blessés graves, les deux principaux journaux télévisés français n’ont dédié chacun que deux sujets à part entière à la question des violences policières (les 6 et 7 janvier). Le dimanche 6 janvier, Laurent Delahousse, tout en retenue, évoque ainsi « des images qui font débat » à propos du tabassage infligé par le commandant de police Didier Andrieux à deux manifestants. Mais c’est TF1 qui remporte la palme de la désinformation lors du 20 heures du 10 janvier. Cinq jours après l’affaire du commandant Andrieux, et malgré la quantité de documentation accumulée notamment par le journaliste indépendant David Dufresne concernant les violences policières, le « spécialiste police de TF1 » Georges Brenier est catégorique : tout va bien dans le meilleur des mondes. Interrogé par le présentateur à propos des enquêtes ouvertes par l’inspection générale de la police nationale (IGPN), il répondait : « Depuis le début du mouvement des gilets jaunes, soixante-quatre enquêtes judiciaires au total ont été ouvertes. […] Soixante-quatre, c’est peu et c’est beaucoup à la fois. Peu d’abord parce que vu la violence inouïe des casseurs, il n’y a pas eu, à première vue en tout cas, de bavure, pas de mort, pas de blessé grave. Et de l’avis de tous les experts, c’est la preuve de beaucoup de sang-froid et de maîtrise. » Les personnes mutilées par des grenades ou des tirs de lanceurs de balle de défense (LBD), ainsi que les proches de Zineb Redouane, décédée suite à une blessure par une grenade lacrymogène, auront sans nul doute apprécié… À notre connaissance, TF1 n’est jamais revenu sur ces propos. Exception notable dans les grands média, France 2 a diffusé le 13 décembre un numéro d’Envoyé spécial consacré à la « surenchère de la violence », qui s’attarde sur les violences policières avec des témoignages édifiants de manifestants blessés lors de précédentes manifestations. Mais, en tout état de cause, ce reportage apparaît comme une goutte d’eau dans l’océan de désintérêt médiatique qui a caractérisé la période qui s’étend de fin novembre à début janvier. Dans leur majorité, les grands média ont bien contribué, par leurs choix éditoriaux, à passer sous silence la question des violences policières. Contrairement aux actes de « casse » des manifestants qui ont focalisé l’essentiel de l’attention et des commentaires médiatiques.
« Le traitement de ces violences s’est souvent accompagné de biais de langage, ou de déséquilibres dans le poids accordé à la parole des manifestants et de la police. »
Mi-janvier, un basculement dans la médiatisation des violences policières
On assiste, à partir de la mi-janvier, à un basculement dans la médiatisation des violences policières, avec une multiplication de sujets, d’interviews et de débats sur ce thème. L’agenda médiatique du journaliste indépendant David Dufresne, qui s’est attaché à répertorier et à vérifier les signalements de dérives et de violences policières depuis le début du mouvement, témoigne de ce revirement. Alors qu’il n’avait pas ou peu été invité dans les média jusque-là, il entreprend à partir de la mi-janvier un véritable marathon médiatique. David Dufresne est interviewé dans le JT de France 2 le soir du 15 janvier, et il est invité le lendemain matin dans la matinale de France Culture sur le thème « Police, assiste-t-on à une montée des violences ? ». Le même jour, le journaliste fait un passage dans Arte Info, il apparaît dans le JT de BFM-TV ainsi que dans l’émission Grand angle de la chaîne d’information en continu. À 19 heures, il intervient dans C à vous sur France 5. Toujours le 16 janvier, Le Monde publie un entretien avec le journaliste indépendant, et il est largement cité dans l’article du quotidien sur les lanceurs de balles de défense (LBD) : « Le lourd bilan des lanceurs de balles de défense de la police ». À partir de cette date, David Dufresne apparaît régulièrement dans différents média, et son travail sur les violences policières est largement diffusé. Le 17 janvier, il est interviewé sur Brut. Le lendemain, Libération fait sa une sur les violences policières et publie une infographie qui synthétise le travail de David Dufresne. Le 19 janvier, il est invité sur le plateau d’Arrêt sur images. Une de ses citations donne le titre de l’émission : « Les bavures policières, c’est l’omerta absolue ». On notera également que Mediapart consacre aux violences policières une édition spéciale et une infographie à partir du travail de David Dufresne le 25 janvier : « Allô Place Beauvau ? C’est pour un bilan (provisoire) ». Il apparaît de nouveau au JT de France 2, sur LCI, sur AJ+ et Vécu, dans le magazine du Monde, et ses chiffres seront même cités sur CNews. Le 31 janvier, il refuse même une invitation pour l’émission de Cyril Hanouna, Balance ton post, tout comme il le fit à deux reprises pour des plateaux de BFM-TV, pointant notamment les mauvaises conditions d’expression et les dispositifs déplorables des émissions de la chaîne. Mais ces nombreuses invitations pallient en réalité l’absence d’un travail systématique et spécialisé tel que celui réalisé par le journaliste indépendant de la part de ses confrères et consœurs dans les grandes rédactions. Et ce malgré l’ampleur du phénomène des violences policières, et malgré la pléthore d’experts « police » et « justice » que ces rédactions comptent…
Une conjonction de pressions explique ce revirement
Pourquoi un coup de projecteur si subit sur le travail de David Dufresne, et plus généralement sur la question des violences policières ? Un faisceau d’éléments entre en jeu dans l’irruption des violences policières dans l’agenda médiatique. Des éléments qui tiennent à la fois à des pressions extérieures aux grands média, et à des pressions qui s’exercent en leur sein même. Une conjonction de pressions exercées sur la durée, et sur lesquelles viennent se greffer un ou plusieurs événements déclencheurs, qui, en quelque sorte, « mettent le feu aux poudres ».
Le premier paramètre à prendre en compte est la durée de la mobilisation : début janvier, les gilets jaunes manifestent à Paris et en province tous les samedis depuis plus d’un mois et demi et demeurent, le reste de la semaine, mobilisés sur les ronds-points. Cette vague de protestation s’installe ainsi dans le temps et, avec elle, la question des violences policières, présente dès les débuts du mouvement. Des pressions extérieures s’exercent dès lors, de manière de plus en plus vive, sur le milieu journalistique pour une prise en compte de la question des violences policières dans les grands média.
Des pressions venues d’une part des réseaux sociaux, sur lesquels circulent des témoignages de manifestants et des vidéos de violences policières, sujets autour desquels se construisent des communautés d’internautes plus ou moins « visibles ».
Des pressions venues de journalistes extérieurs aux média dominants, tels que David Dufresne, et des confrères et consœurs travaillant dans des média indépendants, tels que Bastamag, Reporterre, Mediapart, Arrêt sur images, Le Média, etc., qui n’ont pas attendu pour s’emparer de cette question. Avant la mi-janvier, l’entretien très diffusé de David Dufresne au Média, intitulé « Gilets jaunes : des violences policières jamais vues », a joué un rôle important, en contribuant à populariser son travail. Des pressions exercées par des organisations indépendantes, des associations, des collectifs contre les violences policières, des partis politiques, des ONG, etc. Ces organisations ont contribué à « pousser » dans le débat public le sujet des violences policières par le biais de communiqués, rapports et réunions publiques. On citera ici par exemple la Ligue des droits de l’Homme, dans son communiqué du 7 décembre sur l’usage des grenades lacrymogènes instantanées (GLI) et des lanceurs de balles de défense (LBD) ; Human Rights Watch (Défendre les droits de l’Homme) dans son rapport du 14 décembre sur le même thème ; ou encore Amnesty International (enquête du 17 décembre déjà évoquée). À cela s’ajoute la conférence de presse du défenseur des droits le 16 janvier, demandant l’interdiction du LBD.
« Dans leur majorité, les grands média ont contribué, par leurs choix éditoriaux, à passer sous silence la question des violences policières. Contrairement aux actes de “casse” des manifestants qui ont focalisé l’essentiel de l’attention et des commentaires médiatiques. »
Parmi les pressions « internes » – même s’il est difficile d’évoquer des média au cas par cas – il faut d’abord citer celle exercée par les journalistes eux-mêmes. En particulier des journalistes de terrain, qui couvrent les manifestations et rapportent les cas de violences exercées par la police. Mais, comme l’explique David Dufresne dans Arrêt sur images, « les remontées du terrain s’arrêtent à peu près au bureau de la rédaction en chef » et elles se heurtent à « une omerta, une gêne à parler de ça ». Une omerta à géométrie variable, qui ne s’applique pas lorsque les actes de violence sont commis par des manifestants… Ces remontées des journalistes de terrain deviennent une pression d’autant plus importante qu’ils sont eux-mêmes victimes de violences policières. Le souci d’informer sur ces violences se fait dès lors de plus en plus entendre dans les rédactions, a fortiori quand elles sont dénoncées par les syndicats de journalistes, comme ce fut le cas le 10 décembre, date à laquelle a paru un communiqué intersyndical. À cela s’ajoutent également des plaintes collectives, comme celle que déposèrent vingt-quatre photographes et journalistes le 15 décembre. Mais, étonnamment, ces plaintes n’ont pas provoqué de cris d’orfraie parmi les éditocrates… à la différence des quelques cas de prises à partie de journalistes par des manifestants. Les gilets jaunes eux-mêmes, en direct des plateaux, mettent régulièrement les violences de la police à l’ordre du jour des débats. Si le fait que les gilets jaunes évoquent ces violences ne signifie pas que le sujet sera pris au sérieux par les grands média, cette prise de parole a tout de même un certain effet dans le débat médiatique.
Des « étincelles »
Toutes ces pressions constituent en réalité, depuis le début de la mobilisation, des forces souterraines qui travaillent le milieu journalistique, tandis que s’accumulent les données, les témoignages, les rapports et, surtout, les blessés graves et les mutilés. À ces pressions viennent se greffer des événements déclencheurs, ou du moins, accélérateurs : l’hypermédiatisation du « boxeur Dettinger » s’en prenant à un policier lors de l’acte VIII, le 5 janvier. Le même jour c’est le commandant Andrieux, autre boxeur, filmé en train de tabasser un manifestant arrêté et dont la vidéo est massivement diffusée sur Internet. À partir de là, le sujet des violences arrive véritablement dans le débat comme un « problème public ». Symptôme : le 8 janvier, soit trois jours plus tard, Jean-Michel Aphatie se décide – enfin – à consacrer une grande partie de sa chronique d’Europe1 aux violences policières en mentionnant le cas précis du commandant Andrieux.
Autre événement qui a contribué à l’irruption sur la scène médiatique des violences policières : le 16 janvier, le défenseur des droits réitère sa demande d’interdiction du LBD. Cette demande s’ajoute à l’épisode des boxeurs et surgit également dans un contexte de discussions à l’intérieur du corps policier lui-même. Discussions suivies et scrutées par les journalistes, ainsi qu’en témoigne ce titre du Monde, le 8 février : « Pourquoi l’usage du lanceur de balles (LBD) de défense divise au sein des forces de l’ordre ? ».
Le fait que les grands média se soient enfin emparés de la question des violences policières (au moins partiellement) ne nous dit rien de la manière dont ces violences ont été traitées qualitativement, une fois intégrées à l’agenda médiatique. Le traitement de ces violences s’est souvent accompagné de biais de langage, ou de déséquilibres dans le poids accordé à la parole des manifestants et de la police. Il reste également à expliquer les causes structurelles de ce « journalisme de préfecture » et des résistances considérables à l’irruption des violences policières dans l’agenda médiatique.
Cause commune n° 11 • mai/juin 2019