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Une loi qui étend le domaine de la répression et restreint le champ des investigations.

Le 18 avril une pétition a été lancée par le collectif « Stop secret d’affaires », adressée aux parlementaires et visant à amender la proposition de loi, dite de « protection des savoir-faire et des informations commerciales » qui, en l’état, est lourde de menaces :
« [...] Sous couvert de protéger les entreprises, [la loi « secret des affaires »] verrouille l’information sur les pratiques des firmes et les produits commercialisés par les entreprises. Des scandales comme celui du Mediator ou du bisphénol A, ou des affaires comme les Panama Papers ou LuxLeaks pourraient ne plus être portés à la connaissance des citoyens. En gravant dans le marbre la menace systématique de longs et coûteux procès, cette loi est une arme de dissuasion massive tournée vers les journalistes, les syndicats, les scientifiques, les ONG et les lanceurs d’alertes. »

L’émergence des poursuites-bâillons
Cette proposition de loi, aussi potentiellement délétère soit-elle pour la liberté d’informer, ne saurait surprendre. Elle s’inscrit en effet dans une tendance durable de la part des détenteurs du pouvoir économique à mobiliser les ressources du droit pour dissuader les enquêtes portant sur la façon dont ils mènent leurs affaires et soustraire ainsi à l’attention du public des informations d’intérêt général. Voici quatre exemples qui illustrent cette tendance.

« Des scandales comme celui du Mediator ou du bisphénol A, ou des affaires comme les Panama Papers ou LuxLeaks, pourraient ne plus être portés à la connaissance des citoyens. »

Le 9 mai 2018, Bastamag titre : « Bolloré perd définitivement son premier procès en diffamation intenté à Bastamag ». Ce premier procès portait sur un article publié le 12 octobre 2012, c’est-à-dire il y a plus de cinq ans. Yvan Du Roy note : « Cette première procédure, qui aura duré cinq ans depuis notre mise en examen, a coûté plus de 13 000 euros à notre modeste budget. C’est, en temps de travail rémunéré, l’équivalent d’une dizaine d’articles comme celui que nous avons publié et sur lequel la justice nous a donné raison. Dix articles que nous n’aurons pas écrits, autant d’informations pour “un débat d’intérêt général” qui n’auront pas été publiées, autant d’injustices qui n’auront pas été mises en lumière. »
Le 5 février 2018, nous écrivions : « Challenges condamné pour infraction au secret des affaires – L’hebdomadaire économique Challenges a été condamné mi-janvier par le tribunal de commerce pour avoir révélé dans un article qu’un administrateur judiciaire avait été nommé dans une grande entreprise. D’après Le Canard enchaîné du 31 janvier, Challenges a dû retirer l’information de son site et ne peut plus rien publier sur le sujet “sous astreinte de 10 000 euros par infraction constatée”. L’hebdomadaire satirique s’interroge sur le bien-fondé de cette condamnation : “Certes, les procédures de conciliation et de mandat ad hoc revêtent un caractère confidentiel… pour les parties prenantes ! En quoi cela engage-t-il un journal ? La divulgation de cette information contribue à “l’information du public sur une question d’intérêt général”, a plaidé Challenges, rappelant que les difficultés financières de la société avaient déjà fait l’objet de nombreux articles. Où débute et où s’arrête le secret des affaires ?” Challenges a fait appel de cette condamnation. »
Le 26 avril 2017, nous retracions les étapes du « traitement » que le groupe Bolloré réserve au journaliste de France Inter Benoît Collombat (trois plaintes en diffamation) depuis plus de huit ans et relevions que « parmi les passages poursuivis par Bolloré dans sa dernière plainte, figure celui-ci :
« Plus efficace encore que le harcèlement judiciaire, l’arme fatale de Bolloré reste incontestablement l’argent. Ainsi, selon Le Canard enchaîné, l’homme d’affaires a récemment fait supprimer d’importants budgets publicitaires de l’agence Havas au journal Le Monde, à la suite de deux articles qui lui ont profondément déplu. Le premier présente Bolloré comme “le plus grand prédateur de la place de Paris”. L’autre article concerne l’implantation de Bolloré en Côte d’Ivoire, notamment les conditions dans lesquelles il a décroché la concession du deuxième terminal à conteneurs du port d’Abidjan. Au total, il s’agit d’une perte de plus de 7 millions d’euros sur deux ans pour le quotidien détenu par les hommes d’affaires Pierre Bergé, Xavier Niel et Mathieu Pigasse. »
Le 22 janvier 2016, dans un article titré « Tentative de bâillonner la critique des sondages : un observatoire mena­cé », nous avons relaté « les étapes du marathon judiciaire imposé par Christian Latouche et Fiducial à l’Observatoire des sondages et à Alain Garrigou (directeur d’alors de cet observatoire) ».

« Sous couvert de protéger les entreprises, la loi “secret des affaires” verrouille l’information sur les pratiques des firmes et les produits commercialisés par les entreprises. »

Nous citions alors un texte de mars 2013 dans lequel Alain Garrigou analysait ainsi la multiplication des poursuites-bâillons : « Cette stratégie consiste, pour des citoyens riches, ou des entreprises, à attaquer leurs critiques sur le terrain judiciaire. Rejouant la partie du pot de fer contre le pot de terre, ils tentent ainsi d’imposer à leurs adversaires des frais judiciaires démesurés. Quant à eux, ils ne risquent pas grand-chose, puisque leur fortune leur permet de perdre en justice. Ils soulignent le danger de s’en prendre à eux, même avec de bonnes raisons. »

Vers une pérennisation des poursuites-bâillons ?
Pour comprendre en quoi la loi dite « secret des affaires » représente une évolution dans les « poursuites-bâillons » en France, il nous paraît de bonne méthode d’exposer un cas pratique : si le texte adopté par l’Assemblée nationale le 28 mars 2018 avait été en vigueur en 2014, lors de la publication des LuxLeaks, ces documents révélant les pratiques d’évitement fiscal mises en œuvre au Luxembourg par de nombreuses multinationales, ils seraient tombés sous le coup de la loi !
En effet, voilà comment l’article L. 151 1 du code de commerce définit les informations relevant du secret des affaires : « Est protégée au titre du secret des affaires toute information présentant l’ensemble des caractéristiques suivantes :
1. Elle n’est pas, en elle-même ou dans la configuration et l’assemblage exacts de ses éléments, généralement connue ou aisément accessible à une personne agissant dans un secteur ou un domaine d’activité s’occupant habituellement de cette catégorie d’informations ;
2. Elle revêt une valeur commerciale, effective ou potentielle, parce qu’elle est secrète ;
3. Elle fait l’objet de la part de son détenteur légitime de mesures de protection raisonnables, compte tenu des circonstances, pour en conserver le secret, notamment en mentionnant explicitement que l’information est confidentielle. »
Or il s’avère que les documents obtenus par des lanceurs d’alerte dans l’affaire des LuxLeaks, soit le contenu de plusieurs centaines d’accords fiscaux conclus par des cabinets d’audit avec l’administration fiscale luxembourgeoise pour le compte de nombreux clients internationaux et révélés par les journalistes du Center for Public Inte­grity, contiennent bien des informations :
- que des gens qui ne veulent pas les voir diffusées dans l’espace public peuvent déclarer comme revêtant une valeur commerciale ;
- qui ne sont pas aisément accessibles à une personne agissant dans un secteur ou un domaine d’activité s’occupant habituellement de cette catégorie d’informations ;
- qui ont dû faire l’objet de la part de leurs détenteurs de mesures de protection raisonnables.
Comme cela s’est produit au Luxembourg, dès lors que la proposition de loi entrera en vigueur, les lanceurs d’alerte et les journalistes se verront opposer le secret des affaires, lorsqu’ils détiendront et divulgueront des informations répondant à ces trois critères si flous et généraux qu’ils semblent pouvoir recouvrir toute péripétie de la « vie des affaires » dès lors qu’elle n’a pas été rendue publique par une entreprise elle-même ; il est d’ailleurs fort probable qu’il appartiendra au juge de préciser au cas par cas quelle information relève du secret des affaires ou pas.
Toutefois, l’article L.151-6 prévoit des exceptions :
« I. – Le secret des affaires n’est pas protégé lorsque l’obtention, l’utilisation ou la divulgation du secret est requise ou autorisée par le droit de l’Union européenne ou le droit national, notamment dans l’exercice des pouvoirs d’enquête, de contrôle, d’autorisation ou de sanction des autorités judiciaires ou administratives.

« Cette loi sera une arme au service des intérêts privés contre l’intérêt général. »

Il n’est pas non plus protégé lorsque l’obtention, l’utilisation ou la divulgation du secret est intervenue :
1. Pour exercer le droit à la liberté d’expression et de communication, y compris le respect de la liberté de la presse, et à la liberté d’information telle qu’établie dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ;
2. Pour révéler, dans le but de protéger l’intérêt général et de bonne foi, une activité illégale, une faute ou un comportement répréhensible, y compris lors de l’exercice du droit d’alerte tel que défini par l’article 6 de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique ;
3. Pour la protection d’un intérêt légitime reconnu par le droit de l’Union européenne ou le droit national, notamment pour empêcher ou faire cesser toute menace ou atteinte à l’ordre public, à la sécurité publique, à la santé publique et à l’environnement.
II. – Le secret des affaires n’est également pas protégé lorsque :
1. L’obtention du secret des affaires est intervenue dans le cadre de l’exercice du droit à l’information et à la consultation des salariés ou de leurs représentants ;
2. La divulgation du secret des affaires par des salariés à leurs représentants est intervenue dans le cadre de l’exercice légitime par ces derniers de leurs fonctions, pour autant que cette divulgation ait été nécessaire à cet exercice. »
Ainsi, dans le cas des LuxLeaks, les journalistes auraient donc pu se défendre en prouvant que la divulgation des informations protégées a été effectuée dans l’exercice de leur « liberté d’expression et de communication, y compris le respect de la liberté de la presse, et à la liberté d’information telle qu’établie dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ».

« La stratégie des “poursuites-bâillons” consiste, pour des citoyens riches, ou des entreprises, à attaquer leurs critiques sur le terrain judiciaire. Ils tentent ainsi d’imposer à leurs adversaires des frais judiciaires démesurés. »

Par conséquent, les journalistes ne seront peut-être pas condamnés pour la violation du secret d’affaires mais le seul risque d’être poursuivi a un effet dissuasif en ce qu’il fait peser une pression financière et sociale sur les personnes visées, qui, selon leur statut, pourraient être conduites à abandonner toute velléité de divulguer les informations qu’elles détiennent. Ces pratiques, désormais clairement identifiées comme étant des « poursuites-bâillons » sont devenues monnaie courante pour certaines multinationales qui sont de plus en plus imaginatives sur leur supposé fondement.
En ce sens, il est important de prévoir des amendes civiles dissuasives en cas de procédure dilatoire ou abusive de la part des plaignants pour éviter ces pratiques. Or l’article L. 152-6 du code du commerce plafonne l’amende à « 20 % du montant de la demande de dommages et intérêts », ou, en l’absence de demande de dommages et intérêts, à 60 000 euros. Une somme évidemment dérisoire s’il s’agit de dissuader des multinationales faisant des milliards d’euros de profits de se servir de la justice pour empêcher la divulgation d’informations gênantes. Plus inquiétant encore, le Sénat a supprimé la sanction civile lors de l’adoption de son texte en première lecture.
La loi dite « secret des affaires » : une étape supplémentaire dans un travail de sophistication des outils juridiques permettant à ceux qui ont intérêt à ce que ne soient pas dévoilées au public certaines informations relatives aux activités des entreprises, de restreindre le nombre et le type de thèmes et d’objets considérés comme légalement « investigables » par des journalistes, chercheurs, ONG, syndicats, etc. Cette loi agira probablement comme un poison plus ou moins lent selon la solidité financière du média attaqué et la position dans l’espace médiatique des média et journalistes concernés et sera une arme au service des intérêts privés contre l’intérêt général. 

 

Les groupes Gauche démocrate et républicaine, France insoumise et Nouvelle Gauche ont déposé le 25 juin un recours auprès du Conseil constitutionnel pour contester l'adoption définitive – après une procédure accélérée – de cette loi, votée le 14 juin par 61 voix (LREM, MODEM et droite) contre 21 (PS, PCF et FI).

Cause commune n° 6 - juillet/août 2018