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Cet épisode pose une nouvelle fois la question de focales éditoriales à sens unique dans les principales rédactions. Rédactions qui, d’une part, foulent aux pieds le pluralisme en période de crise, et, d’autre part, entretiennent une surenchère droitière en collant à l’agenda du gouvernement, ou en réservant la « parole d’opposition » aux seuls républicains et à l’extrême droite.

Par Acrimed

Dès le lendemain de l’assassinat de Samuel Paty, les paroles de droite et d’extrême droite se sont imposées sur les plateaux de télévision et les radios. Notre recension des responsables politiques sollicités pour réagir et analyser cet événement dans les jours qui l’ont suivi en témoigne : les invitations du week-end ont été réservées aux membres du gouvernement, de LR ou encore à Manuel Valls. Toute la semaine suivante dans onze des grandes matinales audiovisuelles, les membres du gouvernement ou de la droite (LR, LREM, centre-droit, RN) ont représenté pas moins de neuf invités sur dix ! « Après le meurtre de Samuel Paty, le concours Lépine des idées d’extrême droite » : signée Samuel Gontier le 20 octobre, la première chronique des plateaux des chaînes d’info, quelques jours après l’attentat de Conflans-Sainte-Honorine, donnait un aperçu de ce qui est rapidement devenu un véritable raz-de-marée réactionnaire. Un torrent qui a largement été alimenté par les interventions des représentants de la majorité, des républicains ou de l’extrême droite, qui se sont multipliés sur les plateaux… en l’absence (ou presque) de contradicteurs.
Pour en rendre compte, nous avons fait plusieurs séries d’observations. La première porte sur une sélection de « rendez-vous politiques » audiovisuels du matin et de la mi-journée durant le week-end ; la deuxième sur les invités de onze matinales audiovisuelles du lundi 19 au vendredi 23 octobre ; et la troisième, sur la presse nationale.

Le week-end du 17 et 18 octobre : le gouvernement aux micros
Notre étude concerne plusieurs émissions emblématiques. Pour le samedi : le 6/9 de France Inter, le 8h30 de France Info, « l’interview politique du week-end » sur Europe 1 et « l’invité RTL du week-end ». Nous avons sélectionné les mêmes rendez-vous le dimanche, auxquels nous avons ajouté les longues interviews (une heure de plateau environ) de la mi-journée, programmes radio généralement couplés avec les chaînes d’info en continu (et incluant, pour certains, des journalistes de la presse nationale) : « Questions politiques » (France Inter/France Info/Le Monde), « Le grand rendez-vous » (Europe 1/CNews) ; « Le grand jury » (RTL/LCI/Le Figaro) ; « BFM politique » (BFM-TV) et « Dimanche en politique » (France 3).

« Autant de partis pris déversés à tout-va, reléguant les autres points de vue aux tréfonds des marges du paysage médiatique dominant, ou dans ses espaces “alternatifs”. »

Nous avons ainsi recensé dix-huit invitations sur l’ensemble de ces émissions, dont dix ont été accordées à des représentants politiques (actuels ou anciens). Cinq d’entre eux sont des membres du gouvernement : Marlène Schiappa (France Inter, 17/10) ; Nathalie Elimas (Europe 1, 18/10) ; Jean-Michel Blanquer (« Questions politiques », 18/10) ; Gabriel Attal (BFM-TV, 18/10) et Bruno Le Maire (France 3, 18/10).auxquels on peut ajouter Laurent Nuñez, ancien secrétaire d’État au ministère de l’Intérieur et désormais coordonnateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme. Ainsi la majorité a-t-elle cumulé presque deux tiers des interventions. Deux autres fauteuils sont dévolus à d’éminents représentants des républicains (Valérie Pécresse et Xavier Bertrand). Manuel Valls quant à lui s’octroie les deux invitations restantes (France Info, 17/10 et Europe1/CNews, 18/10) ! Le pluralisme incarné, donc.
Le constat s’aggrave encore lorsqu’on regarde qui furent les huit « personnalités » non politiciennes à être intervenues, parmi lesquelles figurent Thibault de Montbrial, Iannis Roder, ou encore Philippe Val. Trois dignes tenants du discours « laïcard », désormais dominant dans la majorité macroniste (et bien au-delà), comme le documentait récemment une enquête du Monde (7/12). Autant dire que, dès le week-end, l’agenda était très majoritairement acquis aux propos et propositions du gouvernement et de la droite, et à quelques « experts » supplétifs acharnés à pointer du doigt les pseudo-« complices intellectuels » du terrorisme.

Du 19 au 23 octobre : des matinales audiovisuelles à droite toute
Cette tendance n’a pas été démentie tout au long de la semaine ayant suivi l’assassinat. Dans une seconde observation, nous nous sommes intéressés aux invités politiques des principales interviews des matinales de onze médias au total : France 2, CNews, LCI, France Inter, France Info, RTL, Europe 1, RMC/BFM-TV, Sud Radio, Radio Classique et Public Sénat. Nous décomptons quarante-six hommes et femmes politiques à s’être exprimés sur l’assassinat de Samuel Paty et sur le terrorisme. Ils se répartissent comme suit (voir encadré ci-contre).
Les représentants du gouvernement ou LREM (35 %), de LR (33 %), du RN (11 %) et du centre-droit (9 %) représentent donc pas moins de neuf invités sur dix ! Quant à la France insoumise, au Parti communiste et au Parti socialiste, ils cumulent à peine 13 % des invitations. Quand on sait, en outre, qu’un des représentants pour le PS est Bernard Cazeneuve – un des premiers instigateurs de la campagne contre « l’islamo-gauchisme » dans les colonnes du Parisien –, les voix critiques se comptent en réalité sur les doigts d’une main (à peine).
Et ce ne sont pas, là non plus, les « personnalités » hors représentants politiques qui introduiront un semblant de pluralisme. Comme le week-end, on retrouve par exemple le duo Thibault de Montbrial -Iannis Roder, auquel vient s’ajouter Richard Malka, fervent contempteur de « l’islamo-gauchisme ». Mais également Jean-Pierre Obin, ancien inspecteur général de l’Éducation nationale, qui pouvait affirmer dans L’Opinion (19/10) – en toute quiétude et sans contradiction – que « l’islamo-gauchisme est majoritaire en salle des profs, tout comme à la FCPE ». Sollicités également : Robert Badinter, Pascal Bruckner, ou encore Fatiha Agag-Boudjahlat, cofondatrice avec l’éminente Céline Pina du mouvement « Viv(r)e la République ! ». Figure également parmi les invités le journaliste de France Culture Marc Weitzmann, pourfendeur (mais malheureusement auteur) de contre-vérités, sans même parler de Guillaume Bigot, éditorialiste d’extrême droite sévissant sur CNews.
Soit, pour résumer, des personnalités « expertes » ou « intellectuelles » qui, toutes, s’inscrivent une nouvelle fois, au mieux, dans le courant « laïcard », au pire, à l’extrême droite. Vous avez dit « misère » ?

Et dans la presse nationale du 19 au 25 octobre ?
Une troisième observation résulte de la lecture de quatre journaux d’information politique et générale, à savoir Le Parisien, Le Monde, Le Figaro, et Libération du 17 au 25 octobre. Nous avons compté les « invités » de ces quotidiens, c’est-à-dire les personnes interviewées ou celles qui ont eu droit à des tribunes. (Nous n’avons pas retenu les articles rédigés par les journalistes, même s’ils étaient consacrés entièrement à une personnalité particulière.) Il s’agit ici de recenser à qui ces journaux ont choisi de donner la parole.
Sur les cinquante-deux personnes invitées à s’exprimer, dix-huit sont des représentants politiques (au sens strict d’appartenance à un parti politique). Parmi elles, seuls ont été accueillis des membres de La République en marche, des républicains, et du Parti socialiste (contrairement à l’audiovisuel, le RN n’a pas été représenté). À raison de six pour chacun de ces partis, mais en proportion variable selon la tendance du journal : Le Monde n’a invité aucune personnalité politique, Le Figaro a invité quant à lui 4 LR et 2 LREM, Le Parisien 4 LREM, 3 PS et 2 LR, tandis que Libération se contente de 3 PS. Absence complète, donc, de représentants d’Europe-Écologie-Les Verts, de La France insoumise et du PCF. La presse ne relève donc pas vraiment le niveau…

« L’absence totale de pluralisme a ouvert un boulevard aux responsables de droite et d’extrême droite pour inonder ondes et écrans de mots d’ordre toujours plus rétrogrades, et entretenir une atmosphère des plus anxiogènes. »

Dans notre article consacré aux mécanismes médiatiques favorables à l’enracinement de l’extrême droite sur les chaînes d’info, nous écrivions : « Lorsque le débat médiatique se change en logorrhée sécuritaire (à l’occasion d’une manifestation, d’un projet de loi, d’un fait criminel d’ampleur, etc.), les grands médias parient en masse sur les “spécialistes de l’ordre” : sont ainsi conviés, de façon ultra-majoritaire, des politiciens de droite et d’extrême droite, visiblement seuls à même de fournir les “réponses pragmatiques” attendues par des chefferies éditoriales acquises au maintien de l’ordre. Autant de séquences télévisuelles qui, là encore, font les beaux jours de l’extrême droite médiatique et politicienne. »
On aurait ainsi bien peu de choses à ajouter pour qualifier la semaine médiatique ayant suivi l’assassinat de Samuel Paty – mais également l’attentat de Nice, survenu quelques jours plus tard.
Séquence routinière ? Elle l’est, sans nul doute, tant les mécanismes médiatiques mobilisés sont connus. Reste que l’absence totale de pluralisme a ouvert un boulevard aux responsables de droite et d’extrême droite pour inonder ondes et écrans de mots d’ordre toujours plus rétrogrades, et entretenir une atmosphère des plus anxiogènes. Avec le résultat que l’on connaît : approximations, contre-vérités assénées sans vérification autour du Collectif contre l’islamophobie en France, cabale de type maccarthyste sans précédent contre les intellectuels, chercheurs en sciences sociales, associations et collectifs de défense des droits humains, journalistes, médias indépendants ou militants de la gauche radicale… Autant de partis pris déversés à tout-va, reléguant les autres points de vue aux tréfonds des marges du paysage médiatique dominant, ou dans ses espaces « alternatifs » (bénéficiant d’une audience nettement moindre).
Malgré leur air de déjà-vu, il nous faut donc sans relâche critiquer de telles séquences : réaffirmer que les médias dominants posent à la démocratie un problème majeur lorsqu’ils se muent, de concert, en un véritable rouleau compresseur écrasant sur son passage toute voix jugée « dissidente ». Et sans doute plus encore quand, « en même temps », ces mêmes médias font campagne en brandissant l’étendard de la liberté d’expression…


Les personnalités invitées le week-end en dehors des hommes et femmes politiques

Le dimanche, Philippe Val et Thibault de Montbrial, deux personnalités très actives dans la cabale contre les « complices de l’islamisme », sont présents respectivement sur RTL et Europe 1/CNews. Si l’on ne présente plus le premier, Thibault de Montbrial, ancien parachutiste de réserve, mérite un temps d’arrêt. Comme le rapportait Le Monde en 2012, « ce pénaliste à contre-courant défend vaillamment les forces de l’ordre, même quand elles plaident contre la présence des avocats en garde à vue. » En 2019, il devient lieutenant-colonel dans la réserve des spécialistes de la gendarmerie et défend, en 2020, les deux policiers inculpés dans l’affaire Cédric Chouviat.
Du côté de France Inter, le dimanche toujours, on sollicite fort à propos Michèle Cotta et Robert Namias, auteurs d’un « roman-fiction » intitulé Le Brun et le Rouge. Ouvrage dans lequel les deux compères imaginent d’une seule voix « un rapprochement possible entre l’extrême droite et l’extrême gauche » (Michèle Cotta), « c’est-à-dire une alliance de facto » (Robert Namias), réactivant ainsi les fantasmes journalistiques avec une originalité à défriser la plupart des éditocrates.
Et le samedi ? Si RTL fait l’honneur à un syndicaliste enseignant (Jean-Rémi Girard, Snalc), les autres médias s’illustrent par leur audace dans le choix de leurs « experts » : à commencer par Europe 1, qui jette son dévolu sur l’inénarrable Alain Bauer. Sur France Inter, on s’entoure d’Hugo Micheron et de Iannis Roder. Ce dernier est membre du conseil des sages de la laïcité, cellule créée par Jean-Michel Blanquer début 2018 et comptant, parmi ses membres, l’éminent Laurent Bouvet, co-créateur du Printemps républicain.
Dans la presse nationale (Le Parisien, Le Monde, Libération, Le Figaro), on compte, hors politiciens, trente-quatre personnes interviewées ou rédactrices de tribunes. Parmi elles, une seule est identifiée comme apparentée (et encore, en y mettant beaucoup de bonne volonté) à la « gauche de la gauche ». Il s’agit de Dominique Rousseau, juriste, bénéficiaire d’une tribune dans Le Monde du 21 octobre. Côté pluralisme, Le Figaro se distingue en n’ayant invité que des personnalités de droite (13 personnes), tandis que les invités de Libération (8), Le Monde (7), et Le Parisien (6), sont plus divers. À noter que Le Parisien est le seul journal à avoir accueilli des notables religieux musulmans (3).

Détail des invitations dans les matinales audiovisuelles (19-23 octobre)

Cause commune n° 21 • janvier/février 2021