Un exemple saisissant dans cette entreprise de la dépossession du travail par le capitalisme, telle que l’a décrite Marx.
Dans les manuscrits de 1844, Marx décrit comment, sous les rapports sociaux capitalistes, les travailleurs sont « dépossédés » du travail sous trois aspects : en premier lieu, ils sont séparés du produit du travail, qui ne leur appartient pas. La dépossession touche aussi l’activité productive, sur laquelle ils n’ont aucune prise, ce qui donne lieu à la perte de sens et la déshumanisation du travail. Enfin, c’est le rapport des êtres humains entre eux qui est altéré en profondeur par cette aliénation du travail, avec une dégradation de la sociabilité humaine et la reproduction de l’exploitation en chaîne : hommes/femmes, parents/enfants, colonies…
Une vente à la découpe
Un exemple saisissant de cette grande « dépossession » du travail des salariés est le cas de General Electric (GE) en France. L’histoire commence avec Alstom à Belfort, en 1879, qui va devenir dans les années 1970 le lieu phare de la production du TGV et de la turbine Arabelle des centrales nucléaires. On y réalise les produits de la conception à la gestion de projet en passant par toutes les étapes de la fabrication, valorisées par des brevets locaux, grâce au savoir-faire accumulé sur une longue période par les ingénieurs, techniciens et ouvriers qualifiés.
« Ce retournement du travail contre ceux qui le réalisent est pensé, voulu et organisé par les logiques managériales à l’œuvre aujourd’hui. »
Les premiers actes de démantèlement apparaissent sous la logique de concentration du capital financier, lorsque l’entreprise Alstom passe sous le contrôle de la Compagnie générale d’électricité (CGE). Le site de Belfort perd l’autonomie et devient le maillon d’une chaîne dont l’organisation échappe aux salariés. En 1979, à partir de l’événement déclencheur qu’est le « cadeau » misérable offert aux salariés par la direction à l’occasion du centenaire de l’usine de Belfort, la « grande grève de la dignité » est en fait une protestation contre un management autoritaire, notamment à l’égard des ingénieurs dépossédés de leur autonomie technologique par le transfert au siège des brevets locaux et la segmentation de leur activité de recherche. La privatisation de la CGE et le mouvement généralisé de financiarisation lancent alors l’entreprise à fin des années 1980 dans un « meccano » effréné de fusions/acquisitions/absorptions qui verront les collectifs de travail séparés, les synergies qui existaient entre énergie et transport dans l’ancienne entité détruites par le cloisonnement systématique des activités : les sites, dont celui de Belfort, sont filialisés, découpés, séparés, cloisonnés pour mieux évaluer leur rentabilité financière spécifique et affaiblis dans leur cohérence industrielle. Le transport est séparé de l’énergie elle-même découpée en activités turbine à gaz, nucléaire, énergies renouvelables et réseaux. Tout est prêt pour une vente à la découpe, qui va livrer pièce par pièce l’industrie énergétique française à General Electric. D’abord la turbine à gaz en 1999, puis la grande braderie de novembre 2014, sous le quinquennat Hollande : tout le reste du secteur énergétique. Cette vente s’organise sous le sceau de l’impérialisme américain, dans le cadre du droit d’extraterritorialité que l’administration américaine s’est octroyé, et par lequel la justice américaine, en lien étroit avec les milieux d’affaires, sanctionne des faits de corruption survenus hors du territoire américain. Sans qu’aucun gouvernement, ni en France ni en Europe, ne remette en cause ce rapport de domination.
Un désastre industriel et humain
Le scandale d’État de cette vente, proche de la forfaiture, avec la complicité directe d’Emmanuel Macron, en tant que ministre de l’Économie et des Finances puis président de la République, est resté, jusque-là, étonnamment maîtrisé par le pouvoir, grâce à ses réseaux d’influence, ses relais médiatiques, bien que la dimension judiciaire de l’affaire soit loin d’être négligeable, avec pas moins de quatre plaintes déposées :
- pour pacte de corruption par Olivier Marleix, député LR, à la suite de la commission d’enquête parlementaire sur la vente d’Alstom ;
- pour détournement de fonds publics par Anticor ;
- pour prise illégale d’intérêt de Hugues Bayley, directeur de GE-France et ancien collaborateur d’Emmanuel Macron, par Delphine Bato ;
- pour soupçon d’optimisation et de fraude fiscale par Fabien Roussel.
Les effets en chaîne du désastre industriel et humain de cette décision se succèdent. Aucun des engagements de développement d’activité pris par GE n’est respecté, avec la complaisance du gouvernement. Pire, en 2019, c’est un plan de suppression de la moitié des effectifs, plus de mille emplois qui s’abat dans le secteur turbine à gaz. En 2020, ce sont les entités d’HYDO et GRID (énergie renouvelable hydraulique et réseaux) qui sont touchées et en risque vital.
« Le scandale d’État de cette vente, proche de la forfaiture, avec la complicité directe d’Emmanuel Macron, en tant que ministre de l’Économie et des Finances puis président de la République, est resté, jusque-là, étonnamment maîtrisé par le pouvoir, grâce à ses réseaux d’influence. »
GE, passé sous le contrôle d’un fonds d’investissement dit « activiste », entendons « prédateur », n’a eu de cesse depuis le rachat de la branche énergie d’Alstom en 2015, de restructurer, réorganiser, baisser ses investissements productifs et son secteur recherche et développement, pousser l’optimisation fiscale en redistribuant la plupart du résultat de l’entreprise à l’actionnaire ; les dividendes et rachats d’actions dépassent les bénéfices en 2017 et 2018. L’incertitude sur les évolutions énergétiques le conduit aujourd’hui à se désengager des bases industrielles de France et d’Europe, en délocalisant l’engineering en Inde, la fabrication en Chine, avec quelques antennes qui demeurent en Europe, pour assurer les prises de marché, là où il existe une clause de fabrication. Ce pilotage sous critère de rentabilité immédiate est finalement coûteux, car il désorganise les collectifs de travail, méprise les savoir-faire et compétences accumulés sur le temps long grâce aux systèmes de formation de haut niveau et de recherche, et détruit les liens avec les grands services publics de l’énergie et des transports. De ces restructurations incessantes sont apparus des temps de production allongés, des surcoûts pour retards ou malfaçons, bref de l’inefficacité économique, à laquelle l’entreprise répond par toujours plus de pression sur l’emploi et les dépenses humaines, et un abandon des fonctions d’intégrateur (génie civil, montage, ingénierie…) pour se replier sur les fonctions de sous-traitance industrielle qui rapportent le plus de cash. Au bout, c’est l’intérêt vital du pays dans la fourniture d’électricité qui est en jeu.
L’illustration de la marchandisation d’un travail humain
Et les salariés ? Un « solde », un résidu des objectifs du capital, la négation de leur existence en tant que producteurs et citoyens. Hors de toutes ces décisions. La mainmise sur les brevets, qui jalonne l’histoire de GE, témoigne de cette grande « dépossession » des salariés. Dès le rachat d’Alstom, les brevets français ont été transférés en Suisse ou aux États-Unis, avec l’obligation pour les filiales de GE de payer des royalties et des redevances pour l’utilisation de ces brevets qu’elles ont elles-mêmes développés, parfois avec l’aide des collectivités locales via les pôles de compétitivité ! Au-delà même du scandale du pillage financier, c’est l’illustration de la marchandisation d’un travail humain sur lequel les producteurs « dépossédés » n’ont plus aucun droit dans le capitalisme, et qui finit par se retourner contre eux en pillant la valeur de leur travail présent.
Comment ne pas penser à cette célèbre description de la « dépossession » par Marx ? « La dépossession de l’ouvrier au profit de son produit signifie non seulement que son travail devient un objet, une existence extérieure, mais que son travail existe en dehors de lui, indépendamment de lui, étranger à lui, et qu’il devient une puissance autonome face à lui. La vie qu’il a prêtée à l’objet s’oppose à lui, hostile et étrangère » (Manuscrits de 1844, traduction de M. Rubel).
« Retirer au plus vite l’industrie énergétique des griffes de GE, pour en assurer une maîtrise publique sous le contrôle des femmes et des hommes salariés et des citoyens. »
Ce retournement du travail contre ceux qui le réalisent est pensé, voulu et organisé par les logiques managériales à l’œuvre aujourd’hui. Danièle Linhardt, dans La Comédie humaine du travail (érès, 2015), montre comment les restructurations incessantes de services et leur cortège de changement de métiers et de missions dépossèdent les salariés de leurs savoirs, leurs expériences, leurs collectifs, les prive de tout ce qui les rassure et de la sérénité dans le travail. Ils perdent leurs repères et sont précarisés subjectivement. Cette « précarisation subjective », qui concerne aussi les emplois stables et fait perdre du sens au travail, est là pour que les salariés, qui ne maîtrisent plus rien, intègrent les méthodes standard, les critères, les procédures et s’appliquent à eux-mêmes les principes néotayloriens d’économie permanente de temps et de coût. Ainsi, c’est tout un ensemble de « compétences » managériales, relationnelles et communicationnelles qui accompagne la logique « sèche » du calcul de rentabilité. Le capital en a absolument besoin pour diviser, démembrer, atomiser le processus de production et les travailleurs eux-mêmes jusque dans leur conscience.
« Les restructurations incessantes de services et leur cortège de changement de métiers et de missions dépossèdent les salariés de leurs savoirs, leurs expériences, leurs collectifs, les prive de tout ce qui les rassure et de la sérénité dans le travail. »
Alors, comment ne pas penser aussi à la perspective de l’émancipation communiste dans le travail et hors travail esquissée dans Le Capital ? « […] la seule liberté possible est que l’homme social, les producteurs associés règlent rationnellement leurs échanges avec la nature, qu’ils la contrôlent ensemble au lieu d’être dominés par sa puissance aveugle et qu’ils accomplissent ces échanges en dépensant le minimum de force et dans les conditions les plus dignes, les plus conformes à leur nature humaine. Mais cette activité constituera toujours le royaume de la nécessité. C’est au-delà que commence le développement des forces humaines comme fin en soi, le véritable royaume de la liberté qui ne peut s’épanouir qu’en se fondant sur l’autre royaume, sur l’autre base, celle de la nécessité » (Le Capital, 1867, livre III, chap. 48). Aujourd’hui, si l’on s’en tient au seul « royaume de la nécessité », le contrôle rationnel par « les producteurs associés » de leur activité pour ne plus être dominés par la puissance du capital, organisée dans ses méthodes et « aveugle » dans ses effets collectifs, consiste à retirer au plus vite l’industrie énergétique des griffes de GE, pour en assurer une maîtrise publique sous le contrôle des femmes et des hommes salariés et des citoyens.
Évelyne Ternant est membre du comité exécutif national et secrétaire régionale du PCF Bourgogne - Franche-Comté.
Cause commune n° 20 • novembre/décembre 2020