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Qui connaît la CNCTR ? C’est le sigle de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement. En bref, un organisme censé contrôler (depuis 2015 seulement) les services de renseignement, et protéger le citoyen d’éventuels abus de l’État. La CNCTR réclamait de nouveaux moyens. Question démocratique. Le Sénat l’a envoyée dans le mur, et nous aussi par la même occasion.

Née en 2015, à la suite de la loi sur le renseignement, la CNCTR est un organisme indépendant, chargé de surveiller les agissements des services secrets français genre DGSE ou DGSI. Comme l’écrit le journal Le Monde, c’est « le seul contre-pouvoir indépendant à la surveillance d’État ». Il publie depuis 2015 un rapport annuel. Le dernier document date de la mi-juin 2023 ; il s’alarme (entre autres) de la façon dont le contrôle s’exerce sur le militantisme politique. Cet organisme est bien informé, c’est le cas de l’écrire, car chaque fois que ces « services » utilisent des techniques de surveillance (écoutes, géolocalisations, données informatiques, captations d’images, de sons, de cartes SIM), ils doivent demander l’avis (consultatif) de la CNCTR. Treize chargés de mission doivent répondre à près de 100 000 demandes annuelles d’autorisation. Or tout se passe comme si la commission était dépassée par l’ampleur des incessantes innovations technologiques (de surveillance) ; la loi ne suit pas.

Des violences collectives ?
Le nombre de personnes surveillées en 2022 était de 21 000. Pour l’essentiel cela concerne des individus au titre de la « prévention du terrorisme » (30%), de la grande criminalité (25%), des ingérences étrangères (20%) mais un certain nombre de contrôles visent les « violences collectives », appellation vague. L’intitulé du code de sécurité intérieure parle de « Prévention des atteintes à la forme républicaine des institutions, des actions tendant au maintien ou à la reconstitution des groupements dissous et des violences collectives de nature à porter gravement atteinte à la paix publique ». Cela représente 12% des gens surveillés, soit 2 692 citoyens en 2022.

« On a vu pendant la bataille des retraites, et plus récemment avec la dissolution (contestée) d’un mouvement écologiste (mais aussi lors d’interpellations nombreuses de journalistes), comment augmentait le nombre de personnes surveillées au titre de “violences collectives”. »

Le président de la CNCTR, Serge Lasvignes (conseiller d’État honoraire), dans l’avant-propos de son rapport s’inquiète de la façon dont les services « suivent » le militantisme politique. Il l’écrit en termes policés mais globalement alarmés : « La commission s’est efforcée d’enrichir son dialogue avec les services. Elle s’y est en particulier attachée dans un domaine où la balance entre nécessité du renseignement et protection, non seulement de la vie privée mais aussi des libertés d’expression et de réunion, exige une pesée particulièrement délicate. Il s’agit des demandes de techniques fondées sur la prévention des violences collectives de nature à troubler gravement la paix publique, ce qui inclut la surveillance de l’activisme politique lorsqu’il fait de la violence un moyen d’action. » On a vu pendant la bataille des retraites, et plus récemment avec la dissolution (contestée) d’un mouvement écologiste (mais aussi lors d’interpellations nombreuses de journalistes), comment opérait ce contrôle, comment augmentait le nombre de personnes surveillées au titre de « violences collectives ». La commission par ailleurs s’inquiète du retard de la loi sur les avancées fulgurantes des techniques d’espionnage de plus en plus « intrusives ». En gros la loi qui prévoit le contrôle des services ne parle que des « écoutes » téléphoniques baptisées « interceptions de sécurité » mais minore la recherche des données informatiques ; les « écoutes » sont assez bien encadrées mais ont perdu de leur importance, alors que le recueil des données informatiques, désormais essentielles, n’est l’objet d’aucun quota, n’est pas centralisé, et est géré (arbitrairement) par les différents services.
Si le nombre de personnes surveillées a tendance à diminuer (de 23 000 en 2021 à 21 000 en 2022), les techniques de surveillance sont de plus en plus sophistiquées. « Autrement dit, continue le président Lasvignes, la surveillance devient plus intense. Le volume des données recueillies s’accroît. Le contraste finit par devenir inquiétant entre d’une part la modestie des moyens humains et techniques de la commission, d’autre part la sophistication des outils des services et la progression annoncée de leurs moyens ». Bref, les « services » ont les mains de plus en plus libres. Il y a un problème d’équilibre démocratique.

Le renseignement politique
Concernant celui-ci, le rapport ajoute : « Les demandes présentées au titre de la prévention des violences collectives de nature à porter atteinte à la paix publique nécessitent un examen particulièrement délicat. La commission doit concilier la nécessaire prévention des violences avec, non seulement la protection de la vie privée, mais aussi la sauvegarde de la liberté d’expression et de manifestation. Il s’agit d’entraver les actions violentes et non de surveiller une activité militante. »
Alors que les « services » auraient tendance à assimiler provocateurs et manifestants, la commission propose en annexe au rapport une longue note intitulée « Protéger les libertés : une vigilance renforcée sur les demandes les plus sensibles ».
Le rapport demandait en conséquence une augmentation des moyens de la CNCTR pour pouvoir mieux superviser les services. Alertés, ces derniers (et particulièrement Bernard Emié de la DGSE) ont mis tous leurs réseaux en action, à l’Élysée, au ministère de la Défense, à Matignon pour que la demande de la commission soit repoussée. Ce qu’ils ont obtenu à la mi-juillet : le Sénat a refusé de nouveaux moyens à la CNCTR. 


Article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme


« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »  

Cet article impose ainsi aux autorités publiques de respecter la vie privée des individus, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme ayant précisé les conditions dans lesquelles les services de renseignement peuvent y porter atteinte : cette ingérence doit être prévue par la loi ; elle doit avoir pour fondement l’un des objectifs limitativement énumérés par le paragraphe 2 de l’article 8 de la CEDH, et être ainsi nécessaire à la sécurité nationale ou à la préservation d’intérêts publics essentiels ; elle doit être proportionnée au but poursuivi.

Cause commune n° 36 • novembre/décembre 2023