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Dans quatre espaces ruraux (massif de la Chartreuse, presqu’île de Crozon, Ardennes et pays de Gâtine), Yaëlle Amsellem-Mainguy a rencontré près de deux cents jeunes femmes qui n’ont pas quitté leur commune. Âgées de 14 à 28 ans, elles appartiennent au monde populaire et vivent dans un univers qui se définit en creux : celui du manque de voisins, de personnes de leur âge, de transports, d’emplois, de services publics, de gynécologues, de lieux de sociabilité ou de boutiques de vêtements.

CC : Pourquoi parler des jeunes femmes et des jeunes filles de milieu rural ? En quoi leur mode de vie se distingue des jeunes citadines et des jeunes hommes de milieu rural ?

L’idée de travailler sur « les filles du coin » était d’améliorer les connaissances sur la situation des jeunes vivant dans les espaces ruraux et de poursuivre les travaux sur les classes populaires en milieu rural, à l’image des travaux de Nicolas Renahy, auteur de Les Gars du coin (La Découverte, 2010) ou encore de Benoît Coquard, auteur de Ceux qui restent (La Découverte, 2019). Cela nécessitait de prendre en compte la diversité et l’hétérogénéité de la ruralité française – d’où le fait d’enquêter dans quatre intercommunalités – et de connaître les représentations des jeunes sur leur « chez-elles ». L’enjeu d’approcher la situation des jeunes via les conditions de vie des jeunes femmes avait aussi pour objectif de mobiliser les études de genre. Cela permet de comprendre les inégalités entre les jeunes hommes et les jeunes femmes concernant l’accès aux loisirs, aux moyens de transport, à la formation et aux premiers emplois.

CC : Comment expliquez-vous que malgré les difficultés qu’elles rencontrent pour s’insérer sur le marché du travail, beaucoup ne veulent pas quitter leur campagne ?

En enquêtant sur les jeunes femmes de classes populaires habitant toujours en milieu rural, on observe qu’elles sont plus souvent concernées par l’enseignement professionnel et sont concentrées dans un faible nombre de spécialités aux débouchés plus incertains que les filières masculinisées. Et si, comme le montrent les enquêtes sociologiques, elles sont plus nombreuses que les garçons à poursuivre dans la voie de l’enseignement général et le supérieur, elles en retirent moins de bénéfices qu’eux en matière de conditions d’emploi et de travail.
Les jeunes femmes rencontrées au cours de mon enquête pointent l’injonction forte à la mobilité qui laisserait croire que, pour « réussir » sa vie, il faudrait nécessairement partir. Attachées à leur « campagne » pour la nature ou parce qu’elles y connaissent tout le monde, les filles du coin n’aspirent pas majoritairement à aller vivre dans de grandes métropoles. Elles disent « faire avec » et/ou « s’adapter » aux réalités locales, y compris dans le champ de l’emploi, malgré bien souvent des emplois sous-qualifiés, à temps partiel et fractionné, parfois bien éloignés de chez elles.

« Les filles du coin se retrouvent incitées à davantage investir les intérieurs dans un contexte où l’espace public, les routes sont construits comme comprenant des risques plus grands pour les femmes au regard des faits divers publiés dans la presse locale ou nationale. »

À défaut de capital économique ou scolaire, elles détiennent du capital d’autochtonie [des relations localisées issues d’une certaine notoriété] – le plus souvent en lien avec les sociabilités familiales – qui leur permet d’avoir du réseau, d’avoir une place dans la vie du village ou de la petite ville, d’accéder aux emplois qui s’ouvrent, etc.
Envisager de partir pour aller travailler, c’est d’abord « faire avec » l’offre d’emploi disponible sur un territoire relativement large, et habiter relativement loin de son lieu de travail. Aussi travailler nécessite un investissement économique (acquisition d’une voiture, essence, assurance) et organisationnel (temps passé dans les trajets, etc.) pour des emplois souvent précaires, à temps partiel contraint et aux horaires fractionnés. Le contexte de crise économique a renforcé les inégalités entre les jeunes, leur précarisation et les difficultés d’entrée sur le marché du travail. Sur fond de désindustrialisation et de délocalisations, les territoires ruraux sont particulièrement touchés par un affaiblissement de l’offre d’emplois disponibles. Aussi, la mobilité est envisagée par les filles dans une logique d’insertion professionnelle avant même d’être dans celle d’une « ascension sociale ». Les parcours de ces jeunes femmes montrent combien, à la sortie du système scolaire, travailler localement est le résultat de compromis les amenant à s’adapter aux contraintes : se replier sur l’emploi local pour s’insérer économiquement et parfois « batailler » pour créer sa propre activité au sein d’espaces ruraux.

CC : Vous consacrez un chapitre à l’occupation du temps libre : quelles sont les spécificités que vous avez repérées pour ces jeunes femmes ?

Les rapports de genre inégalitaires s’observent dès l’enfance et l’analyse du temps libre et des loisirs est à ce titre très parlante. On l’observe d’abord par la fin progressive de la mixité dans les pratiques sportives encadrées, avec l’entrée dans l’adolescence et le passage au collège (l’offre est alors moindre pour les filles par exemple). Ensuite, les filles du coin se retrouvent incitées à davantage investir les intérieurs dans un contexte où l’espace public, les routes sont construits comme comprenant des risques plus grands pour les femmes au regard des faits divers publiés dans la presse locale ou nationale. Ainsi, les filles sont tenues éloignées plus longtemps des mobilités autonomes que les garçons (deux-roues motorisé, accès au permis de conduire, interdiction de la pratique de l’autostop, etc.). Elles décrivent des quotidiens où la dépendance aux parents (qui font les taxis) dure longtemps et constitue une source de contrôle et de limitation des déplacements.

« Nombre de jeunes femmes ont raconté le poids de revenir dans les fêtes de village sans conjoint passé 21 ans, tandis que les autres jeunes femmes se “posaient” progressivement en couple. »

Chez elles, comme tous les jeunes de leur génération, elles sont massivement sur les réseaux sociaux, regardent des séries, écoutent de la musique ou lisent des mangas. Avec l’avancée en âge, certaines développent des projets de vente en ligne d’objets ou de bijoux par exemple, qui ne doivent pas entrer en concurrence avec leur formation ou leur vie professionnelle ni avec les « coups de main » qu’elles rendent à leur mère, socialisées à être des piliers du travail domestique.

CC : Vous montrez que ces jeunes femmes subissent peut-être plus qu’en milieu urbain une injonction à la mise en couple et à la maternité. Quelles sont les spécificités de la vie conjugale en milieu rural ? 

De manière générale, la question de la mise en couple est intrinsèque à celle de l’adolescence et de l’entrée dans l’âge adulte. S’il est convenu qu’il n’est pas problématique de ne pas être en couple à 15 ans, il devient suspicieux de ne pas l’avoir expérimenté à 25 ans. Cette situation est exacerbée en milieu rural en partie par les sociabilités amicales et familiales qui permettent des comparaisons assidues des parcours et des événements de calendrier entre les jeunes et entre les familles. Nombre de jeunes femmes ont ainsi raconté le poids de revenir dans les fêtes de village sans conjoint passé 21 ans, tandis que les autres jeunes femmes se « posaient » progressivement en couple, idem passé 24-25 ans sans devenir parent, certaines refusant alors de se rendre dans les grands événements locaux pour ne plus être jugées par leurs pairs, leurs proches.

CC : Pourriez-vous dire un mot des violences conjugales auxquelles vous avez été confrontée dans votre enquête ? 

Cette enquête s’est déroulée quel­ques années après #Metoo, dans un contexte de médiatisation des violences faites aux femmes et d’une meilleure reconnaissance de la parole des victimes de violences. Nombre de jeunes femmes se sont saisies de l’enquête pour faire part des situations de violences sexistes ou sexuelles subies dans le cadre du couple, de la famille ou encore au travail. L’entrée en couple, et plus encore l’installation dans une routine, est l’occasion de l’apprentissage de la vie conjugale, y compris dans ses rapports sociaux inégalitaires. La violence conjugale, dans toute la diversité de ses formes, en est l’exemple extrême. Loin d’être anecdotique dans les entretiens, elle n’est cependant caractéristique ni des classes populaires ni du milieu rural.

« En enquêtant sur les jeunes femmes de classes populaires habitant toujours en milieu rural, on observe qu’elles sont plus souvent concernées par l’enseignement professionnel et sont concentrées dans un faible nombre de spécialités aux débouchés plus incertains que les filières masculinisées. »

En ce qui concerne les violences dans les couples, on retiendra d’abord le fait que, dans la très grande majorité des cas, les jeunes femmes quittent leur domicile et leur coin pour aller vivre chez leur conjoint ou dans le secteur de celui-ci. Cette étape, importante de la mise en couple, contribue à faire que, les jeunes femmes reconstruisent leur réseau autour et à partir de celui de leur conjoint, les exposant alors à l’isolement et à de plus grandes vulnérabilités en cas de tensions.
Au regard du contexte de l’emploi local, les jeunes femmes peuvent se retrouver dans une situation de dépendance économique à l’égard de leur conjoint, d’autant plus forte si elles enchaînent des contrats précaires et des emplois moins rémunérateurs. Si la séparation avec le conjoint violent n’est jamais évidente, on constate une rupture par rapport à la génération de leurs mères, et plus encore de leurs grand-mères : la séparation, y compris pour des faits de violence conjugale, est possible et envisageable, elle fait désormais partie des scénarios de la vie conjugale.

Yaëlle Amsellem-Mainguy est sociologue. Elle est chargée de recherche à l'Institut national de la jeunesse et de l'éducation populaire (INJEP).

Propos recueillis par Maëva Durand.

Cause commune 37 • janvier/février 2024