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En ce triste cinquantième anniversaire du coup d’État au Chili, cet article ambitionne de revenir sur les espoirs suscités par l’Unité populaire conduite par Salvador Allende, sous un angle culturel, ainsi que sur les actions artistiques de solidarité qui ont été menées à l’échelle internationale pour lutter contre la dictature militaire d'Augusto Pinochet, à partir du cas du musée de la Solidarité.

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Mário Pedrosa prononçant un discours à l’occasion de la première exposition du musée de la Solidarité, le 17 mai 1972, au Musée d’art contemporain (MAC) de Santiago, Quinta Normal. En arrière-plan, l’œuvre de Joan Miró et Salvador Allende à droite.

 

Si les manifestations de solidarité à l’égard des peuples en lutte pour leur autodétermination foisonnent au cours de la seconde moitié du XXe siècle, le Chili est sans nul doute le pays qui cristallise l'engouement le plus vigoureux. De l’espoir suscité par la victoire de Salvador Allende a l'élection présidentielle du 4 septembre 1970, jusqu’au choc émotionnel provoqué par la violence du coup d’État du 11 septembre 1973, qui a été suivi par une répression sanglante dans les premières années de la dictature, l’expérience de la « voie chilienne au socialisme » a focalisé l’attention des peuples du monde et nourri les discussions théoriques concernant la prise de pouvoir et la durabilité potentielle d’un gouvernement révo­lutionnaire respectant la légalité constitutionnelle.
L’expérience de l’Unité populaire (UP) se démarque, en effet, de l’autoritarisme soviétique en pro­-mouvant l’idée d’un « socialisme à visage humain » comparable à l’expérience tchécoslovaque menée par Alexander Dubček. De la même manière, elle s’oppose au modèle cubain, par le refus de la lutte armée dans la prise et le maintien du pouvoir. Il s’agit de construire le socialisme, une société nouvelle et un « homme nouveau », en respectant le pluralisme politique et les instances héritées de la démocratie bourgeoise.
Malgré le caractère éphémère du gouvernement de l’UP, ces trois années ont été particulièrement riches en expérimentations, en réformes structurelles et en amélioration des conditions de vie des plus démunis. L’objectif principal du gouvernement consistait tout d’abord à se réapproprier les appareils productifs par des nationalisations massives, notamment des entreprises d’extraction du cuivre, afin de lutter contre le capitalisme monopoliste d’État. La récupération des richesses devait servir à la mise en place d’un plan d’éradication de la pauvreté – passant, comme le souligne l’historien Olivier Compagnon, par l’approfondissement de la ré­forme agraire, initiée par le gouvernement démocrate-chrétien précédent d’Eduardo Frei Montalva (1964-1970), des hausses de salaires et des prestations sociales, ainsi que par un blocage partiel des prix, afin de relancer la consommation –, faciliter une meilleure répartition du capital sur le territoire et l’investissement dans la recherche et le développement du pays.

L’apport culturel de l’Unité Populaire
Cependant, si les grandes avancées sociales se dénombrent davantage dans les secteurs de la production et de l’économie, qui ont été les plus étudiés, il ne faut pas pour autant sous-estimer les apports de ces trois années en matière culturelle.
Les peintures murales réalisées par des brigades militantes sont, sans doute, les moyens d’expression plastique qui ont le plus imprégné l’imaginaire de l’UP. Aux côtés de la Nueva Canción – mouvement musical et social chilien né dans les années 1960 –, elles ont façonné une « communauté imaginée » du peuple travailleur en lutte et favorisé l’émergence d’un optimisme révolutionnaire, un sentiment partagé d’unité et d’appartenance. Dans l’héritage des peintures murales mexicaines des années 1920 et 1930, elles étaient une manière de garantir l’accès de l’art à tous et pour tous, à tout moment et dans n’importe quel lieu (quartiers, centres-villes ou usines), et de se réapproprier l’espace public.

« Les peintures murales réalisées par des brigades militantes ont façonné une “communauté imaginée” du peuple travailleur en lutte et favorisé l’émergence d’un optimisme révolutionnaire, un sentiment partagé d’unité et d’appartenance. »


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Inauguration du Musée International de la Résistance lors du festival mondial de théâtre de Nancy. De g. à d. : François Mitterrand, Hortensia Bussi de Allende et Jack Lang (de dos), 28 avril 1977, Archives MSSA, FMTN-FE0003.

Dans son programme de gou­ver-nement, approuvé le 17 décembre 1969, l’Unité populaire plante la nécessité d’une « culture nouvelle » capable d’accompagner, après la prise de pouvoir, la révolution sociale et politique. Les artistes et les intellectuels y sont décrits comme des agents d’avant-garde de cette révolution culturelle qui « ne se créera pas par décret, [mais] surgira de la lutte pour la fraternité contre l’individualisme ; [...] pour les valeurs nationales contre la colonisation culturelle ; pour l’accès des masses populaires à l’art, la littérature et les moyens de communication et contre leur commercialisation ».
Cette coalition, qui rassemble des communistes, des socialistes, des radicaux et des chrétiens de gauche,­ ambitionne de développer des politiques culturelles capables de valoriser les potentialités ima­-ginatives du peuple, pensées comme conditions nécessaires à l’émancipation individuelle et col­-lective. Waldo Atías, qui était alors chargé du département de la Culture de la présidence, se dote d’un comité consultatif composé d’artistes, afin de faciliter l’éclosion et la mise en place de projets culturels. Ce collectif cherche notamment à poser les bases d’un futur Institut national de l’art et de la culture (Instituto Nacional del Arte y la Cultura), comme prévu dans la 40e et dernière mesure du programme électoral de l’Unité populaire. Cet institut, qui ambitionnait de donner un travail stable à tous les artistes et d’assurer un suivi permanent de ces derniers dans toutes les provinces du pays, ne parvint toutefois pas à être mis en place au cours des trois années de pouvoir.
Hormis des initiatives impulsées par le gouvernement comme « le train populaire de la culture » (15 janvier–16 février 1971), qui a parcouru villes et villages au sud de Santiago pour offrir des spectacles gratuits aux populations, de nombreux projets artistiques sont finalement organisés par les artistes et agents culturels eux-mêmes, avec une aide logistique et financière du pouvoir qui, par manque de moyens disponibles, était souvent en dessous des ambitions. En 1971, des historiens et critiques d’art, à la tête desquels se trouve le trotskiste brésilien Mário Pedrosa, critique d'art brésilien et trotskyste, forment le Comité international de solidarité artistique avec le Chili (CISAC). Leur ambition : demander aux artistes du monde d’offrir une de leurs œuvres au peuple chilien et, à partir de cette collection, constituer un musée d’art moderne et expérimental.

« Dans son programme de gouvernement, approuvé le 17 décembre 1969, l’Unité populaire plante la nécessité d’une “culture nouvelle” capable d’accompagner, après la prise de pouvoir, la révolution sociale et politique. »


L’émergence de ce projet intervient dans un contexte artistique conti-nental marqué par l’hégémonie du marché nord-américain. Et s’il existe certes à cette époque des tentatives de développement d’institutions artistiques dans des pays d’Amérique latine, ce n’est rien comparé aux centres artistiques des pays du Nord. Par la suite, dans une lettre qu’il adresse « Aux artistes du monde », Salvador Allende souligne même que ce musée « sera le premier, dans un pays du tiers monde, à mettre à la portée des grandes masses populaires les manifestations les plus hautes des arts visuels, et ce par la volonté des artistes eux-mêmes ».
Le musée de la Solidarité (MS) est inauguré le 17 mai 1972, à Santiago, dans le cadre de la troisième Conférence des Nations-Unies sur le commerce et le développement (CNUCED III). Entre 1971 et 1973, plus de six cent cinquante œuvres intègrent sa collection avec des envois d’Argentine, du Brésil, de Cuba, d’Équateur, d’Espagne, des États-Unis, du Mexique, de France, d’Italie et de Pologne entre autres. Cette manifestation inédite témoigne de la confiance sincère des artistes au moment historique en cours, d’autant plus que, suite au tournant autoritaire du régime cubain, la voie chilienne au socialisme apparaît plus favorable à la liberté artistique.

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Siège actuel du Museo de la Solidaridad Salvador Allende à Santiago du Chili, 2017, Casa Heiremans, Av. República 475.


La solidarité qui s’exprime mas-­sivement depuis l’étranger et particulièrement de la part d’acteurs influents des scènes artistiques d’Amérique du Nord et d’Europe occidentale permet au régime de compter sur des alliés de taille, tels que Alexander Calder, Joan Miró ou encore Victor Vasarely. Elle lui offre la possibilité de mener une contre-offensive médiatique destinée à contrebalancer à l’échelle internationale la propagande nord-américaine et, à l’échelle du pays, celle des médias nationaux détenus par la bourgeoisie chilienne, qui dressent une image mensongère de la réalité de l’Unité populaire.

11 septembre 1973 : après le bruit des bottes, les chemins de l’exil
Le mardi 11 septembre 1973, tout bascule. Les forces armées chiliennes renversent le régime en place en seulement quelques heures, avec le soutien tacite des États-Unis. Sous les bombardements, Salvador Allende est poussé au suicide dans le palais présidentiel de la Moneda. Dans la mémoire des victimes de la dictature, cette journée sanglante marque un avant – coloré, souriant, joyeux, rempli d’espoirs – et un après – sombre, triste et angoissant. Les récits mémoriels des partisans de l’UP opposent souvent ce souvenir de profusion culturelle et artistique à l’arrêt brutal d’une expérience libératrice par l'instauration de la répression et de la censure. Le coup d’État vient anéantir la possibilité d’institutionnalisation de ce musée, inaugurant une période sombre de répression des militants, artistes et intellectuels proches du gouvernement de Salvador Allende, qui prennent pour beaucoup les chemins de l’exil.

« Le coup d’État vient anéantir la possibilité d’institutionnalisation du Musée, inaugurant une période sombre de répression des militants, artistes et intellectuels proches du gouvernement de Salvador Allende, qui prennent pour beaucoup les chemins de l’exil.  »


Déployée à travers le monde, la diaspora chilienne, aidée par les réseaux militants nationaux, s’organise en comités et en associations pour tenter depuis l’exil de résister à la répression culturelle. Les travaux de Miryam Jouve et Nicolas Prognon ont démontré l’importance de la production artistique et culturelle pour les exilés chiliens, phénomène qui s’explique notamment par la sociologie de l’exil, dans les premiers temps de la dictature (1973-1977), majoritairement représentée par des artistes, des militants, des hommes politiques ou encore des intellectuels, partageant un capital culturel fort.
Malgré son arrêt brutal par la junte, le projet du musée de la Solidarité n’est pas abandonné par ses initiateurs qui décident, en 1975, depuis l’exil, et en accord avec les dirigeants de l’UP, de le perpétuer sous le nom de Musée international de la résistance Salvador-Allende (MIRSA). Dispersé dans différents pays du monde – en Amérique latine, en Europe de l’Ouest de l’Est, et jusqu’en Algérie –, la tâche principale de ce musée est de collecter et d’exposer des œuvres d’art offertes par les artistes solidaires de la résistance chilienne, afin d’alerter les consciences sur les atrocités commises par la Junte militaire au Chili, de maintenir vive la mémoire de l’UP et de Salvador Allende, et, enfin, de présenter le projet du musée de la Solidarité. L’objectif étant, à terme, d’envoyer les œuvres au Chili une fois la démocratie rétablie, pour pouvoir les exposer aux côtés de celles qui ont été confisquées ou disparues.
Un secrétariat est formé, coordonné par la secrétaire et femme de confiance d’Allende, Miria Contreras. Pour permettre le fonctionnement international du musée, la décision est prise de constituer des comités de solidarité nationaux afin de déléguer à des personnalités politiques du monde de l’art la tâche de promouvoir l’initiative, de rassembler, de conserver et d'exposer (souvent de manière itinérante) une collection nationale dans chaque pays d’accueil. Au-delà d’un comité d’organisation dédié à la gestion concrète du musée au niveau national ou local, se constitue aussi dans chaque pays un comité de soutien composé de personnalités reconnues du monde de l’art et de la politique, avec des figures comme Louis Aragon ou Jean Cassou pour le comité français, qui permettait d’apporter un certain prestige à l’initiative et faciliter ainsi sa médiatisation.
Dans la plupart des pays, le MIRSA a également pu compter sur l’aide logistique et économique de partis politiques, de groupes syndicaux, ou encore de majorités municipales de gauche, qui offraient des locaux pour préserver ou exposer les œuvres et contribuaient aux frais financiers nécessaires à l'organisation des expositions (transport, accrochage, assurance des œuvres, etc.).
Certains comités nationaux ont toutefois été gérés davantage par des directeurs et des conservateurs de musées d’art. Les œuvres étaient alors sélectionnées, exposées et conservées par des institutions artistiques officielles. Ce fut le cas en Colombie, avec l’engagement de Marta Traba, la fondatrice et directrice du musée d’art moderne de Bogota, mais aussi au Mexique, avec Fernando Gamboa, directeur du musée d’Art moderne de Mexico ; et en Pologne, avec Ryszard Stanislawski, directeur du muzeum Sztuki de Lodz.

Après l’exil, le retour. Et maintenant ?
Le 5 octobre 1988, après dix-sept ans de dictature, 56 % des Chiliens votent « No » au plébiscite organisé par le régime, initiant ainsi la transition du pays vers la démocratie. Celle-ci se concrétise avec l’élection du démocrate-chrétien Patricio Aylwin à la présidence de la République du Chili, le 11 mars 1990.
Dans ce contexte de retour à la démocratie, le cycle des expositions du musée en exil se clôture. La fondation Salvador-Allende, détenue par Hortensia Bussi et Isabel Allende, respectivement veuve et fille du président martyr, se charge alors du rapatriement des œuvres au Chili. Le Museo de la Solidaridad Salvador-Allende (MSSA) est inauguré de manière partielle le 3 septembre 1991, dans les salles du Musée national des beaux-arts à Santiago.
Aujourd’hui hébergé dans une ancienne villa bourgeoise de l’avenue République de la capitale, le musée – dirigé par Claudia Zaldívar depuis 2013 et administré par la fondation Arte y Solidaridad où siègent à la fois des personnalités privées et des représentants de l’État – est devenu à la fois un lieu de mémoire, un musée d’art et d’histoire, un centre culturel, un atelier artistique, et même un centre de recherche où il est possible de réfléchir aux potentialités transformatrices de l’art.
La trajectoire du musée de la Solidarité démontre qu’une grande partie de l’histoire chilienne s’est déroulée à l’extérieur de son territoire national. Grandement liée à l’exil et aux mouvements de solidarité actifs durant l’Unité populaire comme pendant la dictature militaire, cette histoire met en évidence l’existence de réseaux de coopération transatlantiques entre l’Amérique latine, l’Europe de l’Ouest et l’Europe de l’Est, qui rendent caduque la vision bipolaire attribuée traditionnellement à la guerre froide. 

Cause commune n° 35 • septembre/octobre 2023