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Christian Chevandier a commencé ses études universitaires après avoir travaillé comme ouvrier, postier, agent des services hospitaliers et infirmier. L’histoire des mouvements sociaux est au centre de ses travaux.

Entretien avec Christian Chevandier

CC : Vous avez eu une riche carrière avant d’intégrer la recherche. Pouvez-vous le résumer ?

Riche, je ne sais pas. Enrichissante sans doute, si l’on considère que les expériences le sont. Je n’ai commencé qu’assez tard des études universitaires, d’abord en psychologie puis en histoire, après avoir travaillé comme ouvrier, postier, agent des services hospitaliers et infirmier. J’avais dix ans de plus que les autres étudiants. C’est toujours en travaillant, de nuit à l’hôpital puis dans l’enseignement secondaire après la maîtrise, que j’ai suivi ces études. Si ce parcours peut aujourd’hui paraître atypique, je suis d’une génération où nous n’étions pas si rares, au sortir de l’adolescence, à se dire que nous n’avions aucune envie de faire carrière, de « parvenir » comme l’on disait une soixantaine d’années auparavant. Si beaucoup ne sont pas restés ouvriers ou employés, ils ont ensuite généralement travaillé dans le secteur social ou celui de l’éducation.

« Dans l’introduction de ma thèse, je soulignais les promesses pour l’historien des apports de la psychanalyse, non en tant que thérapie mais comme corpus de méthodes et d’interprétations. »

CC : Ce parcours a-t-il pesé dans votre choix de faire de la socio-histoire ?

Il m’a sans doute permis une ouverture plus grande sur l’ensemble de la société, notamment le monde du travail. Gérard Noiriel n’avait pas encore conceptualisé la socio-histoire et je considère plutôt que je fais une histoire sociale qui peut prendre en compte le très contemporain : mon livre de 2002 sur les grèves des cheminots se terminait avec la grève de 2001.

CC : À quel moment l’histoire sociale s’est-elle imposée comme thématique de recherche ?

Pendant mon année de maîtrise, alors un deuxième cycle d’un an après les trois ans de licence qui, en histoire, était consacré presque exclusivement à une recherche originale. C’était une année qu’appréciaient particulièrement les étudiants. Et, comme enseignant, je garde un excellent souvenir des mémoires, souvent de grande qualité, que j’ai dirigés. Le passage au master en deux ans, dans le cadre de la réforme licence-master-doctorat (LMD) du début des années 2000, a saboté ce moment souvent exceptionnel.

« Je n’ai commencé qu’assez tard des études universitaires, d’abord en psychologie puis en histoire, après avoir travaillé comme ouvrier, postier, agent des services hospitaliers et infirmier. »

CC : Quelles sont les figures qui ont joué un rôle essentiel dans cette orientation ?

Ce fut d’abord un grand nom de l’histoire sociale contemporaine, Yves Lequin, qui a dirigé ma maîtrise puis ma thèse. J’avais pris tant de plaisir à la recherche en étant persuadé que c’était la seule fois que je m’y livrais que j’ai écrit un mémoire de trois cent quarante pages. S’il ne m’avait pas dit, après ma maîtrise, que je ne devais pas hésiter à me lancer dans un doctorat, je crois que je n’aurais jamais osé. Je voudrais aussi citer Antoine Prost, dont j’avais utilisé le livre sur l’histoire de l’éducation en faisant un exposé au lycée. Ensuite, comme tous les étudiants en histoire, j’ai connu ses travaux sur les anciens combattants de la Grande Guerre. Puis, lors de ma maîtrise, j’ai utilisé ses recherches sur le syndicalisme. Et c’est seulement à ce moment que je me suis rendu compte qu’il y avait un seul historien derrière ces études, montrant qu’il est possible de ne pas se cantonner dans un domaine, d’être d’autant plus fécond en labourant différents champs. Mais c’est tout au long de ma carrière que j’ai été influencé, quand un collègue peut aussi être un ami, lorsque les colloques, les séminaires, mais aussi les discussions au bistrot, en voiture ou en train, voire en week-end ou en vacances, permettent de réfléchir peut-être autant que les lectures. Je n’en citerai que deux, Jean-Louis Robert qui a articulé histoire sociale et histoire politique et Georges Ribeill, ingénieur, historien et sociologue qui est toujours mon maître en histoire des chemins de fer. Tous, d’ailleurs, ont pratiqué une histoire où le jeu d’échelle conduisait à regarder plus largement, à pratiquer notamment une histoire sociale urbaine.

CC : Votre thèse a porté sur les cheminots en usine : les ouvriers des ateliers de réparations ferroviaires d’Oullins du tournant du siècle à la nationalisation. Est-ce un choix personnel ?

C’est clairement un choix personnel. J’ai grandi dans cette banlieue ouvrière de Lyon et je me souviens de l’occupation des ateliers au printemps 1968. Il s’agissait pour moi de comprendre ce monde ouvrier hybride, cheminot et métallo. Mais j’étais parti au début sur une histoire très politique, les grèves, la Résistance pour laquelle j’ai toujours eu un très fort intérêt. L’air de rien, en me conseillant des lectures, en m’indiquant des sources, Yves Lequin m’a aiguillé jusqu’à ce que je comprenne le caractère essentiel de l’histoire sociale, celle des pratiques professionnelles, des métiers, des mobilités. Il m’a aussi orienté, comme beaucoup de ses doctorants, vers le recueil et l’usage des sources orales. Cela m’a servi pour de nombreuses recherches jusqu’à mon dernier livre, Mémoire d’une tragédie, les policiers du 13 novembre 2015.

« La pluridisciplinarité ou, mieux, l’interdisciplinarité me semble indispensable pour avancer. »

CC : Vous êtes un spécialiste reconnu de l’histoire de l’hôpital. Une fierté ou un sentiment de « service rendu » par rapport au travail que vous avez effectué ?

Ni l’un ni l’autre. Avoir l’expérience d’un milieu que l’on étudie, qu’il soit professionnel ou militant, peut être un atout, car on le connaît fort bien, ou un handicap, car il faut l’avoir mis à distance. Pour le monde de l’hôpital, sur lequel j’ai écrit quatre livres, le risque était d’en rester aux caractéristiques que je connaissais parfaitement des années 1970 et 1980, alors que j’ai surtout étudié la première moitié du XXe siècle. Il y a aussi la conscience qu’une expérience est toujours utile pour une mise en perspective. C’est pourquoi, trente ans après avoir quitté la blouse blanche, j’ai fait le brancardier dans le service d’urgences d’un hôpital parisien en décembre 2013, janvier et juin 2014. C’est que, parmi les chercheurs qui m’ont marqué, le sociologue Jean Peneff est un de ceux qui ont popularisé dans notre pays la sociologie de l’école de Chicago et la pratique de l’observation participante ; il a d’ailleurs remarqué que plusieurs historiens du travail de ma génération avaient, auparavant, travaillé de nombreuses années comme ouvrier ou employé.

CC : Vous avez orienté vers 2006 vos recherches sur un groupe social original : les policiers. D’où vient ce choix, sachant que ceux-ci sont plutôt pourvoyeurs de sources (rapports, etc.) qu’objet de recherche ?

Ma démarche était d’abord d’ordre quasi-épistémologique, ce qui d’ailleurs ne m’a pas empêché de mener des recherches sur d’autres groupes et, plus largement, sur le travail. J’avais expliqué lors de mon habilitation à diriger des recherches qu’il serait intéressant d’aborder l’histoire de professions atypiques avec les problématiques appliquées à d’autres métiers : mobilités sociales et professionnelles, habitat, etc. De manière un peu provocatrice, j’avais donné les exemples des dealers et des ecclésiastiques. Avec cette idée, j’ai pris connaissance de la richesse des Archives de la préfecture de police de Paris sur la période de la Libération, dont les dossiers individuels des policiers tués pendant l’insurrection. Et une question me semblait prometteuse : pourquoi ces hommes qui ont participé à ce que Vichy a fait de pire se sont-ils battus contre l’occupant jusqu’à y laisser leur vie ? Ce que j’ai découvert semble évident : les premiers à s’insurger, ceux qui ont été tués lors des premiers jours de l’insurrection, faisaient partie de la Résistance de longue date. Cette recherche s’est parfois déroulée dans des conditions originales. Je me souviens du mouvement social de 2006 contre le contrat première embauche (CPE). Le Quartier latin était bouclé et la police nous empêchait de rentrer dans la Sorbonne. Comme je ne pouvais pas dispenser mon enseignement, je me rendais au service alors tout proche des archives de la police parisienne pour en dépouiller les dossiers.

« Avoir l’expérience d’un milieu que l’on étudie, qu’il soit professionnel ou militant, peut être un atout, car on le connaît fort bien, ou un handicap, car il faut l’avoir mis à distance. »

CC : Vous avez fait une entorse à vos groupes sociaux de référence (cheminots, infirmières, policiers), en corédigeant Paris dernier voyage avec Bruno Bertherat, ainsi que la biographie du postier Georges Valero. Pouvez-vous nous expliquer ces digressions ?

En fait, dans les deux cas, je suis resté dans la logique de mes autres recherches. Pour ce livre sur les Pompes funèbres de la ville de Paris avant que ses locaux ne deviennent ceux du « Centquatre », l’établissement public de coopération culturelle parisien, nous avons été sollicités afin d’écrire l’histoire de ce lieu singulier. Avec Bruno Bertherat, spécialiste de l’histoire de la mort à l’époque contemporaine, nous nous sommes attelés à une histoire sociale du quartier, de la mort et des pratiques funéraires à Paris, celle aussi des croque-morts et autres personnels des pompes funèbres : cochers et conducteurs, menuisiers, couturières. Je peux avouer, il y a prescription, qu’après une visite officielle, je me suis plus d’une fois imposé en toute illégalité en arrivant à l’entrée du chantier, chaussant d’autorité les bottes mises à la disposition des visiteurs et arpentant le site pour en appréhender la logique. Cette nécessité d’aller sur le terrain, j’en ai toujours été conscient, et il n’est pas un sujet que j’ai pu aborder sans en maîtriser l’espace, entrant par exemple dans des ateliers ferroviaires en activité ou désaffectés par des ouvertures insoupçonnées. Pour la biographie du romancier lyonnais Georges Valero, communiste dans sa jeunesse, gauchiste dans les années 68 puis anarchiste, histoire sociale de l’engagement à gauche, j’ai bien sûr mené une étude sur le groupe social des agents des centres de tri postal. Pour être honnête, je crois que j’ai surtout voulu retrouver et laisser une trace d’un moment qui a été exceptionnel dans la vie de cet homme, la grève des PTT à l’automne 1974, dernier grand conflit social avant la crise. Or, ces six semaines ont pour moi aussi été remarquables. J’étais postier dans le même centre de tri, le mouvement m’a enthousiasmé notamment par cette intensité que connaissent tous les travailleurs qui participent à une grève. J’étais alors auxiliaire et j’ai été licencié quelques semaines après la reprise, mais cette saison a surtout déterminé une conviction profonde. Après quelques années d’un engagement parfois assez confus, mais c’était l’air du temps, cette lutte sociale, par ses modalités démocratiques, m’a convaincu que l’espoir résidait dans le syndicalisme révolutionnaire qui, expliquait Albert Camus, est vivant « comme est vivante la souffrance des millions d’hommes qui appartiennent par leur malheur même à cette cause ». Un demi-siècle plus tard, je pense que j’ai eu raison. De même que l’on ne pose au passé que les questions du présent, l’on s’intéresse souvent, quand bien même l’on tente de s’en défendre, un peu à soi.

« Yves Lequin m’a aiguillé jusqu’à ce que je comprenne le caractère essentiel de l’histoire sociale, celle des pratiques professionnelles, des métiers, des mobilités. »

CC : Vous avez été, dans le cadre de votre thèse, un précurseur de l’usage de l’informatique pour la recherche. Vous en avez vite perçu les potentialités ?

Le vrai précurseur a été Antoine Prost avec sa thèse sur La CGT à l’époque du Front populaire (1934-1939) publiée en 1964, pour laquelle il a utilisé des fiches perforées. Disons que nous fûmes un certain nombre, une douzaine d’années plus tard, à en voir les potentialités. Mais il ne s’agissait pas, à l’époque, d’utiliser des logiciels déjà tout prêts. Pour mes fichiers des cheminots d’Oullins, j’ai repris le programme de gestion des adhérents d’un syndicat en le modifiant, puisque nous avions à l’université des cours de codage informatique. Disons que cela nous fait gagner du temps et nous permet des croisements de données moins fastidieux. C’est ainsi que j’ai pu me rendre compte que la syndicalisation de ces cheminots du début du XXe  siècle était corrélée avec la place dans la fratrie. Mais cela ne supprime pas toutes les entraves liées à la taille du corpus à analyser. Pour cela aussi, la nécessité d’avoir des moyens financiers est à rappeler, moindre certes dans nos disciplines que lorsque de très coûteux appareils sont indispensables.

CC : Quelle discipline vous semble la plus indiquée pour traiter d’histoire sociale ?

Toutes les sciences sociales peuvent et doivent être mises à contribution, mais aussi d’autres disciplines. Dans l’introduction de ma thèse, je soulignais les promesses pour l’historien des apports de la psychanalyse, non en tant que thérapie mais comme corpus de méthodes et d’interprétations, et j’en ai fait usage ensuite, par exemple dans mon dernier livre. Mais la pluridisciplinarité ou, mieux, l’interdisciplinarité me semble indispensable pour avancer. J’avais mis en place il y a une dizaine d’années à l’université du Havre un séminaire, « Travailler ensemble », dans lequel nous essayions de comprendre comment les sciences sociales pouvaient être complémentaires. Après des mois de réflexion, il a fallu se résoudre à être moins optimiste et ses Actes ont été publiés sous le titre Travailler ensemble ? Des disciplines aux sciences sociales, avec un point d’interrogation comme un constat d’échec.

« Cette nécessité d’aller sur le terrain, j’en ai toujours été conscient, et il n’est pas un sujet que j’ai pu aborder sans en maîtriser l’espace. »

CC : Les historiens sont souvent confrontés en archives à des trouvailles inattendues. Quelle est celle qui vous a le plus marqué ?

L’émotion est souvent au rendez-vous, comme lorsque j’ai été le premier à lire la correspondance entre le général de Gaulle et André Philip après versement aux Archives nationales. Travaillant surtout sur des individus ordinaires, ce sont les traces de tragédies plus communes qui me marquent, comme ces rapports de gardiens de la paix du quartier des Champs-Élysées qui ont arrêté en 1909 des individus qui prostituaient une fillette et relatent sa réaction. Mais l’historien vit aussi dans la cité, et dans la ville. En passant près de chez moi, square édouard-Vaillant dans le XXe arrondissement, devant le monument aux enfants déportés « dont 133 tout-petits qui n’ont pas eu le temps de fréquenter une école », je pensais souvent au commissaire parisien fusillé en août 1944 par les Allemands qui croyaient qu’il était résistant parce qu’ils l’ont surpris dans un groupe de policiers insurgés. Mais il avait été arrêté par les résistants de la police du fait de son attitude sous l’Occupation, la répression des manifestations patriotiques par exemple. Les archives m’ont révélé sa responsabilité en 1942 dans le transfert d’un millier de personnes depuis Drancy jusqu’à la gare d’où elles sont parties, par le convoi 22, pour Auschwitz où elles ont été assassinées : il y avait dans ce groupe plus de 600 enfants. Mais, pour ne pas terminer en donnant l’impression que l’émoi de l’historien est toujours tragique, je voudrais évoquer une découverte très touchante, en préparant un livre collectif sur le Chemin-des-Dames, au fond d’une grotte où des soldats ont séjourné à plusieurs mètres sous terre. Il s’agit d’un petit portrait de quatre centimètres tracés au fusain il y a un siècle, celui d’une infirmière.

Christian Chevandier est historien. Il est professeur émérite à l’université du Havre.

Propos recueillis par Colin Marais

Cause commune n° 34 • mai/juin 2023