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Back in the USSR, chanson fameuse des Beatles (1968), peut très bien servir de titre à ce témoignage du dernier correspondant de L'Humanité  dans l'Atlantide soviétique. Histoire d'accompagner à ma manière le dossier du présent numéro sur 1917.

J’arrive à Moscou quand Brejnev meurt. Aucun lien de cause à effet, simplement pour situer : le pays qu’on découvre alors, c’est ce qu’on appelait l’URSS de la « stagnation ». L’équipe dirigeante avait pris le pouvoir en 1964, dans une sorte de putsch (pacifique) pour écarter Nikita Khrouchtchev (une équipe qui était déjà en place, en large partie). Elle fit subir au pays vingt ans de conservatisme au sens propre, c’est-à-dire qu’elle avait maintenu en l’état le pays et la société, n’assurant ni avancée, ni régression. Une situation gelée. Un pur statu quo. Résultat : l’URSS venait de prendre vingt ans de retard à un moment clé de l’histoire.

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En 1982, certains membres du groupe dirigeant (on parlait beaucoup de gérontocratie) ont conscience de cet état de fait, mesurent qu’il faut mettre les bouchées doubles. C’est le cas de Iouri Andropov qui succède à Brejnev. Il ne manque pas d’idées (ni d’intelligence) mais l’homme est épuisé, il tient à peine quelques mois. Passons sur l’insignifiant Tchernienko qui le remplace et voici, en 1985, Mikhaïl Gorbatchev. Ce dernier incarne une nouvelle génération de cadres soviétiques et il a, apparemment, la volonté politique de redynamiser le système socialiste. Il est regardé avec une certaine sympathie par l’opinion soviétique, sans plus ; les gens attendent de voir. (L’opinion occidentale, elle, s’emballera aussitôt pour le nouveau leader, on y parlera même de gorbimania).

« Le coup de grâce à l’édifice soviétique sera porté par une arme que personne, semble-t-il, n’attendait : le nationalisme. »

Mikhaïl Gorbatchev se heurte à un double handicap. Le retard mis dans le développement de l’appareil productif, du mode de distribution et de consommation, est très lourd. Par certains côtés, l’URSS de 1980 fait penser aux pays ouest-européens des années 1950. Cette société fait comme si le marché n’existait pas. On n’y parle officiellement que de plan et de programmation, mais le marché existe dans cette URSS en panne, c’est le marché noir, très actif, clandestin certes mais rendant d’incomparables services à tout un chacun…
Mikhaïl Gorbatchev nomme son projet la perestroïka, autrement dit la restructuration d’ensemble, en matière de réformes économiques et sociales. Il s’agit de moderniser l’appareil socialiste, première étape de sa démarche. On reste ici dans le domaine du volontarisme politique, de la directive, un vieil héritage. C’est un mélange de bonne volonté et de pratique administrative. Un exemple parmi d’autres : la bataille contre l’alcool. La direction soviétique semble s’apercevoir que les autochtones sont portés sur la bouteille (avec des résultats catastrophiques en matière de démographie). Conclusion : on interdit la bouteille. Méthode vaine, qui ne donnera rien, ne fera qu’accroître les problèmes et sera vite abandonnée…

Le coup de grâce à l’édifice
Autre handicap, très lié au premier. En ces années 1980, le Parti communiste soviétique ne sait plus faire de politique. Au lieu d’analyser, de discuter, d’argumenter, de convaincre, bref de mener une bataille d’idées, il préfère donner des ordres, distribuer des oukases, méthode si bien nommée. Le second volet de la réforme de Gorbatchev va s’appeler la glasnost, la transparence. Il faut se souvenir que ce second volet du projet s’est imposé en catastrophe, c’est le cas de le dire, avec Tchernobyl. Quand a lieu l’explosion du réacteur, en effet, la consigne, au Kremlin, c’est RAS. Plusieurs jours durant, la direction soviétique ne fera aucun commentaire. Position intenable. Le monde entier ne parle que de ça et Moscou se tait. On change alors de braquet : désormais la presse soviétique peut et doit parler de tout, ou presque. Fort bien, mais dans cette compétition qui s’annonce, les communistes sont hors jeu ; ils ne savent pas faire. Ils vont laisser le champ libre aux autres forces en gestation, les sociaux-démocrates, les libéraux, les réactionnaires, les nostalgiques, les religieux… certains plus ou moins coachés par des officines occidentales. Les média de l’Ouest sont alors très écoutés à Moscou.
Bref, réformes économiques qui hésitent, politisation (ou repolitisation) à sens unique si l’on peut dire : l’expérience tentée par Mikhaïl Gorbatchev est fragile, branlante. Et le coup de grâce à l’édifice soviétique sera porté par une arme que personne, semble-t-il, n’attendait : le nationalisme. Les revendications « nationales » des différentes républiques soviétiques vont prendre très vite une ampleur telle qu’elles finiront par mettre à bas toute l’institution. De rares observateurs avaient mis en garde (ou spéculé) sur cet enjeu. En France, des gens comme Hélène Carrère d’Encausse prédisaient la désintégration de l’URSS sous la pression des nations. Elle avait raison et tort ; tort parce qu’elle imaginait une rébellion des républiques du sud, asiatiques, lesquelles resteront les plus attachées à la fédération ; raison parce que la rhétorique identitaire, nationale, voire xénophobe, va soulever les foules, celles des États baltes, pays les plus développés de l’Union, d’abord, et, plus grave, les foules russes.
À Moscou, la question nationale venait peu dans le débat public. On était dans une sorte de tabou, l’Union soviétique était une grande et belle fédération, répétait-on. En 1984, Youri Andropov redoutait un retour de bâton. Dans un discours solennel lors de l’anniversaire de la fédération (de 1924), il mettait en garde contre le comportement grand-russe de trop de fonctionnaires soviétiques dans les différentes républiques et le risque de nationalisme que cela pouvait encourager, mais le discours passa inaperçu.

Or, au plus fort de la crise politique des années 1989-1991, c’est le propos nationaliste que la plupart des politiciens vont mettre en avant, à commencer par Boris Eltsine, devenu premier responsable de Russie ; il va jouer à fond la carte de l’identité russe et pousser ses compères des autres républiques à « prendre autant de pouvoirs qu’ils le pouvaient », formule fameuse. En quelques mois, la fédération soviétique, si longtemps objet de fierté, convergence apparemment exemplaire de quinze États si dissemblables, de l’Ukraine à l’Ouzbékistan, se fissure et implose. Conscient d’être à la tête d’une coquille vide, Gorbatchev démissionne de la présidence de l’URSS fin 1991.