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Le processus de connaissance de la matière inanimée a-t-il un intérêt pour le PCF et son activité révolutionnaire dans les processus sociaux ?  

Le PCF fonde son activité sur des concepts et une philosophie apportés entre autres par Marx : la lutte des classes comme moteur de l’histoire, le matérialisme dialectique pour lequel les processus sociaux résultent du développement de la contradiction entre travail et capital, entre forces productives et rapports de production. Le développement de cette contradiction fait surgir continuellement des éléments nouveaux eux-mêmes contradictoires, marqués de faits contingents, qui imposent une analyse constante de ces derniers, afin de mieux déterminer comment agir dans la société pour le but que le PCF s’assigne : le dépassement du capitalisme, l’épanouissement de chacune et de chacun comme condition de l’épanouissement de toutes et tous.

La connaissance du réel
La connaissance du réel et ses processus, indispensable pour le transformer, sont eux- mêmes contradictoires : l’essence des processus ne se dévoile pas spontanément à la conscience humaine : en général, l’apparence contredit l’essence, elle-même non figée comme donnée intangible, mais historiquement évolutive avec son tissu de connexions au tout. Toute perception du réel par un sujet est imprégnée de la contradiction entre apparence et essence. C’est bien pourquoi l’analyse du réel social, objet complexe, marqué par un entrelacs de multiples contradictions, exige à la fois la libre confrontation des points de vue subjectifs, et l’expérimentation (la pratique) sociale qui peut confirmer, modifier ou infirmer le point de vue collectif qui résulte du débat. Il s’ensuit que, si le courant issu du marxisme donne des outils théoriques pour analyser le réel, il ne peut prémunir contre les erreurs d’analyse et les illusions.

« L’intervention active de la classe dirigeante dans le domaine idéologique pour masquer aux exploités la réalité des mécanismes de leur exploitation accroît la part de la subjectivité dans la connaissance de ces derniers. »

En dehors du PCF, nombreux sont les individus, les collectifs et les structures, qui ont vocation ou intérêt à mieux connaître le réel. Le courant marxiste existe en dehors du Parti communiste, il est divers, comme le PCF lui-même. Ni Alain Badiou, ni Lucien Sève, pour ne mentionner que ceux-là, ne sont membres du PCF, et tous deux diffèrent d’Althusser ou de Gramsci. Le « marxisme », objet idéologique lui-même contradictoire par la multiplication des appropriations dont il est l’objet, ne peut être utilisé comme label de vérité. La société produit continuellement à la fois des illusions et des progrès des connaissances, venant de secteurs qui se revendiquent, ou pas, du marxisme. Aucun individu ou groupe social n’étant muni d’une perception exacte (« vraie ») du réel, mais chacun en percevant certains éléments, le parti révolutionnaire, intellectuel collectif, doit être en dialogue et en débat avec tous pour confronter sa vision et ses objectifs avec d’autres pour s’en enrichir, ou, le cas échéant, pour les combattre.
Il se peut que des aspects nouveaux surgis des contradictions du monde soient mieux perçus par le PCF que par d’autres. Il se peut que ce ne soit pas le cas. S’il a pu contribuer à des apports irremplaçables et précieux dans certains domaines, grâce aux acquis du Capital, et à ses développements, il a été en retard sur d’autres : le féminisme, l’écologie, le mouvement psychanalytique, par exemple. La prétention à détenir la vérité comme détenteur du marxisme a entraîné le mouvement communiste, et avec lui le PCF, à des catastrophes dont l’image du PCF souffre encore. L’affaire Lyssenko, entre autres, le stalinisme ou la révolution culturelle n’en ont pas fini avec leurs répercussions et leurs ravages ; la dialectique matérialiste est soit ignorée massivement, soit repoussée, dans des couches intellectuelles, ou des organisations, dont la participation aux luttes révolutionnaires serait pourtant très utile, voire indispensable. Elle laisse alors la place au positivisme et au relativisme.

« À première vue, la reproductibilité des conditions expérimentales d’observation, si décisive en physique, avec la possibilité de faire varier les paramètres, n’existe pas pour les phénomènes sociaux. »

Le positivisme considère que la connaissance a comme objet de rendre compte des apparences, et doit rejeter toute prétention à la connaissance de l’être. C’est ainsi que par exemple, Mach et Duhem ont soutenu contre Boltzmann que l’hypothèse atomique était commode pour rendre compte des expériences, mais ne correspondait à aucune réalité. Ou encore, suivant Duhem, que le cardinal Bellarmin avait raison contre Galilée : rendre compte des éclipses, très bien, mais folie que de soutenir l’héliocentrisme comme un fait de la nature ! Pour le positivisme, la notion de contradiction ou, pire, d’identité des contraires au sein du processus de connaissance du réel, ou de dialecticité du réel, est absurde. Le relativisme, lui, nie la possibilité d’acquérir une vérité indiscutable sur le monde : toute théorie est faillible ; compte tenu de la construction sociale empreinte de subjectivité et de l’environnement technique et idéologique qui marquent sa genèse, elle peut être invalidée radicalement.

Les lois de la nature
La physique a fait ses preuves dans la recherche de la connaissance des lois de la matière inanimée. Elle combine l’observation répétée de processus reproductibles, les expériences, historiquement évolutives, inextricablement mêlées aux élaborations théoriques, elles-mêmes historiquement évolutives, les prédictions, les informations, et la pratique, c’est-à-dire l’action sur le monde. Elle accumule des vérités indiscutables à un certain niveau de précision des mesures, dans des conditions données. Elle est aussi la confrontation permanente, dans les publications et par des conférences en tout genre, des résultats expérimentaux, et des théories différentes et contradictoires surgies de la dialecticité même du réel et du processus de connaissance. La découverte d’un nouveau phénomène, mêlée de faits contingents, ne traduit que très rarement de façon directe les processus du réel, posant de nouvelles questions théoriques. S’agit-il de remise en cause de théories jusque-là bien établies, ou exige-t-elle de forger de nouveaux concepts qui les enrichissent ? Ou les deux à la fois ?  La tâche excitante des physiciens est de discerner – choix éminemment subjectif – les facteurs dominants pertinents dans les nouveaux processus, les facteurs dominés, dans quelles circonstances, quelles lois les gouvernent. Des écoles se forment, autour de champions de théories qui diffèrent suivant le choix des paramètres. Des passions humaines, des intérêts personnels, des positions acquises dans les institutions, etc., peuvent entraver le progrès théorique pour un temps. Des « contre-vérités » scientifiques peuvent être diffusées. La confrontation historique, parfois acharnée, entre écoles, des prédictions et de leur vérification – ou infirmation – expérimentale, des technologies qui peuvent en être issues peut permettre de trancher. Dans les dernières décennies, des concepts nouveaux dans mon domaine ont ainsi émergé, parfois dans les douleurs : invariance par dilatation des phénomènes critiques, isolants de Mott, effets Hall quantiques, magnétorésistance géante, etc. Ces avancées conceptuelles ont rectifié et enrichi la physique statistique et la mécanique quantique, avec des retombées dans tous les domaines de la physique.

« Si le courant issu du marxisme donne des outils théoriques pour analyser le réel, il ne peut prémunir contre les erreurs d’analyse et les illusions. »

Les lois de la nature élaborées par la physique sont ainsi marquées à la fois par leur permanence dans le temps, par leur évolution historique et leur efficacité pratique.
La physique newtonienne réconciliait, par la découverte révolutionnaire de la gravitation, le mouvement des planètes, le mouvement des marées, la chute des corps et la relativité galiléenne. Une première crise la fit vaciller, pour finalement renforcer son triomphe : des observations montrèrent que le mouvement d’Uranus violait la mécanique newtonienne ; la théorie était-elle à jeter aux orties ? Au contraire, la confiance du mathématicien Le Verrier dans la théorie permit de prédire l’existence d’une planète jusque-là inconnue (Neptune), et de prédire avec succès dans quelle partie du ciel elle serait observée. Plus tard, une autre crise, due aux progrès de l’électromagnétisme, aux observations du périhélie de Mercure n’eut pas pour résultat la découverte d’une autre planète, mais au contraire la deuxième vérification d’une correction majeure, par Einstein, à la théorie de Newton, la relativité générale.

Mise en défaut de certaines certitudes
Les exemples abondent qui montrent, par ailleurs, comment certaines certitudes peuvent être mises en défaut par les phénomènes nouveaux que le développement historique apporte aux connaissances ; il permet à la fois la confirmation d’acquis anciens à un certain niveau de précision, et leur remise en cause face à de nouvelles acquisitions, dans de nouvelles conditions expérimentales et de précision. La mécanique newtonienne est à la fois falsifiée par la relativité, et vérifiée pour tous les processus matériels macroscopiques à faible vitesse comparée à celle de la lumière.
La recherche acharnée d’innovations dans les techniques de production, due à la compétition entre capitalistes pour le meilleur taux de profit est un puissant stimulant du progrès des connaissances. Ce dernier permet d’accumuler sur la nature des vérités indiscutables à un niveau donné d’évolution technologique de l’humanité. Ces vérités sont à la fois absolues, en ce qu’elles ne peuvent être mises en cause à un niveau technologique donné, et relatives parce que le reflet qu’elles donnent du réel est approximatif, et peut toujours être amélioré, complété ou modifié par des progrès ultérieurs à un meilleur niveau de précision. Ce qui permet en général, mais pas toujours, d’affirmer le caractère absolu de telle ou telle vérité est la pratique : la mise en œuvre d’outils basés sur ces connaissances.

La connaissance des processus sociaux
Le processus de connaissance de la matière inanimée a-t-il un intérêt pour le PCF et son activité révolutionnaire dans les processus sociaux ? Ces derniers ont un caractère historique beaucoup plus fort que celui des lois de la nature. À première vue, la reproductibilité des conditions expérimentales d’observation, si décisive en physique, avec la possibilité de faire varier les paramètres, n’existe pas pour les phénomènes sociaux : que se serait-il passé si Napoléon avait perdu la bataille d’Austerlitz ? Pourtant, ils manifestent aussi une certaine reproductibilité : la réalité quotidienne de l’exploitation capitaliste de la force de travail humaine, dans le temps et l’espace, est difficilement niable. Les expériences de remise en cause de la domination du capital, de la Commune à l’URSS, en passant par Cuba ou le Vietnam sont nombreuses. À une échelle de temps humain, il y a du reproductible observable : Marx élabore sa théorie de la valeur notamment à partir de l’observation reproductible des fluctuations de prix dans l’économie capitaliste. En revanche, l’intervention active de la classe dirigeante dans le domaine idéologique pour masquer aux exploités la réalité des mécanismes de leur exploitation accroît la part de la subjectivité dans la connaissance de ces derniers. En même temps, l’évolution des technologies accroît la possibilité de connaissances des processus sociaux. Le développement des outils statistiques, l’éruption du big data (données massives) sur les activités humaines, la révolution numérique, le développement des sciences humaines par exemple, sont des outils nouveaux de connaissance du réel social, et de pratiques nouvelles de la lutte révolutionnaire.
En conclusion, tout processus de con­naissance du réel, celui de la nature comme celui de la société doit à la fois s’appuyer sur les outils théoriques les plus évolués, sans jamais perdre de vue la possibilité de l’erreur devant des faits nouveaux. Le PCF peut à bon droit revendiquer son attachement au courant marxiste, sans s’en proclamer le seul détenteur et sans négliger les apports venant de courants qui ne s’y réfèrent pas explicitement. L’histoire lui a enseigné la vigilance devant toute prétention à détenir seul la vérité.

Pascal Lederer est physicien et philosophe. Il est directeur de recherche honoraire au CNRS.

Cause commune n° 13 • septembre/octobre 2019