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Le travail de la rationalité, qui souvent est collectif, est avant tout une entreprise de désenclavement, de désencerclement. L’universel n’est pas un donné, mais un ensemble jamais clos de conquêtes et d’acquisitions.

Universalisme et ratio­nalisme vont de pair. Rien ne s’oppose davantage au traditionalisme, à la routine autosatisfaite, aux cloisonnements sectaires, que la pensée rationnelle. Cette pensée, l’étymologie l’indique assez (ratio désigne en latin la relation, la mise en rapport), est toujours une sortie hors de l’unilatéralité. La raison dans son exercice le plus fondamental est non pas fascination du même, mais confrontation du même et de l’autre. Mais si elle ne s’incline devant aucune autorité extérieure, elle est tout aussi critique par rapport à ce qui pourrait relever d’un arbitraire individuel. L’immédiateté du sentiment, de ce qu’on appelle aujourd’hui le feeling, tout autant que l’extase mystique lui sont étrangères. Dans un texte de 1949, Gaston Bachelard ironisait sur l’idée alors à la mode selon laquelle, en matière de philosophie, chacun disposerait avec sa conscience d’un « laboratoire personnel ». Le travail de la rationalité, qui souvent est collectif, est avant tout une entreprise de désenclavement, de désencerclement. L’universel n’est pas un donné, mais une visée, et un ensemble jamais clos de conquêtes et d’acquisitions.

L’engagement rationaliste contre un universalisme abstrait
En même temps que la visée universaliste se dégage des particularismes étroits et bornés, elle « s’engage », comme le disait Bachelard, dans la confrontation avec le réel multiforme qui est celui de la vie, biologique et sociale. Car, justement, il s’agit d’un travail, c’est-à-dire du choix de certains objets à étudier, et d’un chemin, à savoir la mise en pratique de méthodes. Un chemin escarpé ou, plutôt, une pluralité de chemins qui ont ceci de commun qu’ils ne s’excluent aucunement les uns les autres, et peuvent se croiser sans se reconnaître, s’ignorer sans se contredire. Une pluralité de chemins dont l’unité n’est pas à imaginer dans l’espérance d’on ne sait quelle terre promise, mais dans un souci commun d’émancipation, d’objectivité et de remise en question. « On connaît toujours contre, et d’abord contre soi-même », disait Bachelard.
Or il y a une conception ancienne de l’universalisme et du rationalisme, conception ancienne qui s’appuie essentiellement sur les savoirs mathé­matiques constitués et formalisés dès l’Antiquité. Leibniz, qui en est l’un des plus illustres représentants, opposait à la turbulence des querelles métaphysiques et politiques l’unité des mathématiques, « où il n’y a pas d’euclidiens ni d’archimédiens, ils sont tous pour Euclide et tous pour Archimède, car ils ont tous pour maître commun l’universelle vérité ». Conception qui dès cette époque passait sous silence un certain nombre de crises déjà traversées, à commencer par celle des grandeurs irrationnelles, et postulait entre les différentes branches des mathématiques, comme d’ailleurs entre les êtres et les raisons d’être, une harmonie que l’histoire ne tarderait pas à infirmer.

« L’universalisme n’est pas un mythe. Il est le produit d’une construction historique collective de longue durée, construction qui implique la confrontation pacifique des cultures et la mise en commun de ce que chacune a acquis en matière de savoir et de savoir-faire. »

Car l’universel, pas plus que la raison, n’est une substance, un continent merveilleux auquel on accède – ou pas. Se donner une telle conception, c’est faire rentrer par la fenêtre ce qu’on a chassé par la porte, et retrouver, simplement renversées, les formes et les valeurs du mysticisme. De fait, les mathématiques ont souvent été pensées comme une sorte d’introduction à la spiritualité, à la reconnaissance d’un ordre transcendant. C’est ce qu’on a appelé le « platonisme » en mathématiques, platonisme dont se réclamait Leibniz et qui a encore ses tenants.
L’universalisme et le rationalisme conçus de façon classique représentent la raison comme un milieu radicalement hétérogène par rapport au milieu supposé corrompu et corrupteur de ce que Platon nomme le multiple, et dont on peut donner comme déclinaisons la sensibilité, le langage et les techniques. Qu’il y ait un saut qualitatif à effectuer pour passer de ces structures de l’expérience commune à l’universel, c’est une évidence. N’y a-t-il pas cependant dans ces structures des éléments de rationalité que nous avons tendance à ignorer ? Cette dépréciation qui fait l’économie de la critique et même de l’information aboutit à une conception clivée du monde, conception dont il n’est pas difficile de voir qu’elle reproduit des rapports sociaux d’exploitation et de domination. Il y aurait d’un côté des vécus et des pratiques imperméables à la raison, et de l’autre cette raison statufiée et autarcique que le rationaliste conservateur Julien Benda célébrait sous la dénomination de « Minerve immobile ».

La dialectique de l’universel et du singulier
Ce clivage simpliste n’a plus lieu d’être. Il a d’ailleurs été davantage le fait de disciples trop zélés que des philosophes eux-mêmes : Aristote souligne qu’ « il y a des dieux aussi dans la cuisine » et fonde l’étude des êtres vivants, Descartes recherche explicitement les « fruits » de l’arbre de la connaissance et s’essaie, entre autres « applications » des mathématiques, à l’optique et à la fabrication d’arcs-en-ciel, Berkeley invente une machine à laver, Leibniz est ingénieur des mines et diplomate, Hegel journaliste puis directeur d’un lycée, ­Wittgenstein a une formation d’ingénieur dans l’aéro­nautique… Le mot d’ordre attribué à Marx « sortir de la philosophie » a été pratiqué dès avant lui, et par les plus grands. Et l’un des enseignements majeurs de la « logique subjective » de Hegel (théorie du concept, troisième tome de la Science de la logique) est la conception du singulier comme dépassement de l’opposition creuse entre particulier et universel. L’universel existe, mais pas de façon séparée, il existe dans le singulier qui réciproquement ne peut être compris que par lui.
C’est pourquoi, si l’on ne veut pas abandonner ce que Hegel appelait « la simple vie » à la superstition, à la médiocrité, à tout ce qui peut nourrir la démagogie et le mépris de la ­raison, il est impératif de repérer dans le langage, dans la sensibilité et dans les savoir-faire de la vie ordinaire, des germes de rationalité, des anticipations d’universalité, ou mieux : une rationalité non consciente d’elle-même, souvent mutilée jusqu’à devenir méconnaissable et, de ce fait même, d’autant plus méconnue.

Langage, sensibilité, savoir-faire : des obstacles, mais aussi des outils
S’agissant du langage, toute une tradition, qui n’est pas que philosophique, le dévalorise. C’est Nietzsche qui parle du philosophe « pris dans les filets du langage », et l’on pourrait faire défiler, de Platon à Bergson et au premier Wittgenstein, tous ceux pour qui le langage n’est, au mieux, qu’un habillement, voire un travestissement, d’une pensée supposée « pure ». Cette méfiance à l’égard du langage ne doit-elle pas être interrogée ? N’y a-t-il pas en elle quelque chose qui relève de la désespérance à l’égard de la possibilité de faire sens les uns pour les autres, et au fond, ultimement, un rejet de la vie sociale elle-même ? On opposera à ce rejet l’éloge qu’Aristote fait du langage au début de La Politique : le langage n’est pas seulement extériorisation et communication d’un état interne, auquel cas les animaux aussi « parleraient », il est l’espace, proprement humain et politique, de délibération sur ce qui, indépendamment de nos ressentis subjectifs, est « en soi nuisible ou profitable, et de là juste ou injuste ». Par ailleurs, comment ne pas voir que les mots sont des « analyseurs » du réel, dont ils captent et expriment les nuances les plus subtiles : on a depuis longtemps remarqué l’étonnante richesse des langues eskimos pour signifier les différences de consistance de la neige et de la glace, et chaque langue a de ce point de vue sa richesse, qui reflète aussi et traduit une expérience sociale accumulée. C’est l’appauvrissement et la standardisation de la langue qui devraient susciter débat et vigilance.

« Le grand mérite de Diderot et des encyclopédistes est d’avoir mis au centre de leur étude les métiers, avec tout ce que le geste technique même le plus humble en apparence recèle de méthodologie, d’organisation, et par là-même d’appropriation maîtrisée par les êtres humains de leur milieu et de leur corps. »

La sensibilité est, elle aussi, l’objet d’une dépréciation qui s’obstine d’âge en âge. Vouée pour une partie d’elle-même à ne fournir que la matière à laquelle l’entendement donnerait forme, alors que son autre partie, son usage illicite, oscillerait entre les puérilités de la sensiblerie et les eaux troubles de la sensualité. La promotion du « sentiment » à l’époque romantique a été strictement d’ordre esthétique, désapprouvée voire raillée en tant que valeur morale (Madame Bovary) et totalement dépourvue de valeur cognitive. Pourtant, Rousseau, dans l’isolement le plus total, théorise la « morale sensitive » : Émile apprendra à nager, à monter aux arbres, ses mains et ses pieds seront les premiers vecteurs de son rapport au monde et le savoir théorique ne pourra se concevoir qu’en continuité avec cet acquis initial, que ce soit pour le prolonger ou pour le dépasser. Et si Jane Austen, dans son admirable roman Sense and sensibility  (Raison et sentiment) fait incarner par deux sœurs ces deux valeurs de vie, c’est aussi pour suggérer entre elles, quelle que soit la supériorité de la raison dans une société bourgeoise, une parenté et une racine commune.
De fait, dans La Peau découverte (Les empêcheurs de penser en rond, 1998), François Dagognet émet l’hypothèse selon laquelle un aspect majeur de l’évolution des espèces serait chez les mammifères supérieurs, et notamment chez les humains, l’amenuisement de ce squelette extérieur que constituaient les carapaces, écailles et fourrures, au profit d’une peau fortement innervée de capteurs sensoriels, rendant le corps certes plus vulnérable, mais mieux inséré dans le monde et le milieu extérieur, enrichi en permanence d’informations nouvelles.

« L’universel, pas plus que la raison, n’est une substance, un continent merveilleux auquel on accède – ou pas. Se donner une telle conception, c’est faire rentrer par la fenêtre ce qu’on a chassé par la porte, et retrouver, simplement renversées, les formes 
et les valeurs du mysticisme. »

Les savoir-faire sont des produits culturels, des façons de faire réglées et normées, toujours propres à un groupe social donné, installés dans la longue durée. Ils ne sont jamais universels, ni universalisables tels quels. Caractérisés par la routine et l’empirisme, pratiques sans théories parfois auréolés de magie, ils constituent à ce titre des facteurs de stagnation. Pour autant, ils ne sont jamais totalement dépourvus de rationalité. Et de ce point de vue, il est essentiel de distinguer la médiation, constitutive du « faire » humain (Tätigkeit) de la médiatisation, propre à l’activité animale. L’araignée qui tisse sa toile, l’oiseau qui fait son nid, mettent en action des médiatisations, c’est-à-dire des processus finalisés par les besoins de l’espèce et composés d’étapes distinctes ordonnées entre elles : mais ces processus sont transmis génétiquement et non pas appris, ils ne sont pas en puissance d’échec et de remise en cause, ils ont été intégrés biologiquement au fil du temps infiniment long de l’évolution des espèces vivantes. Par contre, les savoir-faire, même les plus enracinés, que ce soit dans la construction de l’habitat, la confection des repas, la fabrication des vêtements, se constituent et se modifient dans le temps certes extrêmement long, mais incommensurable avec celui de l’évolution, qui est le temps de l’histoire humaine. Au fil des siècles, tout a changé dans les savoir-faire, même les plus statiques et les mieux conservés : matériaux, outillage, méthodes, temps de travail, finalités sociales, rapports de production. Alors que les médiatisations sont d’ordre naturel et possèdent à ce titre l’universalité des lois, les savoir-faire sont de fait, ils sont de l’ordre de la règle, et leur universalité potentielle se heurte à la force d’inertie du tropisme et de l’habitude. Ces savoir-faire sont des médiations, relatives à un espace et à des conditions historiques données, et à ce titre sont susceptibles d’échecs, de remises en question et en définitive de progrès. Pour s’en tenir à un exemple bien connu, la connaissance empirique des propriétés des « simples », propre aux sorciers, était non pas un désaveu de la raison, mais la preuve d’une incapacité des outils rationnels antérieurs à la constitution de la chimie et de la biologie à penser les relations du vivant et de son milieu. C’est à juste titre que Kant, dans son opuscule Théorie et pratique, souligne que si la pratique est parfois supérieure à la théorie, cela vient de ce qu’on n’a pas assez de théorie.

« Si l’on ne veut pas abandonner ce que Hegel appelait “la simple vie” à la superstition, à la médiocrité, à tout ce qui peut nourrir le populisme et le mépris de la raison, il est impératif de repérer dans le langage, dans la sensibilité et dans les savoir-faire de la vie ordinaire, des germes de rationalité, des anticipations d’universalité. »

Amalgamer le temps infiniment long de l’évolution biologique et le temps historique est une faute catégorielle majeure. C’est dans les lenteurs et les retards du travail d’universalisation que les superstitions prospèrent. Et c’est le grand mérite de Diderot et des encyclopédistes que d’avoir mis au centre de leur étude les métiers, avec tout ce que le geste technique même le plus humble en apparence recèle de méthodologie, d’organisation, et par là-même d’appropriation maîtrisée par les êtres humains de leur milieu et de leur corps.
L’universalisme n’est pas un mythe. Il est le produit d’une construction historique collective de longue durée, construction qui implique la confrontation pacifique des cultures et la mise en commun de ce que chacune a acquis en matière de savoir et de savoir-faire. Les sociétés de classe ont scindé le savoir humain, tout en séparant la théorie de la pratique. Est-il besoin de chercher ailleurs l’origine de ce couple infernal que forment l’élitisme et le populisme ? Chercher et mettre en valeur, où que ce soit, les médiations constitutives de l’universalisme et de la rationalité n’est pas la moindre tâche de celles et de ceux qui se réclament encore des valeurs humanistes. 

Jean-Michel Galano est agrégé de philosophie.

Cause commune36 • novembre/décembre 2023