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Construire des luttes communes dans une visée communiste ne peut se passer des élaborations théoriques que les penseuses du féminisme notamment ont transmises. Cause commune propose des éclairages contemporains sur ces textes en en présentant l’histoire et l’actualité.

Françoise Collin : Je partirais d'un mot, Coll. Textes Femmes, Edition Fus Art, 1999, p. 62-63.

Extrait :

Une mémoire de l’immémorial est-elle possible ? Recueillement de traces qui demeurent traces sans être assignées au rôle de marques ? Une histoire de ce qui échappe à l’histoire, et qui ne se nouerait pas dans le nom mais dans l’innommé. « L’histoire des femmes » n’escamote-t-elle pas les femmes dans son souci de ne reconnaître que des sujets ? N’a-t-elle pas tendance à remplacer les mères, et les mères des mères, par Simone de Beauvoir, Rosa Luxemburg ou Hannah Arendt ? Comme s’il n’y avait d’identité qu’identifiable.
Une femme meurt seule dans son asile, abandonnée de tous et que défigure l’âge et la folie, échevelée sur l’oreiller. Vais-je escamoter son cadavre indécent pour n’honorer que les dépouilles illustres promises à un nouveau Panthéon. Filles des nommées, ne suis-je pas aussi fille des sans nom ? L’histoire est parfois oblitération de la mémoire. C’est en ma chair que je soutiens quotidiennement le poids de celles qui m’ont précédée, chair malade de ce poids muet qui ne s’énonce en moi que par stigmates : migraine, douleur de dos, absence de sommeil, et le vomissement soudain du matin. Voix refoulées de toutes les muettes qui crient l’en moins dans mon plus d’être. Et moi-même, où, à qui, laisserais-je l’anonymat de ce qui fut mon silence ? Ne survivrai-je que dans les marques que j’ai médiocrement mais obstinément imprimées à ce temps relevé à la dignité d’une époque ? La transmission se réduit-elle à la lignée d’une nouvelle généalogie, et le visage à la lumière du photographique ? L’héritage est aussi le nocturne que le diurne toujours refoulé.
Ma mère en gloire n’abolit pas ma mère en déréliction. Celle qui écrit des livres, prit la tête d’émeutes, inventa un vaccin, ne m’enfanta pas plus que celle qui chaque jour ouvrait les volets de ma chambre. »

À défaut d’avoir imprimé des « marques » à l’histoire (publication de livres, actrice de l’histoire présente dans les manuels scolaires ou dans les archives, grandes scientifiques), les femmes anonymes continuent de hanter notre présent par les effets qu’elles produisent sur nos corps (migraine, vomissement). Ces effets sont des « traces » éléments auxquels le travail scientifique de l’historien ne peut pas vraiment avoir accès. L’histoire de ces femmes est enfouie dans un immémorial, une histoire inaccessible alors qu’elles ont été importantes dans nos vies comme c’est le cas des mères ouvrant nos fenêtres chaque matin.


L’histoire et la mémoire
Le problème que soulève la philosophe ici est insoluble : pour le comprendre, il faut commencer par distinguer l’histoire et la mémoire. Pour en donner une brève explication, l’histoire est du côté du procédé scientifique qui consiste à s’appuyer sur des faits pour dire l’histoire. La mémoire, au contraire, s’appuie sur nos propres souvenirs, elle est considérée comme subjective (un témoignage par exemple), partielle voire partiale. Pour schématiser, nous pourrions dire que la « marque » est du côté de l’histoire c’est-à-dire d’un élément tangible sur lequel l’historien peut s’appuyer pour mener à bien son travail scientifique. La « trace » est du côté de la mémoire, elle n’est pas toujours assez solide pour relever d’un fait scientifique. Le paradoxe soulevé par la philosophe est alors le suivant : les femmes anonymes existent à travers notre mémoire ou les manifestations de notre corps. Pourtant la volonté des féministes de rétablir la place des femmes dans l’histoire du monde (au sens scientifique) est impuissante à faire exister les millions de femmes n’ayant laissé que des « traces ».

« La théorie ou le discours apparaissent impuissants à faire place à cet immémorial de l'histoire des femmes. »

La pensée de la philosophe oscille entre ce qui relève du paradoxe et ce qui relève de la contradiction. Traduire schématiquement sa pensée nous conduirait à dire que le paradoxe est du côté de la finitude humaine, de l’impossible, de ce qui ne peut être dépassé, jamais nulle part (la mort, la maladie, etc.), la contradiction serait du côté du possible et plus exactement du côté du « politique », de ce sur quoi nous pouvons intervenir et que nous pouvons changer. À travers ces distinctions qui semblent délimiter le champ de sa pensée, elle tente de penser le mouvement féministe. Comme tout mouvement d’opprimés, le mouvement féministe oscille entre les dénonciations induites par l’exclusion dont les femmes sont l’objet (leur exclusion de l’histoire officielle par exemple) et l’institutionnalisation de la lutte qui charrie toujours avec elle un certain nombre de travers au premier rang desquels se trouve la reproduction des éléments attribués à la culture masculine ou ce qu’elle appelle sous forme d’interrogation le « devenir-homme des femmes ». Les mouvements de libération se trouvent toujours pris dans ces voies impossibles, entre celles qui consistent à opérer une transformation profonde du monde et celles qui consistent à s’y assimiler simplement pour rendre la vie plus vivable. Si Françoise Collin appelle de ses vœux à un féminisme de transformation du monde, elle ne tranche pas entre les deux voies reconnaissant les nécessités et les apports de l’assimilation ou de l’institutionnalisation de la lutte des femmes. Néanmoins, son travail ne consiste pas moins à rappeler ce qui dans le discours (politique ou théorique) est miné par le texte ou la pensée. Ici, le discours scientifique relatif à l’histoire des femmes est miné par la mémoire de celles qui n’ont laissé que des traces. Le texte ici ou la pensée sont toujours ce qui excède le discours qu’il soit d’ordre politique ou théorique. Tout en reconnaissant leur nécessité (au discours et à la théorie), elle dénonce leur volonté de faire système et de vouloir « maîtriser » les choses. En revanche, le texte ou la pensée sont fondamentalement portés par des paradoxes ou pour le dire dans un langage plus clair, par des problèmes non résolus. Les problèmes portés par le texte ou la pensée empêchent le discours ou le système théorique de se refermer sur lui-même de manière définitive. Dans ce cadre, s’éclaire sans doute ce texte où elle s’interroge sur l’impossible mémoire des femmes oubliées et que pourtant nous portons les unes et les autres en nous. En ce sens, la théorie ou le discours apparaissent impuissants à faire place à cet immémorial de l’histoire des femmes. Pourtant, à travers ce que nous dit le langage du corps, nous portons bien ces femmes en nous. Le problème que pose Françoise Collin ne peut se résoudre. Sa question est radicale en ce qu’elle pousse l’histoire scientifique ainsi que le travail de mémoire mené par les féministes jusqu’à leur impuissance : que faire des millions de femmes anonymes ? Comment ramener à la lumière ces anonymes quand ni la méthode scientifique de l’histoire ni les raisons qui peuvent pousser des féministes à faire connaître l’histoire d’une femme ne sont réunies ?

« À célébrer seulement celles qui ont imprimé l'histoire pour en faire les figures identifiables auxquelles il faut porter reconnaissance, on s'amputerait de toutes celles que pourtant nous portons en nous. »

La mémoire de l’immémorial
Ici, plus particulièrement, elle pose la question de savoir si une mémoire de l’immémorial est possible La question est radicale puisqu’elle porte à la fois sur ce qui est irreprésentable (les millions voire les milliards d’anonymes) et en même temps sur ce que nous portons en nous. La radicalité de la question tient à ce qu’est l’immémorial : dans une définition simple, il est ce qui remonte à des temps désormais inaccessibles, hors de notre portée. Dans une approche conceptuelle, l’immémorial met la théorie en échec : elle n’a aucun moyen de l’approcher alors qu’elle sait qu’il a existé. Poser la question d’une mémoire de l’immémorial conduit nécessairement à mettre la théorie en échec, à la mettre devant son impuissance. Ici, plus particulièrement le problème est adressé aux féministes : que peut dire le discours féministe des millions d’anonymes qui n’auront laissé que des traces ? Ces milliards d’anonymes sont aussi nos mères, nos grands-mères, celles qui n’auront pas laissé des « marques » susceptibles de les identifier et de les faire reconnaître à la postérité. La marque est par exemple une statue ou un buste à l’effigie d’une femme (rare), un livre édité voire une œuvre, un prix Nobel, un enterrement au Panthéon. La trace quant à elle est plus discrète, il peut s’agir d’une bague qu’on tient d’une grand-mère qui a marqué l’histoire de la famille, d’une lettre un jour qui a sauvé une vie, d’un nom oublié qui a hébergé et caché des enfants juifs, d’un enfant de la classe ouvrière mort du surtravail dans les usines, d’un arrière-grand-père qui un jour a réussi à fuir une plantation d’esclaves.
Françoise Collin ne cherche pas à opposer les figures telles que celles de Rosa Luxemburg, Simone de Beauvoir ou encore Hannah Arendt qui ont imprimé leur marque à l’histoire aux anonymes qu’ont été nos mères et qui disparues de nos mémoires n’auront laissé que des traces. Au contraire, il est important pour les femmes qu’elles puissent avoir ces modèles auxquels s’identifier et qui font histoire. Elle cherche à dire qu’à célébrer seulement celles qui ont imprimé l’histoire pour en faire les figures identifiables auxquelles il faut porter reconnaissance, on s’amputerait de toutes celles que pourtant nous portons en nous. Les voix étouffées et les vies de ces millions de femmes anonymes se transmettent à nous à travers nos migraines, nos insomnies, nos maux de dos et le vomissement du matin. Voix étouffées, vies oubliées, elles trouvent leurs expressions à travers les maux du corps lui-même. Ces vies inexprimables et irreprésentables obsèdent tout discours ou toute théorie les empêchant de refermer sur eux-mêmes, de se clôturer.
Comment ce texte de Françoise Collin peut nous aider à penser les rapports à l’histoire et à la mémoire ? Sans prétendre répondre à une pareille question, il est possible d’ouvrir quelques pistes d’interrogation. En effet, le problème soulevé par la philosophe est porteur d’une certaine radicalité en particulier pour ce qui concerne les femmes mais la question peut être élargie à d’autres problématiques. Comment faire place à l’immémorial en nous lorsque celles et ceux qui ont laissé des marques comme Martha Desrumaux ont encore tant de mal à se faire reconnaître par l’histoire officielle ? Comment s’occuper des traces quand une figure aussi marquante que celle d’Ambroise Croizat allait disparaître des radars sans l’apport précieux de certains historiens et réalisateurs tel que Gilles Perret ? Ici, Martha Desrumaux comme Ambroise Croizat sont du côté de la « marque ». Autrement dit, les historiens et les historiennes peuvent avoir accès à beaucoup de documents scientifiques et d’archives leur permettant de mener à bien leur travail scientifique. Pourtant, bien qu’ayant laissé des marques, il a fallu toute une lutte pour qu’ils apparaissent dans l’histoire officielle. Ainsi, encore occupés à faire reconnaître les marques que les dominés ont laissées dans l’histoire nous sommes conduits à laisser de côté la part d’immémorial dont notre histoire est porteuse. Comment un discours politique pourrait-il porter en lui ces vies faites de chair et de sang des enfants d’ouvriers morts engloutis par les conditions de vie et de travail imposées par le capitalisme hier dans notre pays aujourd’hui sous d’autres contrées ? Qui sera là pour évoquer Mary Anne Walkley morte à 20 ans de surtravail dans une manufacture de mode à Londres en juin 1863 ? Qui pour évoquer la mémoire anonyme des ouvriers, des colonisés, des anciens esclaves aux vies perdues ? Tous et toutes n’ont pas marqué l’histoire et pourtant nous les portons en nous.

« Dans la mesure où l'évocation de l'immémorial semble impossible en l'absence de marques, seuls les artistes peuvent ranimer d'entre les morts les milliers de vies perdues et abandonnées à l'anonymat sous l'égide des rapports de domination. »

Mais confrontée à Marx la proposition de la philosophe fait face à une autre radicalité : « La révolution sociale du XIXe siècle ne peut pas tirer sa poésie du passé, mais seulement de l’avenir. Elle ne peut pas commencer avec elle-même avant d’avoir liquidé complètement toute superstition à l’égard du passé ». Ici deux types de radicalités s’affrontent : l’une propose d’amener à la représentation l’irreprésentable, l’autre de se débarrasser du poids encombrant de l’histoire passée pour penser à nouveau frais la société nouvelle. Mais, les deux propositions constituent des impasses qui invitent à penser. En effet, Françoise Collin en évoquant l’immémorial n’est pas sans savoir qu’une telle évocation ne se décrète pas. Le discours politique ou la recherche scientifique peuvent œuvrer en s’attachant à mettre en lumière les marques du passé. Les historiennes peuvent sortir de l’ombre des figures féminines, des historiens peuvent décrire les réalités historiques de l’histoire capitaliste avec son lot de colonialisme et d’esclavagisme. Mais, le discours politique ou théorique s’arrête là où commencent les traces de l’immémorial. Dans la mesure où l’évocation de l’immémorial semble impossible en l’absence de marques, seuls les artistes peuvent ranimer d’entre les morts les milliers de vies perdues et abandonnées à l’anonymat sous l’égide des rapports de domination. De même, comme le sait Marx aussi, l’accouchement d’une société nouvelle peut bien couper le cordon ombilical qui la lie à l’ancienne société mais sans jamais pouvoir effacer pour autant son origine.

Saliha Boussedra est philosophe. Elle est docteure de l’université de Strasbourg.

Cause commune n°19 • septembre/octobre 2020