Par

Votre rubrique critiques ce mois-ci : Marx : la formation du concept de force du travail de Claude Morilhat ; Généraux, gangsters et jihadistes Histoire de la contre-révolution arabe de Jean-Pierre Filiu ; Les Nouvelles Migrations. Lieux, hommes, politiques de Catherine Wihtol de Wenden

marx-la-formation-du-concept-de-force-du-travail-9782848675930_0.jpg

Marx : la formation du concept de force du travail
Presses universitaires de Franche-Comté, 2017
de Claude Morilhat
par Jean Quétier
Le dernier livre de Claude Morilhat propose une synthèse à la fois précise et accessible du processus d’élaboration théorique d’un « concept crucial » de l’œuvre de Marx, celui de force de travail. Si cette notion a tant d’importance, c’est notamment parce qu’elle constitue l’envers d’un autre concept, celui de plus-value ou de survaleur, ressort principal de sa théorie de l’exploitation. Pour Marx, en effet, c’est bien parce que la marchandise « force de travail » a pour spécificité de produire une valeur plus grande que sa propre valeur qu’elle constitue, pour le capital, une véritable poule aux œufs d’or. 
Or, pour comprendre les rouages de l’exploitation capitaliste, il est nécessaire de faire usage de catégories adéquates ou encore, pour le dire dans les termes de Louis Althusser, de formuler la bonne problématique. Pour y parvenir, Marx se livre à une critique de l’économie politique classique qui le conduit notamment à remettre en cause la notion irrationnelle de « prix du travail ». Claude Morilhat, bon connaisseur des économistes du XVIIIe siècle et notamment de Turgot, commence par restituer la constitution progressive de ce qu’il nomme le « sens commun de l’économie politique », dont Adam Smith et David Ricardo élaborent probablement la forme la plus achevée. Un sens commun que l’on pourrait résumer de la manière suivante : « Globalement, pour les économistes, le travail se vend au même titre que l’ensemble des marchandises, le “prix du travail” comme les prix de celles-ci se trouve réglé nécessairement par le jeu des forces constitutives de l’ordre économique. » 
Il faut attendre le début des années 1820 pour voir émerger une première contestation – essentiellement morale – de cette orthodoxie chez des auteurs comme Jean de Sismondi, Thomas Hodgskin ou William Thompson. Ces deux derniers auteurs, que l’on regroupe généralement sous l’étiquette de « ricardiens de gauche » (alors même que, comme le rappelle Claude Morilhat, ils réclament plutôt un retour à Adam Smith par-delà David Ricardo) sont régulièrement présentés comme les précurseurs de la théorie de l’exploitation développée par Marx. Pierre Dardot et Christian Laval font même de William Thompson l’inventeur du concept de survaleur. Perspective fort contestable au demeurant : chez William Thompson, la survaleur est bien davantage une intuition qu’un concept, sans quoi il n’aurait probablement pas vu dans les États-Unis un ordre économique et social dans lequel les travailleurs peuvent disposer du produit entier de leur travail…
La deuxième partie de l’ouvrage de Claude Morilhat retrace la genèse du concept de force de travail à l’intérieur même du parcours théorique de Marx. Jusqu’au milieu des années 1850, Marx ne distingue pas véritablement la force de travail et le travail effectué. Il faut attendre les Grundrisse pour que Marx mette au jour, sans en tirer encore toutes les conséquences, la spécificité de la valeur d’usage du travailleur, qui est de n’exister qu’en tant que potentialité. En effet, le travailleur « ne peut vendre quelque chose qu’il ne possède pas, le travail, et dont les conditions d’existence (en acte) ne dépendent pas de lui mais lui font face en tant que capital ». Il restera encore à Marx la tâche de formaliser le couple conceptuel force de travail/survaleur pour réduire à néant l’idée que le rapport capital/travail repose sur un échange d’équivalents. 
L’ouvrage se conclut par une confrontation avec différents interprètes contemporains ayant cherché à reconstruire – ou à déconstruire – le concept de force de travail développé par Marx. Deux problèmes retiennent particulièrement l’attention de Claude Morilhat. Premièrement, la force de travail est-elle véritablement une marchandise ? Pour Tran Hai Hac, il faudrait répondre non, parce que la reproduction de la force de travail s’opère dans la sphère domestique et ne donne pas lieu à un procès de travail abstrait. L’auteur de Relire « Le Capital » en est ainsi conduit à affirmer que la force de travail serait une « marchandise imaginaire ». Une argumentation fragile, selon Morilhat, car elle s’oppose directement aux dizaines d’occurrences où Marx définit la force de travail comme une marchandise et car elle suppose à terme d’abandonner les concepts d’exploitation et de survaleur. 
Deuxièmement, le concept de force de travail, qui se substitue progressivement sous la plume de Marx à celui de « puissance de travail », témoigne-t-il d’une forte influence du matérialisme scientifique du XIXe siècle ? C’est notamment la position défendue par Anson Rabinbach dans Le Moteur humain, qui voit dans le paradigme énergétiste de la physique de l’époque une clef de lecture du concept de force de travail. Ce dernier ne serait pas seulement le contemporain des travaux de Hermann von Helmholtz et du développement de la thermodynamique, il en serait « la conséquence directe ». Une thèse qui peine à convaincre Claude Morilhat qui, dans la lignée d’Isaak Roubine, privilégie l’approche sociale du travail abstrait à sa conception physiologique. 
L’angle d’attaque choisi par Claude Morilhat dans son ouvrage de synthèse permet donc d’ouvrir des perspectives qui vont bien au-delà de la seule « formation du concept de force de travail » évoquée dans le titre. C’est de l’ensemble du projet de critique de l’économie politique élaboré par Marx que l’auteur nous livre ici un précieux aperçu. l

9782707197078.jpg

Généraux, gangsters et jihadistes Histoire de la contre-révolution arabe
La Découverte, 2018.
de Jean-Pierre Filiu
par Hasni Alem
La révolution syrienne, qui a débuté en 2011, a fini par dégénérer en conflit interne sans véritable perspective de résolution pacifique. L’implication de plus en plus importante dans cette guerre de puissances telles que la Turquie, complexifie encore plus la situation. Jean-Pierre Filiu, historien spécialiste du Proche et du Moyen-Orient, tente de démêler cet imbroglio en utilisant une perspective de long terme. Il montre que les révolutions arabes s’inscrivent dans une dynamique remontant au moins aux luttes de l’indépendance. La permanence des aspirations démocratiques, malgré la répression continuelle des autocrates au pouvoir, apporte un démenti formel à l’idée raciste selon laquelle les Arabes ne seraient pas faits pour la démocratie et qu’ils auraient besoin d’une poigne de fer pour les gouverner.
Au-delà de cela, l’auteur replace ces événements dans une continuité plus ancienne, celle de la Nahda ou renaissance arabe du XIXe siècle. Ce mouvement s’inspirant des Lumières européennes lutta contre la colonisation et pour la liberté des peuples arabes. Il fut étouffé (mais non éteint) par les dictateurs arabes qui s’emparèrent du pouvoir après l’indépendance. Afin d’expliquer cette force de l’autocratie arabe qui se maintient depuis des décennies, Filiu utilise deux concepts. Celui d’« État profond » qu’il emprunte aux analystes turcs et celui de « Mamelouks arabes ». L’État profond lui permet de dégager les structures de l’ombre accaparant l’État et les ressources nationales au profit des membres de cette oligarchie arabe. On y note une collusion entre militaires putschistes et affairistes, réseaux de corruption internationaux et autorités religieuses complaisantes. Ce sont ces structures qui phagocytent les États arabes et luttent de l’intérieur contre les mouvements risquant de remettre en cause le statu quo. L’analogie faite avec les Mamelouks historiques (1250-1517) permet de comprendre comment une élite unie, consciente de ses intérêts et stable, arrive à se perpétuer en écrasant toute contestation.
Finalement l’auteur constate que les autocrates arabes ne sont pas garants de la stabilité. Au contraire, leur répression permanente nourrit constamment le feu de la sédition. Ces dictateurs préfèrent pratiquer la politique du pire, qui, détruisant tout espoir, favorise la propagande djihadiste. On en a l’exemple le plus fort avec la Syrie de Bachar El Assad.
En conclusion, ce livre est indispensable afin de comprendre cette région et constitue une base de réflexion idéale pour de futures actions nécessaires afin de ramener la paix. l

images.jpg

Les Nouvelles Migrations. Lieux, hommes, politiques
Ellipses
Catherine Wihtol de Wenden
par Elsa Dubour
Dans ce véritable manuel de référence sur les migrations internationales, la politologue Catherine Wihtol de Wenden, directrice de recherche au CNRS (CERI-Sciences Po), dresse un état des lieux synthétique et pluridisciplinaire de la mutation des systèmes migratoires sous l’effet de la mondialisation.
L’introduction et le premier chapitre exposent une analyse générale de la « nouvelle donne » migratoire mondiale, déclinée ensuite en quatre chapitres étudiant plus finement quatre grands types de flux distingués par leur origine, leur destination et leur ampleur – Sud-Nord, Sud-Sud, Nord-Nord et Nord-Sud – et séquencés autour des trois axes suivants : lieux, hommes et politiques. La conclusion revient de manière plus prospective sur les différents facteurs à l’origine des migrations dans leur contexte institutionnel.
L’auteure constate que le nombre de migrants internationaux a triplé en quarante ans, pour atteindre 240 millions de personnes, tandis qu’un humain sur sept se trouve aujourd’hui en situation de mobilité. Les migrations sont désormais « le reflet d’un monde interdépendant et inégal, opposant les populations aux richesses », dans lequel la mobilité, « symbole de l’hypermodernité », demeure réservée à une poignée de privilégiés. Ce constat aboutit à la caractérisation de nouvelles configurations migratoires.
Les pays de destination sont de plus en plus diversifiés et plus souvent situés dans un « Sud ». Tandis que la mondialisation s’accompagne d’une régionalisation des flux, la distinction entre pays d’accueil, pays de transit et pays de départ tend à s’estomper. Le profil des migrants se diversifie également : aux stéréotypes du paysan pauvre venu pour travailler et du dissident communiste solitaire se substituent celles, moins clairement distinctes et pour moitié féminines, de jeunes attirés par la société de consommation, de demandeurs d’asile fuyant collectivement des persécutions et de déplacés fuyant les catastrophes climatiques et les guerres. 
Le cadre institutionnel de ces nouvelles configurations, dont il influe sur les formes, évolue rapidement et de manière divergente. D’un côté les politiques migratoires se redéfinissent autour du point de fixation que constitue la frontière, dont les murs, zones de rétention, camps et accords de réadmission sont autant de marques. De l’autre, un « droit à la mobilité » s’affirme progressivement depuis l’énonciation dans la Déclaration universelle des droits de l’homme du droit de quitter tout pays, y compris le sien. Pour l’auteure, « plus les frontières sont ouvertes, plus les migrants circulent et moins ils s’installent définitivement […]. À l’inverse, plus les frontières sont fermées, plus les sans-papiers tendent à se sédentariser ».
Tant la richesse factuelle de l’analyse que sa capacité à ouvrir à la réflexion politique en rendent la lecture extrêmement bénéfique, d’autant que, comme le souligne l’auteure, les migrations internationales s’affir­ment comme une question majeure de ce siècle. l

Cause commune n° 5 - mai/juin 2018