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Ce mois-ci :

• Trois femmes disparaissent d'Hélène Frappat
• Sortis de l’ombre. Tsiganes, résistants, communistes de Gilles Alfonsi
• Georges Séguy. Le choix de l’audace. Contribution au débat sur l’avenir du syndicalisme d'Alain Guinot
• Petite Poucette de Michel Serres

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Trois femmes disparaissent

de Hélène Frappat
Actes sud, 2023
par Gérard Streiff

Un texte troublant, dans la forme (des chapitres courts et percutants) , dans le fond : une enquête romancée sur trois stars de Hollywood, Tippi Hedren, Melanie Griffith et Dakota Johnson. Tout le monde les connaît, un peu, beaucoup, passionnément. Tippi Hedren est l’interprète de Les oiseaux ou Pas de printemps pour Marnie. On a pu voir Melanie Griffith dans Working girl ou Body double. Et Dakota Johnson est l’héroïne de Cinquante nuances de Grey. Il s’agit non seulement de trois actrices fameuses mais aussi de la mère, de la fille et de la petite fille. Et on s’aperçoit que ces trois générations revivent à peu près les mêmes épreuves, le même rapport (de soumission) aux hommes (aux patrons en fait), la même relation au corps, la même dépendance du regard des autres. Comme dit l’autrice, « elles racontent la même histoire, celle de toutes les femmes ». Et c’est plutôt rude. On s’aperçoit par exemple que l’une et l’autre, la mère et la petite fille notamment, signent des contrats hallucinants qui les mettent complètement à la merci de leurs réalisateurs. Alfred Hitchcock impose ainsi à Tippi Hedren un contrat d’exclusivité de cinq ans, financièrement nul et comportant des clauses qui relèvent du chantage sexuel, du plus pur harcèlement. « Il [Hitchcock] m’a fixé [Hedren dixit] et s’est contenté de me dire, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde, qu’à partir de ce moment, il s’attendait à ce que je me rende sexuellement disponible et accessible pour lui, chaque fois qu’il le désirait, quels que soient la manière et le lieu où il le désirait ». Dans le même temps, Hitchcock, possessif, jaloux, grossier, se comporte avec une rare désinvolture avec son actrice durant les tournages. Les pages consacrées par exemple à cette scène illustrissime des Oiseaux où Tippi Hedren traverse le grenier de sa maison envahi de volatiles sont sidérantes. Dans la plupart de ses films, Griffith sera tenue de jouer nue ou dénudée. Quant à Cinquante nuances de Grey, il offre, nous dit Hélène Frappat, un remake des tournages avec Hitchcock : « Grey contrôle ce que mange et boit la Soumise, son comportement, ses fréquentations, sa garde-robe, son maquillage, comme Hitch surveillait l’alimentation, les boissons, le poids, les tenues, la vie sociale de la Fille, y compris en dehors des tournages, lui interdisant toute intimité – même amicale et professionnelle – avec un homme autre que son patron ». Bref les rapports actrice-réalisateurs se répètent, en pire. Et l’autrice dira, par ailleurs, que ce n’est pas un hasard si le mouvement MeToo est né dans le milieu des artistes : « Elles vivent en grand de façon magnifiée ce que vivent et font toutes les femmes ». (Le titre du livre est un clin d’œil à un film « d’espionnage » de 1938 d’Alfred Hitchcock Une femme disparaît). Romancière et critique de cinéma, Hélène Frappat a dernièrement publié Le Mont Fuji n’existe pas.

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Sortis de l’ombre. Tsiganes, résistants, communistes

de Gilles Alfonsi
Arcane 17, 2022
par Hoël Le Moal

Alors que Robert Hébras, dernier survivant du massacre d’Oradour-sur-Glane, est récemment décédé, l’ouvrage de Gilles Alfonsi vient combler un manque de l’historiographie. En effet, l’auteur propose une monographie portant sur trois massacres commis par la sinistre division SS Das Reich le 23 juin 1944 à Saint-Sixte, Caudecoste et Dunes, trois villages situés entre Agen et Montauban. À partir d’une très sérieuse enquête dans les archives départementales de la région, mais aussi d’une connaissance appréciable des travaux de Peter Lieb (le spécialiste des massacres de résistants par l’armée allemande), Gilles Alfonsi parvient à démontrer que ces crimes de guerre s’inscrivent dans une stratégie globale visant à terroriser la population locale et à la couper des résistants. Cela explique notamment la présence de la moitié des effectifs de Das Reich dans le Sud le 20 juin 1944, soit quinze jours après le début du débarquement allié en Normandie. Le massacre de Saint-Sixte présente en outre une particularité : il s’agit du seul assassinat collectif de Tsiganes en France lors de la Seconde Guerre mondiale. Une des ambitions de l’auteur est de lutter contre les occultations, les malentendus, et les silences de l’histoire : pour arriver à ses fins, il propose une plongée historique, mais aussi sociologique et géographique, dans la région du Garonnais, une exploration des spécificités politiques locales (un ancrage communiste dans un département du Tarn-et-Garonne où le Parti communiste français est peu présent, face à un clergé dunois collaborationniste), mais aussi un travail de recoupage des informations, notamment d’un cahier de délation transmis à la Kommandantur et à l’origine des massacres du 23 juin 1944. Dans la préface de l’ouvrage, Claude Pennetier insiste à raison sur un travail « digne de la Microstoria italienne » tant les documents d’un épisode local lorsqu’ils sont bien étudiés permettent d’atteindre « par le bas » la compréhension de la grande histoire.

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Georges Séguy. Le choix de l’audace. Contribution au débat sur l’avenir du syndicalisme

d'Alain Guinot
Éditions Manifeste, 2023

Extrait de la préface : Ce livre se veut un témoignage de mon chemin partagé pendant de longues années avec Georges Séguy, figure du syndicalisme du XXe siècle, et qui m’a tant apporté. Je souhaiterais que ces lignes soient utiles à la jeunesse et à toutes celles et tous ceux qui se montrent intéressés par la chose sociale mais sont béotiens en matière syndicale.
J’ai voulu retracer, mettre en lumière l’apport de ce grand syndicaliste au mouvement social. Montrer la modernité de sa pensée, et son action, dans la crise de représentation que traversent les partis et les syndicats aujourd’hui. La lumière du syndicalisme n’est pas garantie. Bien sûr, il subsistera des modes d’organisation, de défense des salariés, sous des formes diverses, souvent aléatoires, catégorielles, ou sous forme de révoltes.
Le mouvement inédit des gilets jaunes, qui a surgi fin 2018, en est une démonstration. Ses caractéristiques sont le reflet, entre autres, d’un salariat coupé de références et de présences syndicales. Une révolte qui fait écho aux efforts que la CGT a tenté de développer pour s’adapter au monde du travail d’aujourd’hui, mais sans aller, hélas ! jusqu’au bout de son ambition. Un mouvement révélateur de l’ampleur de ces déserts syndicaux qui obèrent l’efficacité de l’action. Il nous faut comprendre pourquoi un fossé s’est creusé entre un tel mouvement social et le syndicalisme. Fossé d’autant plus incompréhensible que la plupart des revendications mises en avant par les gilets jaunes étaient celles particulièrement portées par la CGT, qu’il s’agisse du pouvoir d’achat, des retraites, de la précarité, de la vie chère, des services publics et bien d’autres choses encore. L’incroyable mouvement des luttes contre la réforme des retraites en 2019-2020 en est une formidable illustration. Ce mouvement est révélateur des profonds mécontentements qui traversent la société française et aussi sa capacité à s’inscrire dans des formes d’actions innovantes cherchant les voies de l’efficacité dans la durée, dans les formes de rassemblement en essayant de donner un sens nouveau au concept de radicalité.
Une des explications se trouve sans doute dans les difficultés rencontrées par la CGT pour se déployer parmi le salariat d’aujourd’hui. Même si des avancées se sont concrétisées dans la syndicalisation des travailleurs précaires, des ingénieurs, techniciens et cadres, des sous-traitants, nous sommes encore loin d’un syndicalisme adapté aux nouvelles formes d’exploitation de la force de travail. Persistent également des limites à l’inter-professionnalisation des actions, ainsi qu’à la « continuité syndicale » face à la mobilité contemporaine.
[...] Tout n’a pas été facile durant ces années passées avec Georges Séguy, mais combien elles ont été enrichissantes et enthousiasmantes ! Par-delà toutes les turbulences, les tensions, les affrontements, je garde en mémoire l’attachement indéfectible de Georges pour la CGT et son parti, le PCF. Et aussi l’optimisme inébranlable d’un homme qui a pourtant souffert si jeune de l’enfer des camps nazis. Une confiance dans ce qu’il y a de meilleur chez les femmes et les hommes. Une foi absolue dans l’apport décisif de la jeunesse. Un attachement non moins viscéral à la diversité, à la culture du débat et de l’unité.
Je lui suis profondément reconnaissant pour la confiance qu’il m’a toujours accordée, pour ce parcours qui a fait de moi ce que je suis. Georges Séguy a pu, malgré les déceptions, les désillusions, ne jamais être aigri, avoir toujours le souci de l’autre, certain que la différence est une richesse.
De ce cheminement s’est forgée avec Georges une amitié profonde. Je garde le souvenir ému de nos déjeuners réguliers où nous devisions sur la CGT, le syndicat, la politique.
D’une pudeur, d’une retenue qui l’a toujours accompagné, de la crainte de faire du tort, il est passé progressivement à l’idée que la vérité est nécessaire et indispensable. C’est ainsi qu’il a, peu à peu, livré son témoignage sur les événements majeurs auxquels il a été confronté, et qui ont eu, pour certains, des conséquences négatives sur l’Histoire de la CGT. Des rendez-vous manqués, une modernisation inachevée, qui ont entraîné un grave retard, non seulement pour la CGT, mais aussi pour tout le syndicalisme. C’est pour ces raisons, entre autres, que le déclin syndical s’est poursuivi, installant de manière pérenne une sous-syndicalisation, un éclatement, une fragmentation du paysage syndical.
Si Georges Séguy a commencé s’affranchir du vieux principe selon lequel « mieux vaut laver son linge sale en famille que de l’étaler sur la place publique au risque de permettre à l’adversaire de l’utiliser contre nous », nous savons qu’il reste des zones d’ombre sur ces années cruciales de l’Histoire de la CGT. Nous savons qu’il faut poursuivre dans la voie de la « parole libre », convaincu que cela peut être salutaire pour la CGT d’aujourd’hui.
Un jour, échangeant avec lui sur cette problématique, alors que je l’invitais à poursuivre dans cette voie, il m’a dit : « j’ai fait ma part, c’est à vous les jeunes, c’est à toi, Alain, de prendre le relais ». Alors, impossible de se dérober, par respect, par dignité, par esprit de responsabilité. Voilà la raison de ce livre. Apporter ma part de vérité, celle d’un acteur de ces périodes historiques, toujours étonné d’avoir été à cette place, étonné qu’un grand homme comme Georges Séguy ait choisi un jeune militant, pas si expérimenté, doutant de ses capacités.

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Petite Poucette

de Michel Serres
Marabout, 2022
par Mathieu Menghini

Est parue, cette année, une nouvelle édition de Petite Poucette – succès de Michel Serres initialement publié en 2012, sept années avant que le philosophe ne nous quitte. Dans cet opuscule – modeste par la taille, non par l’érudition et l’ambition, Serres observe que la transformation digitale est à l’origine d’une mutation anthropologique majeure. L’auteur n’hésite pas à l’affirmer : « un nouvel humain est né. »
Cet éminent spécialiste des humanités numériques interroge le devenir de l’éducation et de la pédagogie dans la société de l’information. L’actuelle jeunesse requiert, selon notre homme, une nouvelle organisation des savoirs et une convocation différente de ses facultés cognitives. Ainsi en va-t-il de la mémoire : de fait, ordinateurs, tablettes et smartphones sont autant de « boîtes cognitives objectivées » qui la libèrent. L’invention naissant de la distanciation avec le savoir – d’après Serres –, ne nous incomberait plus désormais que « l’intuition novatrice et vivace », une « authentique subjectivité cognitive ».
L’enthousiasme de l’auteur de Petite Poucette tranche avec les critiques des nombreux détracteurs de l’ère numérique – lesquels pointent un désastre écologique en cours (extraction de métaux rares, production de déchets dangereux), des effets néfastes chez les usagers au niveau somatique (problèmes cardiovasculaires, etc.), au niveau émotionnel (intolérance à la frustration, dépression, déréalisation de l’environnement humain provoquant une perte progressive d’empathie, etc.) ainsi qu’au niveau cognitif (dépérissement du langage, troubles de la concentration, déficit de l’attention voire perte d’initiative de sa pensée, etc.).
Faut-il dès lors se réjouir avec Serres de la moindre convocation de la mémoire, par exemple ? Aux contempteurs de l’encombrement des cerveaux juvéniles, l’humaniste Georges Steiner opposait le « dialogue constant » que permet semblable bagage intime (il évoquait spécifiquement la littérature, il est vrai).
Autre point : le numérique constitue-t-il réellement le grand égalisateur culturel espéré par Serres ? S’il y a des « natifs numériques », il y a aussi des « naïfs numériques » répond Nicole Boubée, docteure en sciences de l’information et de la communication. Aussi aurait-on tort de confondre utilisation des techno-cultures et maîtrise de celles-ci.
Alors, aliénante ou émancipatrice l’ère digitale ?
Peut-être convient-il de mâtiner quelque peu l’optimisme de Serres en relisant les travaux de Raymond Williams. Selon ce représentant majeur des Cultural studies, on ne peut inférer un usage ou un effet d’un dispositif technique simplement à partir de ses caractéristiques propres. Les moyens modernes de communication, selon Williams (parlant à une autre époque, certes), constituent aussi bien des vecteurs de domination que d’affranchissement. La nocivité́ ou la valeur d’une technologie, ajoutait-il, dépend souvent de qui la possède, de qui décide de la manière de son activation. L’intellectuel marxiste anglais, on s’en doute, considérait qu’il s’agissait d’en reprendre le contrôle et de démocratiser celui-ci.

Cause commune n° 33 • mars/avril 2023