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La Fabrique de la radicalité. Une sociologie des jeunes djihadistes français
de Laurent Bonelli et Fabien Carrié
L’Énergie pour tous, un droit fondamental
de Gilles Pereyron
Ils étaient juifs, résistants, communistes
d'Annette Wieviorka

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La Fabrique de la radicalité. Une sociologie des jeunes djihadistes français

Seuil 2018, de Laurent Bonelli et Fabien Carrié
par Anouchka Comushian
La Fabrique de la radicalité est le fruit d’une enquête menée entre 2016 et 2017, dans le cadre d’un marché public passé avec la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ). Les cas de cent trent-trois mineurs signalés ou poursuivis pour faits de radicalisation (apologie du terrorisme, tentative d’attentat ou de départ en Syrie) ont été étudiés de manière approfondie et nouvelle. En effet, si les recherches en matière de radicalisation sont foisonnantes depuis les attentats de 2001, très peu ont apporté des connaissances nouvelles, et seules 1% d’entre elles s’appuient sur des entretiens comme l’enquête de Laurent Bonelli et Fabien Carrié.
Plutôt que « radicalisation », les auteurs tentent d’affirmer la notion de « radicalité »  comme relation inséparable entre des actes qui transgressent des normes établies et des réactions à ces actes de la part des familles et des institutions. Premier constat : les figures connues du djihadisme français, tels que Mohamed Merah, Salah Abdeslam, ou encore Amedy Coulibaly, ne correspondent pas aux résultats de l’enquête. Affirmant que l’écrasante majorité des jeunes inculpés n’ont pas de projet politique, les auteurs ont créé une classification inédite des profils étudiés :
• la radicalité apaisante, qui concerne des jeunes principalement de sexe féminin, vivant dans des contextes familiaux instables, voire violents, en recherche de cadres protecteurs ;
• la radicalité agnostique, rattachée à des jeunes baignant dans la « culture de rue », vivant dans des familles dysfonctionnelles, multipliant les violences verbales et les provocations ;
• la radicalité rebelle, renvoyant à des jeunes issus de la classe moyenne, inconnus des services de police, scolarisés dans l’enseignement général, agissant au cœur de conflits familiaux ;
• la radicalité utopique, liée à des jeunes majoritairement descendants d’immigrés, dont la scolarité est fortement suivie par leurs parents, souvent impliqués dans leurs études et qui manifestent un engagement idéologique.

Cette dernière typologie est bien entendu le cœur de l’enquête, puisque la moitié du livre lui est consacrée. Y sont étudiés les facteurs favorisant l’entrée dans la cause djihadiste, les espaces sociaux et familiaux dans lesquels la radicalité s’est développée, le contexte dans lequel est fabriquée la « communauté », les dynamiques d’organisation à l’œuvre, la fabrication de nouveaux espoirs, les ressorts du passage à l’acte. Les dernières pages s’attardent brièvement sur le retour à la réalité, et questionnent la réinsertion possible des jeunes incarcérés.
Loin d’être réducteurs, Laurent Bonelli et Fabien Carrié analysent les facteurs de l’engagement pour la cause djihadiste, en insistant sur la complexité des situations rencontrées. Ainsi, les quatre typologies de radicalité évoquées ci-dessus ne sont pas étanches, et les auteurs se gardent bien de prétendre qu’ils ont réalisé une enquête statistique. Conçue comme un éclairage novateur, cette enquête remplit ses objectifs ! 

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L’Énergie pour tous, un droit fondamental

SEPC Helvétius, 2018 de Gilles Pereyron
par Fabrice Ferlin
Gilles Pereyron est un militant syndical du secteur énergétique, vice-président de l’ONG Droit à l’énergie - SOS Futur. Cette ONG, fondée en 2000 à l’initiative du mouvement syndical, se donne pour but d’agir en faveur de la reconnaissance du droit à l’énergie comme un droit fondamental de l’homme, dans le cadre du respect des équilibres planétaires et des intérêts environnementaux des générations futures.
Le livre fournit un panorama intéressant de la situation mondiale du point de vue de l’accès des populations à l’énergie, en présentant la situation dans de nombreux pays, ainsi que les instances mondiales concernées : ONU, GIEC, OMS, mais aussi l’Agence internationale de l’énergie ou l’Organisation internationale du travail. Il décrit l’ampleur considérable des inégalités dans l’accès à l’énergie, aussi bien entre régions du monde qu’au niveau national ou même local. Gilles Pereyron montre ainsi combien les politiques libérales de l’énergie, qui en font une marchandise et une source de profits parmi d’autres, sont incompatibles avec la reconnaissance du droit à l’énergie comme droit de l’homme. C’est bien l’existence de politiques nationales, avec un rôle important de l’État, qui a permis de développer efficacement l’accès à l’énergie dans de nombreux pays. A contrario, les politiques fondées sur le libre marché, lorsqu’elles s’imposent à leur tour, développent la précarité énergétique d’une partie importante de la population, même dans des pays dits développés. C’est le cas avec la politique de libéralisation du secteur de l’énergie menée par l’Union européenne depuis le milieu des années 1990, et qui devrait être parachevée très prochainement, avec la fin des tarifs réglementés. Le livre montre, exemples à l’appui, qu’au contraire des promesses selon lesquelles la concurrence garantira des prix bas, il faut s’attendre à ce que ces prix deviennent beaucoup plus élevés que ceux régulés qui existaient jusqu’alors, ce qui va aggraver considérablement les difficultés de larges couches de la population. Des pays, comme l’Allemagne ou le Royaume-Uni qui ont déjà subi cette suppression des tarifs réglementés ont vu doubler les prix !
En résumé, un ouvrage très instructif et stimulant, à l’heure où les hausses du tarif de l’électricité anticipent des augmentations qui seront vraisemblablement bien plus fortes lorsque le « libre marché de l’énergie » s’imposera dans toute sa rigueur. 

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Ils étaient juifs, résistants, communistes

Éditions Perrin, 2018, d'Annette Wieviorka
par David Noël
Directrice émérite de recherche au CNRS, Annette Wieviorka est une spécialiste de l’histoire de la Shoah et du communisme français. La réédition de son ouvrage paru en 1986, Ils étaient juifs, résistants, communistes, permettra aux nouvelles générations de découvrir un aspect parfois ignoré de la Résistance. Si les noms de Manouchian et de Krasucki sont connus, beaucoup de jeunes juifs originaires d’Europe orientale, participèrent à Paris, mais aussi à Lyon et à Grenoble, à la lutte armée contre l’occupant.
C’est cette histoire que raconte l’ouvrage, qui retrace la vie de jeunes juifs comme Victor Zigelman, Jacquot Szmulewicz, Étienne Raczymow ou Paulette Shlivka dans le « Yiddishland » de la rue des Immeubles-Industriels de Paris. Déboussolés par le pacte germano-soviétique, les jeunes juifs communistes lisent Unzer Wort, le bulletin en yiddish qui a pris la suite de la Naie Presse. Ils militent au sein de l’organisation Solidarité. Alignés sur les positions de l’Internationale communiste, leurs tracts dénoncent les capitalistes fauteurs de guerre et l’internement des juifs par Vichy, mais ne donnent aucune consigne quand les Allemands ordonnent le recensement des juifs de la zone occupée. Le ton change après l’invasion de l’URSS et les jeunes de la sous-section juive de la MOI multiplient les actions et les sabotages, qui visent souvent les petits patrons juifs, mais aussi l’UGIF, cette organisation créée par Vichy pour représenter les juifs de France, accusée de collaborer avec le régime de Pétain et les nazis. Les résistants juifs de la MOI dénoncent les déportations des Français par l’occupant, sans distinguer la spécificité radicale de l’antisémitisme nazi – à une époque où personne ne peut imaginer l’existence des centres de mise à mort. De nombreux militants ont été arrêtés, fusillés au Mont Valérien comme Léon Pakin ou Elie Wallach. Marqués par la rafle du Vel d’Hiv et les exécutions, les militants de la sous-section juive de la MOI se réorganisent ; le Mouvement national contre le racisme (MNCR, dont le MRAP est issu) est créé en septembre 1942 pour aider les enfants juifs risquant la déportation.
Filés par les policiers des brigades spéciales, Henri Krasucki et les jeunes résistants juifs sont arrêtés en mars 1943. En novembre, c’est le groupe FTP-MOI de Missak Manouchian et Marcel Rajman qui est arrêté. Annette Wieviorka dédouane largement Lucienne Goldfarb dont les écrits des survivants, influencés par son parcours ultérieur de tenancière de maison close et d’indicatrice de police, ont fait l’archétype de la traîtresse. Décapitée dans la capitale, la résistance communiste juive se reconstitue à Lyon et à Grenoble, à travers les groupes Carmagnole et Liberté qui participent aux combats de la libération.
Si 75 % des juifs de France ont survécu à la guerre, 50 % des juifs résistants, en particulier ceux qui ont pratiqué la lutte armée, sont morts au combat ou fusillés. Après la guerre, le Parti communiste dissout la MOI ; une partie des résistants de l’ancienne sous-section juive, d’origine polonaise ou hongroise, quittent la France pour construire le socialisme réel dans leur pays d’origine. Beaucoup en sont revenus dépités.
La plupart des acteurs de cette histoire ont aujourd’hui disparu. Devenue objet de mémoire, « l’affiche rouge » a permis de conserver le souvenir du combat et du sacrifice des FTP-MOI. Parce qu’il existait une Arménie soviétique, la mémoire communiste se focalisa-t-elle déli­bérément sur Missak Manouchian ? Pour Annette Wieviorka, dans le contexte de la guerre froide et de l’appui apporté par l’URSS aux pays arabes, les communistes juifs étaient « d’un maniement plus délicat ». Alors qu’ils avaient fait primer leur engagement communiste sur leur judéité, plusieurs survivants ont renoué, avec le temps, avec la foi juive. Trop juifs pour avoir toute leur place dans la mémoire communiste d’alors, qui préférait mettre en avant une image rassembleuse excluant les résistances spécifiques, mais trop communistes pour que les juifs les reconnaissent comme une composante de la résistance juive, les militants de la sous-section juive de la MOI sont désormais mieux connus grâce à cette réédition qui apporte un éclairage opportun sur de hautes figures résistantes. 

Cause commune n° 13 • septembre/octobre 2019