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Si on veut réaliser l’unité politique et syndicale du prolétariat, il faut analyser finement les différentes fractions qui le composent, et notamment celles qui n’appartiennent pas aux classes dites populaires mais à l’encadrement. À quelle distance de la classe capitaliste se situent les cadres ?

Un entretien réalisé par Hoël Le Moal

CC : Dans le discours public, la précarité de l’emploi qui fracture le salariat a été moins souvent associée aux cadres. Subissent-ils également le déclassement, et si oui, comment cela se manifeste-t-il ?

Les cadres subissent de plein fouet le déclassement, c’est assez simple à observer, même si effectivement c’est invisibilisé dans le discours public. La part des salaires dans la valeur ajoutée n’a jamais été aussi faible depuis quarante ans. Quand, dans les années 1980, une ou un salarié travaillait une semaine par an pour les actionnaires, c’est désormais quatre semaines. Pourtant, les salariés (femmes et hommes) n’ont jamais été aussi qualifiés. La baisse relative des salaires dans les richesses que nous créons est donc liée à la baisse de reconnaissance des qualifications.

Cela se traduit par un déclassement massif, notamment des professions techniciennes et intermédiaires. Faut-il le rappeler, ces professions étaient dénommées « cadres moyens » dans l’ancienne nomenclature INSEE (avant 1982).

Prenons justement les données de l’INSEE : depuis vingt-cinq ans, le salaire moyen des ouvriers a augmenté de 16 % en euros constants, celui des employés de 11 %, quand celui des cadres augmentait de 3,4 %, et celui des professions intermédiaires de 2,4 %. Enfin, le salaire moyen d’un cadre des années 1990 était de 4,5 SMIC, et aujourd’hui ce n’est plus que 3,1 (soit une perte nette mensuelle de 1 820 €). Pour les techniciens et les professions intermédiaires, c’était 2,4 SMIC, contre seulement 1,8 SMIC aujourd’hui (soit une perte nette mensuelle de 810 €).

CC : L’idée de « classe » suppose la prépondérance du collectif sur l’individuel. Or on associe souvent les cadres à  des salariés tournés vers leur propre carrière (contractualisation) et le développement personnel de leurs compétences. Pourtant, c’est aussi la catégorie de travailleurs la plus syndiquée. Comment expliquer cette apparente contradiction ?

C’est l’effet d’une triple stratégie patronale, sur fond d’individualisation du salaire, des carrières, du temps et du lieu de travail. Ce n’est pas leur choix, elles et ils la subissent !

« Unité du salariat ne veut pas dire uniformisation du salariat. Il faut partir des conditions réelles vécues par chaque catégorie de salariés pour les impliquer dans les actions qui leur donnent toute la force d’agir sur leur quotidien. »

D’abord, la valorisation des seules compétences utilisées aux dépens de la reconnaissance des qualifications. Or la mobilisation des compétences est liée aux postes occupés, elle est à la main de l’employeur qui fait son marché. C’est tout l’inverse des qualifications, attachées à la personne, pérennes et avec des critères collectifs, prenant en compte le niveau de formation initiale et continue, ainsi que l’expérience acquise. C’est pourquoi la CGT n’a pas signé la nouvelle convention de la métallurgie qui abandonne la référence aux diplômes, fait la part belle aux compétences et supprime les professions intermédiaires et techniciennes (anciens cadres moyens) pour les « assimiler » au statut d’ouvriers/employés.

Deuxième volet de la stratégie patronale, la mise en opposition du salaire brut et du salaire net, avec la multiplication de dispositifs (primes, heures supplémentaires, épargne salariale et retraite…) non soumis à cotisations sociales. Résultat : on organise le déficit de la Sécurité sociale et on pousse l’encadrement vers des mécanismes assurantiels pour tenter de maintenir son niveau de vie.

Enfin, troisième volet, le partage de la pénurie au sein du salariat. Pour occulter l’explosion de la rémunération du capital, le patronat, de façon populiste, focalise le débat sur les écarts entre cadres et ouvriers/employés, et limite la question salariale à celle des bas salaires. Conséquence : les cadres et professions intermédiaires et techniciennes sont de plus en plus exclus des augmentations collectives et sont renvoyés, au mieux, à des augmentations individuelles. En attendant, les plus grosses fortunes n’en finissent plus d’augmenter.

Pour finir sur une note beaucoup plus positive, les cadres sont plus de dix mille à avoir demandé à rejoindre la CGT en 2023. Dans notre dernier sondage ViaVoice, on observe par ailleurs qu’ils et elles font de plus en plus confiance aux syndicats pour défendre leurs droits : ils et elles sont 34 % aujourd’hui (49 % chez les jeunes), contre 17 % en 2012.

CC : Dans l’entreprise, quels sont les rapports des cadres aux patrons ? Sont-ils toujours le relais du discours « d’en haut » ?

Les cadres ont un positionnement particulier dans l’entreprise ou l’administration, puisqu’ils et elles sont à la fois victimes et vecteurs de directives avec lesquelles ils et elles peuvent être en désaccord. La pression reposant sur les cadres va jusqu’à exiger qu’ils limitent leur propre liberté d’expression, à l’image du groupe LVMH au sein duquel l’employeur a interdit au plus haut niveau d’encadrement de s’adresser à sept médias, dont Mediapart.

Toutes ces pratiques ont des conséquences en matière de mal-être au travail, et les cadres l’ont exprimé dans notre dernier sondage d’octobre 2024. Deux cadres sur trois ne se sentent pas associés aux choix stratégiques de leur entreprise ou administration (66 %). Plus d’un cadre sur deux (52 %) déclare être fréquemment en contradiction avec les choix et les pratiques réelles de son entreprise ou administration (+3 points par rapport à l’année précédente). Près de six cadres sur dix (58 %) aimeraient disposer d’un droit d’alerte dans l’exercice de leurs responsabilités afin de pouvoir refuser la mise en œuvre d’une directive contraire à leur éthique.

« Avec la mise en opposition du salaire brut et du salaire net et la multiplication de dispositifs non soumis à cotisations sociales, on organise le déficit de la Sécurité sociale et on pousse l’encadrement vers des mécanismes assurantiels pour tenter
de maintenir son niveau de vie. »

Mais, malheureusement, leur marge de manœuvre pour agir est bien trop faible. Un quart des cadres déclare avoir déjà eu connaissance d’informations portant sur des faits répréhensibles ou portant préjudice à l’intérêt général ; sur ces 24 %, ils et elles sont la majorité (55 %) à déclarer ne pas les avoir dénoncés. Et les risques de répression sont toujours beaucoup trop élevés. Pour les cadres ayant dénoncé ces faits répréhensibles, près de la moitié (48 %) a subi des représailles (sanction, intimidation, menace sur leur carrière). Parmi les 18-29 ans, ce chiffre explose à 82 % ! 75 % des ingénieurs et cadres techniques d’entreprise ont aussi subi des représailles. Les cadres n’ayant pas dénoncé ces faits y ont en majorité renoncé par sentiment d’impuissance (39%), par défiance vis-à-vis de leur entreprise/administration (33 %), ou encore par peur de subir des représailles (27 %). C’est donc l’extrême individualisation et la précarisation de leur situation au travail qui les pous­sent vers la syndicalisation.

CC : Pour les syndicats, comment construire du « commun » à partir des différentes réalités du travail vécues par les cadres, les techniciens, les employés, les ouvriers... ?

D’abord en les organisant dans la même confédération que les autres salariés ! Pour pouvoir contrer la stratégie du capital, notamment sur le partage de la pénurie au sein du salariat, il faut en discuter, confronter les vécus et travailler la convergence d’intérêts entre composantes du salariat.

Ce n’est pas un travail facile, tant les idées reçues sur les cadres ont la vie dure, et tant le there is no alternative à la Thatcher est ancré dans les esprits. Pourtant, quand on y arrive on fait des choses formidables ensemble ! Cela suppose d’organiser efficacement ce salariat et de lui permettre de débattre de ses conditions de travail et de ses revendications.

Le piège serait de faire prendre aux cadres des responsabilités dans le syndicat pour défendre l’ensemble des catégories. De fait quand cela se produit, ils et elles « gomment » leurs propres revendications et pratiquent des revendications globalisantes qui ne parlent ni aux ouvriers/employés, ni aux techniciens et cadres.

CC : Quelle place ce salariat intermédiaire et d’encadrement peut-il occuper dans le renouveau des mouvements sociaux ?

Toute sa place, mais rien que sa place ! Dans de nombreuses entreprises, ils et elles sont majoritaires. Cela signifierait-il qu’il suffirait de placer des cadres à la direction du syndicat ? Pourquoi pas, mais cela ne suffirait pas ! Il faut organiser l’ensemble du salariat là où il se trouve et à partir de la réalité de son travail. Il faut par ailleurs faire attention à ne pas reproduire les rapports de domination qui existent dans la société et au travail.

« La part des salaires dans la valeur ajoutée n’a jamais été aussi faible depuis quarante ans. Quand, dans les années 1980, une ou un salarié travaillait une semaine par an pour les actionnaires, c’est désormais quatre semaines. »

Les cadres comme les techniciens et professions intermédiaires sont particulièrement sensibles aux questions liées à leur métier, sa pratique, ses finalités. Vous retrouverez souvent ces catégories dans les luttes concernant ces sujets.

Par ailleurs, unité du salariat ne veut pas dire uniformisation du salariat. Il faut partir des conditions réelles vécues par chaque catégorie de salariés pour les impliquer dans les actions qui leur donnent toute la force d’agir sur leur quotidien. Les logiques de division du salariat opèrent dès lors qu’on ne traite plus du rapport capital/­travail ; il ne reste donc aux salariés que le partage de la pénurie et le piège de tirer la couverture à soi en le prenant au mauvais endroit.

L’exemple des professions intermédiaires est symptomatique. Deuxième catégorie socioprofessionnelle (26 %), ils représentent plus de 40 % des effectifs dans les deux secteurs les plus contributeurs au PIB (« administration, santé, social », et « secteur tertiaire marchand ») et, pour autant, depuis vingt-cinq ans, c’est la catégorie qui a vu le plus son salaire stagner avec seulement 2,4 % de hausse sur la période. En définitive, l’enjeu salarial est un enjeu pour chacune et pour toutes les catégories de salariés à la fois.

Les ingénieurs, cadres et techniciens fonctionnent beaucoup par collectif de travail avec un fort attachement aux métiers. Leur redonner du pouvoir d’agir en commun, entre elles et eux, mais aussi avec les autres salariés, c’est leur faire prendre conscience de leur place particulière. Quand on cherche à peser sur le processus de production pour construire un rapport de force, cela suppose de bien identifier avec eux leurs forces réelles qui portent sur le processus de décision, la conception, le pilotage de l’activité, l’évaluation et le suivi de la production. Elles et ils ont une expertise qui leur permet de penser les alternatives.  

Caroline Blanchot est secrétaire générale de l’UGICT-CGT.

Propos recueillis par Hoël Le Moal

Cause commune n° 42 • janvier/février 2025