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A l’approche du centenaire de la révolution de 1917, l’historien Éric Aunoble, enseignant à l’université de Genève, constate que « les traces de la révolution russe sont devenues quasiment indécelables dans la culture contemporaine ». Le centenaire ne sera d’ailleurs pas célébré en Russie. La commémoration d’Octobre 1917, qui a pourtant été la principale fête soviétique durant des décennies, n’est plus aujourd’hui une fête nationale ni un jour férié. Elle a été remplacée au milieu des années 1990 par une vague « Journée de l’union nationale ».

La révolution dérange
L’historien Nicolas Werth explique que le pouvoir russe actuel ne sait pas quoi faire de la mémoire de 1917. Car la révolution dérange. En tant que révolte de la société contre l’État, elle contrarie l’idéologie autoritaire que Vladimir Poutine met en place. Elle est un rappel de la possibilité de désintégrer et d’affaiblir l’État.

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Il y aura donc cet automne des colloques universitaires, mais aucune réelle célébration du centenaire. On insiste davantage sur l’avant et l’après-révolution ou sur la continuité de l’histoire multiséculaire russe. Le tricentenaire de la dynastie des Romanov était ainsi plus évident à célébrer en 2013 car il permettait de rappeler la grandeur de l’Empire russe. La Seconde Guerre mondiale – parce que patriotique – est aussi présentée comme un moment historique fondateur. La Russie célèbre aussi l’industrialisation et le renforcement de l’URSS par Staline dans les années 1930, la mise en place de la puissance.
Lénine n’est pas plus célébré que la révolution. Cer­tes, son corps est toujours exposé au mausolée, sur la place Rouge. Mais on n’en parle plus. Le discours patriotique actuel ne peut pas valoriser l’image d’un Lénine matérialiste athée, accusé parfois d’avoir été à la solde des Allemands, adepte d’un communisme mondial. C’est plutôt Staline qui tendrait à incarner aujourd’hui la grandeur nationale. Les communistes russes d’aujourd’hui, Ziouganov en tête (chef du Parti communiste russe), célèbrent plus un bolchevisme national, c’est-à-dire, là encore, la ligne de Staline. Pas la révolution de 1917.

« Les poèmes de Maïakovski me semblaient à même d’incarner toutes ces manières de s’engager. »

Ce silence autour de la révolution de 1917 peut déboucher sur son oubli dans les mémoires collectives. En France, là aussi, on n’en entend peu parler. Je n’avais jamais abordé cette période dans mes romans. Ayant étudié la période 1945-1985 pour ma thèse consacrée aux échanges artistiques entre la France et l’URSS, j’ai situé mon premier roman (trilogie Nina Volkovitch) pendant la dictature stalinienne. Et je n’arrivais pas à m’attaquer à la période révolutionnaire, parce que je ne savais pas sous quel angle l’aborder : autant il est facile de dénoncer à travers un récit de fiction les ravages de la dictature stalinienne, autant il est difficile d’envisager la révolution de manière unilatérale. L’approche du centenaire a réveillé mon envie d’aborder la révolution, mais j’avais besoin de trouver le bon angle pour me sentir cohérente et fidèle à ma pensée. Or je n’avais aucune idée du chemin à emprunter pour m’y aventurer.

Faire un bilan de ce que je pensais de la révolution russe
Première étape, je voulais m’autoriser à écrire un récit pendant la révolution sans tenir compte de ce qui s’est passé en Russie après. En conséquence de quoi, il me fallait réussir à alléger mes personnages du poids de ce que je savais, moi, de l’après-révolution. Était-il possible de leur offrir l’espoir de changement et de justice qui est à la base de 1917 ? De ce premier souhait a jailli la question inévitable : le stalinisme était-il inéluctable et prévisible dès 1917 ? On le sait, les historiens expliquent de différentes manières l’évolution du régime soviétique vers une dictature. Et telle est leur fonction.
écrire ce roman m’a obligée à faire un bilan de ce que je pensais de la révolution russe. Après la révolution spontanée contre le tsarisme en février, en octobre 1917, la révolution, qui éclate en pleines défaites russes contre l’armée allemande, est bel et bien organisée par le parti bolchevique. Ce qui se met en place ensuite, c’est donc la dictature d’un parti, plus que celle du prolétariat, et c’est ce parti qui va diriger la lutte contre les ennemis de la révolution au cours de la terrible guerre civile qui suit. Pour Marx, la dictature du prolétariat est une phase nécessaire et transitoire pour vaincre l’opposition de la bourgeoisie. Mais au moment où Marx écrit, il n’y a pas encore de parti politique. La dictature d’un parti doit-elle forcément déboucher sur la dictature d’un homme ?

« Il me semblait important de donner la parole à des insurgés, des jeunes, qui se positionnent face à l’insurrection populaire et face à l’organisation bolchevique. »

Un parti a son élite, la dictature du parti peut logiquement entraîner la dictature de son élite. Or, au sommet de l’élite, il y a un chef, un homme. Donc, potentiellement, une dictature ? D’autres argueront qu’une telle théorie ne tient pas compte du contexte de guerre civile qui nécessitait une grande rigueur, voire une terreur. Je n’ai pas trouvé finalement de réponse à cette question précise mais mes recherches ont affiné ma vision de la révolution. J’ai su ce qui m’inspirait et me donnait envie d’en parler, notamment à des adolescents, mes lecteurs : en 1917, l’espoir inouï de changer le monde a rallié des dizaines de milliers de gens à une même cause à laquelle ils ne croyaient pas forcément la veille ; le peuple a pris le pouvoir, certes son action était encadrée par un parti, mais il existait encore une large démocratie vivante dans les soviets, ces assemblées de soldats et d’ouvriers ; un ordre établi qui semblait immuable a été renversé en une année.
Mon roman me servirait à interroger mes lecteurs sur la révolution, comme je m’interrogeais moi-même. J’avais envie de questionner les adolescents sur l’espoir du peuple, sur l’organisation des combats de rue, sur les prises de conscience politiques, sur le positionnement de chacun lors d’un renversement, sur la liberté individuelle dans le groupe, sur la nécessité (ou non) de la violence dans la révolte…

L’art et la révolution
Ensuite j’ai cherché un angle. Celui de l’art me sembla évident. Le biais de l’art est une manière de me positionner par rapport à la révolution (comme une des héroïnes). L’art doit-il rester en dehors des changements politiques, doit-il les refléter, comment révolutionner l’art ? En transformant sa forme, se libérer de l’ordre ancien, des traditions et des conventions du passé, en parlant de la révolution dans une forme classique, narrative en fiction, figurative en peinture, lyrique en poésie ? Les poèmes de Maïakovski me semblaient à même d’incarner toutes ces manières de s’engager.
Je ne voulais pas proposer une énième vision des révolutionnaires comme d’affreux tortionnaires, des ouvriers incultes, grossiers et alcooliques. À l’occasion du centenaire de la révolution, mes héros ne seraient pas des nobles ou des bourgeois victimes. Il me semblait au contraire important de donner la parole à des insurgés, des jeunes, qui se positionnent face à l’insurrection populaire et face à l’organisation bolchevique. Je ne voulais pas taire cet élan malgré la dictature qui a suivi.
Lena est convaincue depuis février que le peuple détient la force de changer le monde, elle s’engage entièrement au parti bolchevique, elle prend les armes et accepte que la violence est indispensable pour gagner. Sa jumelle, Tatiana, la narratrice, doute de la possibilité de renverser une situation qui lui semble immuable, mais sa sœur l’entraîne dans son élan. Et la révolution lui permet de se réaliser artistiquement. Elle a la chance de faire ses premiers pas de chanteuse. Piotr, leur ami d’enfance, se méfie de ce parti bolchevique qui encadre la révolte et refuse l’élection démocratique de l’assemblée constituante ; il s’engage aussi, mais du côté des junkers et des cadets, les soldats qui défendent le gouvernement provisoire que les bolcheviks renversent…
Le personnage de Piotr incarne l’idée que le stalinisme est déjà en germe dans le déroulement de la révolution de 1917 et la fougue de Léna représente au contraire la volonté du peuple de construire un monde meilleur, plus juste socialement. Afin d’être au cœur de l’élan révolutionnaire, au plus près des engagements spontanés de jeunes Russes, j’ai situé mon récit pendant la semaine de l’insurrection à Moscou. Ces journées révolutionnaires les transforment, que les héros le veuillent ou non, leur destin est bousculé, leurs divergences politiques les séparent, des innocents meurent. Comme l’écrivait Victor Hugo : « Les révolutions ont deux versants, montée et descente, et portent étagées sur ces versants toutes les saisons, depuis la glace jusqu’aux fleurs. Chaque zone de ces versants produit des hommes qui conviennent à son climat, depuis ceux qui vivent dans le soleil jusqu’à ceux qui vivent dans la foudre. »

Les adolescents face à une révolte sociale
Et maintenant que le livre va sortir, j’ai envie de dialoguer avec mes lecteurs : qu’imaginent-ils, les adolescents d’aujourd’hui, si on leur parle d’un élan populaire où ceux qui n’ont rien, quasiment aucun droit, prennent le pouvoir – par les armes ? Que pensent-ils de l’encadrement de la révolte par un parti ? Quelle réflexion une révolte sociale leur inspire ?
Cette semaine révolutionnaire est un condensé de temps où les détonateurs de changement s’intensifient. Il y a ceux qui décident instinctivement, ceux qui agissent en suivant des choix conscients, ceux qui s’engagent avec la fougue et le désir de révolte, qui crient « non » au monde qui existe et agissent pour que leur rêve d’un monde meilleur devienne réalité. « Qu’est-ce qu’un homme révolté ? » demandait Camus. C’est « un homme qui dit non. Mais s’il refuse, il ne renonce pas : c’est aussi un homme qui dit oui, dès son premier mouvement. Un esclave qui a reçu des ordres toute sa vie juge soudain inacceptable un nouveau commandement ».
Mais au cours d’une révolution, d’autres subissent les événements, réfléchissent en imaginant l’avenir, craignent l’inconnu, perdent leur équilibre. Les événements engendrent leurs victimes et leurs heureux gagnants. Entre soumission, chance, choix, engagement, ces journées d’incandescence témoignent cruellement de ce que la grande histoire peut imposer aux individus, mais elles révèlent aussi que chacun a le droit de réagir, de refuser, ou celui d’accepter puis de rebondir : voilà tout ce qui peut aussi toucher les lecteurs adolescents.

Carole Trébor est auteure de littérature pour la jeunesse.

Cause commune n° 2 - novembre/décembre 2017