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Dans la société, les classes sociales changent, mais leurs évolutions ne sont pas toujours faciles à saisir, c’est le cas en particulier pour de nouvelles catégories intermédiaires en plein essor. Le PCF y a été et y est confronté. Retours sur la fin du XXe siècle.
Entretien avec Michel Laurent

Dès l’époque du Front populaire, le Parti communiste a tenté de créer les conditions d’une alliance entre la classe ouvrière, les ingénieurs et les cadres. À la Libération, face aux tâches de reconstruction d’un pays en partie détruit, les forces politiques et syndicales ont repris la réflexion. Ainsi, la CGT a-t-elle dès décembre 1944 cherché à organiser les agents de maîtrise, les techniciens, les ingénieurs, les chefs de service et directeurs, notamment en vue de la « bataille de la production ». Ce souci était aussi présent dans le discours de Maurice Thorez à Waziers, le 21 juillet 1945, où le rôle de l’ingénieur était mis en valeur.
Ces catégories sociales, non homogènes, connaissent alors un certain mouvement de syndicalisation, spécialement dans les grandes entreprises nationales créées ou recréées à la Libération : EDF-GDF, Charbonnages, SNCF, Renault, etc. Une nouvelle étape, dans ce processus de compagnonnage entre les ouvriers et les salariés placés plus haut dans la hiérarchie, a lieu en mai 1963 quand la CGT décide de leur donner une autonomie et une visibilité plus grandes en créant l’UGICT-CGT (Union générale des ingénieurs, cadres et techniciens), dont le premier secrétaire général était René Le Guen.
Le Parti communiste commence à impulser une action politique explicite après le comité central d’Argenteuil sur les intellectuels de mars 1966 et surtout après les luttes de mai-juin 1968. C’est ainsi qu’il organise une importante journée d’étude, avec deux cent cinquante communistes, les 18 et 19 janvier 1969. Le sens de cette initiative est exposé par Joë Metzger dans les Cahiers du communisme du même mois. Il s’agit de promouvoir une « alliance englobant toutes les couches sociales antimonopolistes ». La classe ouvrière, consciente de sa force, ne doit pas rester isolée et l’alliance ne doit pas se restreindre à la paysannerie laborieuse, elle doit aussi s’étendre aux intellectuels, aux couches intermédiaires dont l’importance croît dans la société avec la « révolution scientifique et technique ». La difficulté n’est pas occultée, le problème est complexe, car ces catégories s’étendent « depuis le technicien de la fabrication, appartenant à la classe ouvrière, jusqu’au technocrate qui s’apparente à la classe capitaliste ». L’auteur note certaines évolutions, par exemple « le rôle de commandement s’est lui-même “socialisé” ; il est “en miettes” ». Bien entendu, les autres forces politiques ne restent pas inactives : les gaullistes avec la « participation », diverses tendances sociales-démocrates ou gauchistes cherchant elles aussi à attirer ces couches vers elles. Le PCF lance alors une revue ITC - Actualités, qui paraît de janvier 1970 à décembre 1972, mais disparaît faute de moyens et faute d’une audience suffisante.

« La critique du système ne devient efficace que si la conscience des exploités les amène à s’unir autour d’une alternative politique. »

Michel Laurent : Avec les ouvertures du XXIIe congrès de 1976, il fallait prendre la question à bras-le-corps. Après le XXIIIe congrès, qui a lieu en mai 1979, le PCF crée un secteur d’activité en direction des ingénieurs, cadres et techniciens qui s’élargira plus tard, lors du congrès suivant de 1982, aux enjeux des sciences et des technologies. René Le Guen en prend la direction. Durant plus d’une décennie, ce secteur ne cesse de se développer et d’innover. Quels enseignements tirer de cette véritable aventure, de cette période d’intenses débats et de recherches, qui a marqué ma vie et ma formation d’homme et de militant ?
J’ai vécu une décennie inoubliable, faite de controverses acharnées et d’initiatives concrètes. De la création de la revue Alliance devenue très vite Avancées scientifiques et techniques  au début de la décennie 1980, des Rencontres annuelles de Fontenay-sous-Bois sur les enjeux du progrès aux grandes expositions de la fête de l’Humanité : « La technologie c’est l’homme », « Vive la nation », « Pour que vive l’humanité ». Cette dernière faisait visiter, bien avant Yann Arthus-Bertrand, notre Terre vue du ciel, sa beauté, mais aussi sa fragilité.

Dans certaines sphères du parti, l’ouvriérisme était alors assez prégnant. Il devait y avoir une peur de voir le militantisme pur se dissoudre dans des revendications édulcorées et plus technocratiques, car les cadres, même petits et moyens, sont entre le marteau et l’enclume et restent hésitants. Il en est un peu de même pour les enseignants. D’ailleurs de nombreux sociologues doutent alors que la classe ouvrière puisse s’allier durablement avec ces nouvelles couches.
ML : Georges Marchais adopte alors une position résolument moderne, conscient que ces questions sont décisives pour l’avenir, et il soutient la démarche. Les ingénieurs, les cadres et les techniciens, dont le nombre n’a cessé d’augmenter, révèlent les mutations de l’époque, ses contradictions. Ils subissent les « injonctions contradictoires » des détenteurs de capitaux. Ces derniers leur demandent de prendre plus de responsabilités dans leur travail, tout en niant leur métier et en leur imposant la dictature de la finance. Leurs fonctions mêmes témoignent du possible dépassement de l’opposition entre travail manuel et travail intellectuel, de la nécessaire intervention des travailleurs dans la gestion des entreprises et, pourtant, ils découvrent la force d’intégration aux thèses du capital des nouvelles directions des ressources humai­nes. Ils sont les acteurs d’une mondialisation naissante, annoncée comme solidaire mais qui met en concurrence tous les travailleurs de la planète. Ils aspirent à participer au développement d’entreprises socialement et écologiquement responsables et pourtant ils subissent comme les autres les licenciements, les saignées dans l’industrie française, la précarisation, le temps partiel imposé aux femmes et les politiques d’austérité. Ils croient en les sciences et les technologies comme moyen du progrès humain et cependant ils vivent les reculs sociaux au quotidien et déjà les dégâts environnementaux.
Le Parti communiste va tenter avec eux de résister à la déferlante ultralibérale que le Parti socialiste au pouvoir accompagne, et pour ce faire il va multiplier les initiatives et les réflexions, proposer en permanence les éléments d’une autre société, d’un autre monde. Il va le faire en cherchant à combler ses retards d’analyse et à affronter ses propres pesanteurs.

« Ces mutations du monde du travail nécessitent de remettre sur l’ouvrage la dimension politique de l’appartenance de classe. »

La situation intermédiaire des ingénieurs, techniciens et cadres n’était pas simple à analyser, surtout à une époque où la classe ouvrière était encore forte et largement consciente de ce qu’on appelait son « rôle historique ». Par certains côtés, on pouvait dire que les communistes de ces professions étaient à rattacher aux intellectuels et à la culture, cette dernière ne devant pas être restreinte aux arts et aux spectacles. Par d’autres côtés, il s’agissait aussi de l’entreprise, des défis économiques.
ML : Bien sûr, ces débats ont eu lieu. Prenons quelques exemples.
La classe ouvrière ? Déjà à cette époque, elle n’est plus ce qu’elle n’a, en fait, jamais été : une classe unie, naturellement et sociologiquement consciente d’elle-même. Les années 1980 viennent accentuer ses divisions. C’est l’heure de l’éclatement de la société, de la montée du chômage et des inégalités et de l’explosion des couches dites « nouvelles ». Ces mutations du monde du travail nécessitent de remettre sur l’ouvrage la dimension politique de l’appartenance de classe. Il ne suffit pas de constater que les 1 % profitent des créations et des productions des 99 % pour que ces derniers deviennent une force. La critique du système ne devient efficace que si la conscience des exploités les amène à s’unir autour d’une alternative politique.
L’entreprise ? Fait significatif, le patronat français (CNPF) décide de s’autodésigner Mouvement des entreprises (MEDEF). Comment ne pas laisser les entreprises aux détenteurs de capitaux ? Nous avons organisé de multiples débats, y compris avec des cadres dirigeants autour de la question du statut de l’entreprise, de ses responsabilités sociales et environnementales. Dans ces échanges passionnés s’affrontent les tenants d’une entreprise du seul profit et du ruissellement et ceux qui y voient un lieu d’intérêts contradictoires dont le but premier doit être la satisfaction des besoins humains.
La culture ? Cette période est aussi celle de notre action pour la promotion des dimensions scientifiques et techniques de la culture. Nous ressentons le besoin d’y insister car nous voyons se profiler une société où se côtoieraient, comme le craignait Paul Langevin, « une avant-garde perdue » et une « arrière-garde traînante ».
Le progrès ? L’ampleur des bouleversements des sciences et des technologies nous a vite amenés à poser la question de leur maîtrise sociale. La révolution numérique n’en était qu’à ses débuts. Plus l’humanité dispose de moyens d’action sur le monde et plus la question des choix est posée. Ils ne peuvent être laissés aux « experts ». La société tout entière doit se donner les moyens d’être à la hauteur des immenses défis à affronter. Pour le meilleur et contre le pire. Le développement scientifique et technologique n’est définitivement pas neutre. L’avenir passe par une société de citoyens plus savants, et de savants plus citoyens.

« Ils croient en les sciences et les technologies comme moyen du progrès humain et pourtant ils vivent les reculs sociaux au quotidien et déjà les dégâts environnementaux. »

Revenons aux années Giscard et Mitterrand. Le rapport de Georges Marchais au XXIIIe congrès commence par une dénonciation de la « stratégie du déclin de la France », c’est le début de la désindustrialisation. La place des ingénieurs, techniciens et cadres dans la société se modifiait donc.
ML : Comparé à l’Allemagne et même à l’Angleterre (même en tenant compte de la City), le capitalisme français a été plus financier qu’industriel. La mondialisation a accéléré ce processus : pourquoi se fatiguer à produire quand on peut gagner davantage d’argent en faisant travailler les gens des pays pauvres ? Par ailleurs, les hommes politiques occidentaux et américains ont toujours considéré que la France était le maillon faible de leur système en Europe, en raison de l’importance des syndicats combatifs, du Parti communiste. Ils ont donc aussi voulu casser la classe ouvrière organisée. Le PCF a tenté de réagir, ce fut la campagne « Produisons français », mais l’expression ambiguë a été utilisée contre nous afin de nous faire passer pour des nationalistes. En outre, elle n’était pas toujours bien ancrée sur la réalité : quand toutes les pièces, pour fabriquer un appareil, provenaient d’ailleurs, que pouvait signifier dans l’usine ce « produire français » ? D’autre part, la financiarisation de l’économie, les privatisations et leurs dérives commerciales ont souvent placé les ingénieurs, techniciens et cadres dans des situations de souffrance qui auraient peut-être demandé de notre part davantage d’analyses nouvelles, surtout à partir du début du XXIe siècle.

« La démocratie devient le nouveau terrain de la lutte des classes. »Georges Marchais, Le Défi démocratique 

On a un peu l’impression qu’il y a eu, au moins en partie, une « évaporation » de la réflexion de fond sur ces couches nouvelles vers le tournant du siècle. C’est un aspect que nous avons rencontré à plusieurs reprises dans ce dossier : pour l’écologie, les entreprises, les artisans, la paix, etc. Le PCF se livre souvent à des analyses originales sur divers aspects de la vie sociale, il mène des actions en conséquence, et puis ces avancées semblent un peu se perdre dans les sables, pour renaître une ou deux décennies plus tard. Ou bien les combats sont laissés aux associations et aux syndicats, comme si le parti avait peur de continuer à s’exprimer, voire de nuire à l’ouverture.
ML : Effectivement, on n’a jamais pris explicitement la décision d’enterrer une question ou un débat théorique, mais cela a eu lieu de fait plus d’une fois. Les pratiques réelles ne sont pas toujours à la hauteur de ce qu’on a dit.
On devrait relire ce que Georges Marchais écrivait il y a près de cinquante ans dans Le Défi démocratique : « La démocratie devient le nouveau terrain de la lutte des classes. » Notre travail en direction des ingénieurs, des cadres et techniciens nous fera mesurer à quel point cette affirmation fut visionnaire. Toutes les questions évoquées plus haut appellent plus d’interventions citoyennes, plus de reconnaissance de chacune et chacun. Elles montrent aussi les possibilités nouvelles dont disposent les sociétés pour mobiliser toutes les intelligences humaines. Au monde du mépris et de l’humiliation, de la négation du travail bien fait, nous opposerons celui de la reconnaissance des différences, de la compétence des experts du quotidien, de l’éducation populaire, de la force du travail et de la création, de la promotion de l’initiative et de la responsabilité. Toutes ces réflexions, ces innovations restent d’une brûlante actualité et il faudra les approfondir au cours de cette année du centenaire du PCF.

Michel Laurent était à l’époque membre de la direction nationale du PCF, chargé du secteur « Ingénieurs, techniciens, cadres ».

Cause commune n° 14/15 • janvier/février 2020