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Libéralisme économique, soutien à la religion et aux valeurs morales traditionnelles, degré d’euroscepticisme, soutien à la Russie… autant d’orientations qui différencient ces droites radicales.

Entretien avec Nonna Mayer

CC : On assiste depuis plusieurs années à une montée électorale des formations associées à la droite extrême en Europe : s’agit-il réellement selon vous d’un phénomène homogène ou existe-t-il de fortes différences selon les pays ou même les régions ?
C’est une famille hétérogène et divisée, avec des histoires et des fortunes électorales contrastées, différentes en Europe de l’Est et de l’Ouest, et selon que ces partis sont issus ou non de l’extrême droite proprement dite. La dynamique électorale de ces derniers à partir des années 1990 tient largement à leur volonté de se démarquer de l’héritage fasciste ou nazi pour intégrer le jeu politique démocratique.
Ceux qui réussissent le mieux sont ceux qui, comme Marine Le Pen, affichent au moins en façade une stratégie de normalisation. Tandis que d’autres (le Fidesz hongrois, Droit et justice en Pologne) sont plutôt des partis conservateurs qui se sont radicalisés, sur une ligne de régression démocratique. Les premiers vont investir avec succès le créneau des « perdants de la mondialisation », proposant de fermer les frontières, de stopper l’immigration, de restaurer l’identité et la souveraineté nationales. Les seconds sont au départ plus préoccupés par leurs minorités nationales et la défense de la « civilisation chrétienne ». Tous ont en commun aujourd’hui d’être des droites « radicales populistes », comme les définissent Cas Mudde et Rovira Kaltwasser [dans Populism : A Very Short Introduction, Oxford University Press, 2017]. Populistes parce qu’elles disent incarner le peuple face aux élites, radicales par leur nationalisme xénophobe et leurs penchants autoritaires. Mais ils diffèrent fortement selon leur niveau de libéralisme économique, de soutien à la religion et aux valeurs morales traditionnelles, leur degré d’euroscepticisme et leur soutien à la Russie, surtout depuis l’invasion ukrainienne.

« Les leaders parvenus au pouvoir mettent en place une démocratie de façade, une démocratie “illibérale”. »

CC : Du côté de l’« offre » politique, dans quelle mesure ces formations ont-elles renouvelé leurs stratégies et positionnements ? Les autres formations politiques ont-elles également une responsabilité dans la montée de ces extrêmes ?
Le cœur de leur programme ne varie pas, c’est l’emballage qui change. Il reste exclusionniste, structuré par le rejet de l’étranger, de l’immigré, de l’Autre. Il suffit de regarder le programme de Marine Le Pen aux élections de 2022, axé sur la préférence ou « priorité nationale » en matière de logement, d’emploi, d’aides sociales. Il remet en cause le droit d’asile, le regroupement familial, le droit du sol. Même quand elle parle du pouvoir d’achat, de l’écologie ou des droits des femmes, c’est à travers les lunettes de la préférence nationale. Et, bien sûr, leur succès dépend aussi largement des autres formations politiques. Si ces droites radicales ont percé notamment en France, c’est parce qu’elles ont investi un créneau délaissé par la gauche et la droite traditionnelle, celui des inquiétudes face à la mondialisation et à la construction européenne que reflétait le « non » au référendum de 2005 sur le projet de traité de Constitution de l’UE. Et les stratégies menées par les autres partis à leur égard ont pu les conforter, en renchérissant sur leurs thèmes de prédilection comme l’immigration et les légitimant du même coup. Ou en passant alliance avec eux. C’est l’alliance entre le RPR et le FN aux élections partielles de Dreux en 1983 qui a fait sortir l’extrême droite du ghetto politique où elle était enfermée depuis la guerre. C’est Berlusconi qui a fait entrer l’Alleanza nazionale au gouvernement italien en 1994, avant même que celle-ci entame sa mue démocratique, et les conservateurs autrichiens qui ont permis au FPÖ (Parti de la liberté d’Autriche) d’accéder au pouvoir, en 1999 puis en 2017, etc.

CC : Du côté des électeurs, peut-on distinguer certains facteurs communs, tels que la montée de la précarité ?
Le premier effet de la précarité sociale est de détourner de la politique, elle favorise l’abstention et le retrait. Quand ils vont aux urnes, un trait commun aux soutiens de ces droites radicales, à travers l’Union européenne, est effectivement leur faible niveau de ressources sociales et culturelles. Ce vote est négativement corrélé au niveau de diplôme, il caractérise au premier chef un électorat déstabilisé par la mondialisation économique, insuffisamment qualifié pour y faire face, avec un fort sentiment de déclassement. Le vote pour Marine Le Pen au premier tour du scrutin présidentiel de 2022 est révélateur à cet égard (enquête Youngelect), atteignant 36% chez les plus précaires, 37% chez ceux qui ont le sentiment de « vivre moins bien qu’avant » et 45% chez ceux qui ont arrêté leurs études avant la seconde.

« Si ces droites radicales ont percé notamment en France, c’est parce qu’elles ont investi un créneau délaissé par la gauche et la droite traditionnelle, celui des inquiétudes face à la mondialisation et à la construction européenne que reflétait le “non” au référendum de 2005 sur le projet de traité de Constitution de l’UE. »

CC : Certains de ces leaders, comme en Hongrie ou en Pologne, sont parvenus au pouvoir : peut-on identifier un style de gouvernement particulier de leur part ?
Jan Werner Müller le montre très bien dans son petit livre Qu’est-ce que le populisme ? (Premier parallèle, 2016), en s’appuyant justement sur les exemples hongrois et polonais. Une fois au pouvoir, ils « colonisent » l’appareil d’État, mettant leurs fidèles dans l’administration et aux postes clés ; ils sapent les fondements de l’État de droit, en contrôlant les médias, la justice, les cours constitutionnelles ; ils brident la société civile en mettant sous tutelle l’Université et la vie associative, en restreignant les droits et les libertés fondamentales. Bref, ils mettent en place une démocratie de façade, une démocratie « illibérale ».  

CC : On a pu observer certains rapprochements entre les leaders de ces formations. Peut-on parler d’une « internationale » des droites extrêmes ? Et si oui, celle-ci se traduit-elle
par des actions communes ?
Ces droites sont divisées, tant sur les enjeux économiques et culturels que sur ceux de politique internationale. Au parlement européen, elles ont maintes fois tenté de former un groupe. Le dernier en date, constitué après les élections européennes de 2019, Identité et démocratie, compte une dizaine de partis, dont le RN, la Lega italienne, l’AFD (Alternative pour l’Allemagne), le FPÖ autrichien, le Vlaams Belang (Intérêt flamand) belge. Mais il n’a pas réussi à rallier les poids lourds que sont la Pologne, qui appartient au groupe des Conservateurs et réformistes européens (ECR) et la Hongrie, qui siège chez les non-inscrits. Et une récente tentative pour faire une grande alliance des souverainistes a fait long feu, malgré une déclaration commune initiée par Le Pen, Salvini et Orbán en juillet 2021 et signée par seize de ces partis. Avec soixante-neuf députés aujourd’hui, sur sept cent cinq, le groupe Identité et démocratie n’a pas les moyens de peser beaucoup sur les votes.

Nonna Mayer est politiste. Elle est directrice émérite de recherches au CNRS.

Propos recueillis par Igor Martinache

Cause commune n° 31 • novembre/décembre 2022