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Que dire du sport, considéré comme un outil de construction de la citoyenneté, s’il s’avère qu’il profite à une moitié seulement de la population ? Quelles en sont les conséquences sur l’accès à l’espace public ?

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Deux études réalisées à Bordeaux et Genève montrent que le sport repose toujours sur le principe de la séparation des sexes et de leur hiérarchisation au profit des hommes. Les inégalités constatées dans l’attribution des moyens publics sont observables sans difficulté par n’importe quelle collectivité. 70 % des subventions publiques reviennent aux hommes, beaucoup plus si on compte l’amortissement et l’entretien des équipements sportifs. Peu de villes osent encore faire ce type de constat, entretenant le mythe de l’égalité, qui s’avère de facto être un « consentement aux inégalités ». Les études françaises, suisses et européennes montrent cependant que le niveau de pratique sportive des femmes a quasiment rattrapé celui des hommes. Que signifie ce décalage ? N’y aurait-il pas d’un côté un sport gratuit considéré comme d’utilité sociale, plutôt destiné aux hommes, et un sport payant, bien-être et entretien du corps, plutôt pratiqué par les femmes ? Des entretiens auprès des élus et des professionnels, et l’observation des équipements sportifs municipaux laissent apparaître un nouveau visage du sport organisé, marqué par le décrochage des filles à l’adolescence, puis des femmes dès leur première grossesse et leur entrée dans le monde du travail. L’hégémonie des garçons sur des terrains de sport non mixtes s’affirme alors sans complexe, tandis que le sport féminin s’adapte à la marge (offre privée, sport libre).

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Depuis les années 1970 de nombreux travaux ont mis en valeur le rôle croissant de la civilisation des loisirs et ses conséquences sur la transformation et la requalification de l’espace des sociétés. Parmi ces loisirs, le sport est devenu progressivement un genre commun, diffusant des savoirs universels sur la santé, la citoyenneté ou l’éducation, tout en devenant un acteur économique majeur dans des domaines aussi différents que le tourisme, l’aménagement du territoire ou le sport spectacle. Dans ce concert de bonnes intentions, le vœu pieux qui consiste à affirmer qu’il faut encourager les filles à faire du sport et faire la promotion du sport féminin paraît d’une singulière hypocrisie lorsqu’on constate la réalité d’une offre publique inégalitaire et l’indifférence générale face au comportement hégémonique du sport masculin. Les protestations et le combat des sportives pour l’égalité ne datent pas d’hier, mais de nouveaux obstacles se créent au fur et à mesure pour les écarter des ressources : accès aux terrains, aux emplois, aux rémunérations, aux loisirs sportifs. Cette injustice se crée au quotidien et un ordre de genre se perpétue, en particulier dans l’apprentissage et l’usage sexués de l’espace public.

Une surreprésentation masculine dans les lieux et activités sportives pris en charge par les collectivités
Selon les dernières enquêtes réalisées en France, 87 % des femmes déclarent avoir pratiqué une activité physique et sportive au cours des douze derniers mois, y compris les vacances (91 % des hommes). L’écart entre les hommes et les femmes s’est réduit de onze points en dix ans. Les différences entre femmes et hommes sont corrélées avec le niveau d’études : au niveau Bac +, il n’y a plus de différences entre les femmes et les hommes. Il n’en va pas de même au niveau des pratiques licenciées, qui ne comptent que 36 % de femmes (30 % pour les disciplines olympiques). Outre les trois grandes fédérations de sport scolaire qui regroupent plus d’un million de filles, les fédérations qui comptent le plus grand nombre de femmes sont, dans l’ordre, l’équitation, la gymnastique volontaire et la gymnastique sportive, le tennis, le basket, la randonnée pédestre. Les fédérations les plus féminisées (+ de 80 %) sont l’équitation (700 000), les différentes formes de gymnastique et le twirling bâton. Le football (1,9 million) et le rugby (340 000) sont les fédérations féminisées à moins de 5 %. Il faut également rappeler que les femmes représentent en France 36 % des sportifs de haut niveau, 33 % des étudiants de la filière universitaire Sciences et techniques des activités physiques et sportives (STAPS), 26 % des instances dirigeantes des fédérations sportives, 12 % des présidences.

« Les inégalités constatées dans l’attribution des moyens publics sont observables sans difficulté par n’importe quelle collectivité. 70 % des subventions publiques reviennent aux hommes, beaucoup plus si on compte l’amortissement et l’entretien des équipements sportifs. »

Les deux études réalisées à Bordeaux et Genève reflètent ce cadrage, avec quelques spécificités régionales (montagne, ski et hockey pour Genève, nautisme, rugby et tennis pour Bordeaux), ainsi que des différences entre quartiers. Le premier constat est la ségrégation des sexes dans des activités sportives et la supériorité numérique des activités masculines, parmi lesquelles le football se taille dans les deux cas la part du lion.
L’effet mécanique de l’offre produit ces écarts : 68 % des subventions reviennent aux sportifs, contre 32 % aux sportives.
D’autres chiffres confirment cette tendance et participent à l’amplifier : subventions accordées au « sport d’élite », aux formations d’éducateurs et d’éducatrices et aux sections sport études (canton de Genève). Là encore plus des deux tiers des bénéficiaires sont des garçons.
La cartographie des équipements par sexe (équipements mis à disposition des clubs et dont l’utilisation nécessite une licence et/ou une adhésion) projette sur l’espace l’asymétrie des pratiques féminines et masculines.

Le sport dans les activités de loisirs et les temps de vacances
Il faut ajouter à ce comptage les activités de loisir et les temps de vacances dans lesquels le sport est utilisé comme outil d’éducation, de distraction ou de prévention (animation socioculturelle, éducation spécialisée, prévention de la délinquance), ces activités pouvant être gérées, selon les cas, directement par les collectivités ou, par délégation, aux associations. Dans le cas des collectivités, on note depuis quelques années dans les deux villes une progression des jeunes filles dans les activités proposées, suite à l’élaboration d’un tableau de bord comprenant des statistiques genrées (par exemple l’opération d’été « Sport sur les quais », à Bordeaux, qui est passée entre 2013 et 2017 de 20 % de filles à 52 %, les opérations golf urbain et patinoire de la ville de Genève, 50 % de filles en 2016).

« Le football (1,9 million) et le rugby (340 000) sont les fédérations, féminisées à moins de 5 %. »

Les observations de terrain et les entretiens avec les professionnels enregistrent une large majorité de garçons, pour quelques initiatives spécifiques en direction des filles. Pour les départs en vacances, où interviennent les financements de la Caisse d’allocations familiales en France, des statistiques sexuées sont demandées (2016 : 59 % de garçons, 41 % de filles), mais renseignées seulement par 47 % des partenaires, ce qui ne permet pas non plus de lever le doute sur le fait que ce sont les garçons qui profitent majoritairement des séjours de vacances organisés. Lorsque le sport est utilisé dans le cadre de la prévention de la délinquance et les éducateurs hors les murs, les professionnels nous indiquent que le public ciblé est majoritairement masculin, en rapport avec les problèmes posés traditionnellement par les jeunes garçons dans l’espace public : les éducatrices et éducateurs disent s’adapter à la demande des collectivités et des services de l’État.

Le décrochage des filles vis-à-vis du sport
Les deux enquêtes en ligne, confirmant les enquêtes nationales et européennes, montrent que les femmes aiment le sport (y compris les pratiques de compétition), qu’elles ont quasiment autant de pratiques sportives que les hommes, mais que ce goût est contrarié concrètement dès l’enfance. D’abord par la non-mixité des pratiques sportives qui entérine la supposée supériorité physique des garçons et amène les deux classes de sexe à se séparer totalement dès l’adolescence, au détriment des filles : difficulté à constituer des équipes féminines et des clubs dans les disciplines réputées masculines (foot, rugby, vélo), manque de moyens chroniques dans des disciplines réputées féminines, telles que la gymnastique et toutes les formes de danse. Ce décrochage des filles est aggravé par le sexisme et la pression sur leur corps, ainsi que le montrent les travaux réalisés sur les pratiques sportives féminines, notamment au collège.
Le décrochage continue à l’âge adulte pour celles qui ont des enfants et peinent à concilier vie familiale et vie professionnelle. À Genève, 74,8 % des femmes disent avoir dû réduire ou suspendre leurs activités sportives dans leur vie. Les principales raisons sont par ordre : enfants/famille/grossesses (41,2 %), travail (18,5 %), manque de temps (10,8 %), problèmes de santé (10,1 %), suivi de blessures, études, autres, ce que confirment et précisent les entretiens collectifs.
L’emploi du temps des mères de famille, surtout lorsqu’il est cumulé avec un travail, ne laisse pas beaucoup de temps au sport, d’autant plus si on s’impose des limites par culpabilité envers ses enfants, sa famille, problème que semblent moins ressentir les hommes. Le temps de la grossesse et de l’accouchement leur paraît difficilement compatible avec les pratiques sportives. Les femmes reprennent après, pour récupérer la forme.
Le déficit de propositions sportives à destination des femmes augmente mécaniquement et amplifie leurs difficultés pour trouver une offre adaptée, tandis que les propositions en direction des hommes se multiplient et se diversifient.
Ce décrochage des jeunes filles et des femmes des activités sportives organisées est accentué par le sexisme : partager les équipements et les moyens n’est pas le fort des hommes, qui se sentent plus légitimes dans des activités qu’ils pratiquent en groupe depuis l’enfance. À Genève, 30 % des femmes déclarent avoir été témoins de propos ou de gestes sexistes, 26 % en ont été victimes (53 % des étudiantes). 18 % des victimes disent avoir arrêté ou modifié leurs pratiques sportives suite à une agression sexiste. Les auteurs sont par ordre : les autres sportifs (51 %), les passants (17 %), l’encadrement (14 %), l’entourage (17 %). La part des autres sportifs met en lumière le rôle des stéréotypes de genre dans le sport. La place des passants dans cette partie du questionnaire (17 %) souligne l’espace public comme lieu d’épreuves sexistes pour les femmes. Le sentiment d’insécurité, le harcèlement et les agressions reviennent constamment dans les discussions sur « le sport libre », dont on dit qu’il a la préférence des femmes. La fréquence des faits et leur répétition témoignent de leur banalisation. Face à ces comportements inadéquats, les femmes déploient des stratégies d’évitement (abandon des lieux) ou symboliques (humour). Le fait d’en parler ou de le dénoncer n’est pas l’option la plus souvent retenue. Le sport des femmes dans la ville peine à passer comme une pratique sociale ordinaire, au contraire du sport masculin. Malgré cela beaucoup de femmes réussissent à faire du sport dans les pratiques libres (course, vélo, marche, malgré le sentiment d’insécurité) ou commerciales (fitness, aquagym, yoga, pilates, malgré le prix) qui offrent une souplesse d’adaptation pour les horaires, au contraire des clubs et équipements subventionnés dont les heures d’ouverture sont difficilement conciliables avec les temps du travail domestique et celui consacré aux enfants. Ainsi le sport des femmes est-il plus souvent payant pour elles et gratuit pour les collectivités, l’essentiel de la ressource publique étant consacré au sport masculin

Sport et citoyenneté : une imposture sans l’égalité entre les femmes et les hommes
Difficile de ne pas douter du projet global du sport dans ces conditions. Une fois de plus les « lunettes du genre » vont au-delà du simple constat des inégalités et des violences pour questionner le sport. L’idée que le sport serait une bonne école de la citoyenneté ne peut pas nous leurrer longtemps s’il s’avère que les bénéfices d’une socialisation par le sport opèrent exclusivement pour les garçons, représentés souvent dans les média par sa frange la plus pauvre, les jeunes garçons des banlieues (football, boxe et arts martiaux). La canalisation de la violence des jeunes par le sport est un standard de la politique de la ville et fait référence, encore aujourd’hui, pour une grande partie des professions qui œuvrent dans le domaine de l’éducation spécialisée, de la prévention ou de l’animation socioculturelle. Il n’y a qu’un pas à franchir pour considérer que les jeunes des quartiers, ces « nouvelles classes dangereuses », autrefois les classes populaires, sont issus de l’immigration. La variable sexe est alors occultée par la variable ethnicité : peu importe que ce soient des garçons, il faut « s’occuper d’eux », en particulier de ceux qui sont pauvres ou « issus de l’immigration », expliquant un machisme culturel, indépendant de leur pratique sportive. On peut expliquer ainsi que la négation de la variable sexe consacre des cultures sportives urbaines qui valorisent les garçons en général, tout en stigmatisant les garçons des classes pauvres.

« Le sentiment d’insécurité, le harcèlement et les agressions reviennent constamment dans les discussions sur “le sport libre”, dont on dit qu’il a la préférence des femmes. »

Une autre extension de ce travail sur les politiques publiques du sport concerne l’espace public. L’enquête et les entretiens nous montrent un autre effet des inégalités dans le sport : légitimes dès la cour de récréation sur l’aire centrale du foot, les garçons n’ont aucun doute sur le fait que les terrains de sport de la ville leur sont destinés, ainsi que la plus grande partie de l’espace public dans les temps de loisir. À l’inverse, comme nous l’avons évoqué ci-dessus, sexisme et tâches domestiques éloignent les femmes à la fois du sport et de l’espace public. Dans cette hypothèse, le sport peut être défini dans sa dimension spatiale comme un opérateur qui prescrit des rôles de genre et désigne matériellement la division des espaces : espace privé féminin et espace public masculin, dans une ville faite « par et pour les hommes ». À l’inverse, si on adopte tout ou partie de cette hypothèse, on voit également comment le sport peut être utilisé d’une façon efficace pour retourner cette dichotomie sociale et spatiale. Les villes qui se sont attaquées au problème (notamment la ville de Bordeaux) mettent en place des observatoires du sport féminin pour quantifier ces inégalités et élaborer une programmation, afin de rétablir année après année l’équilibre : subventions accordées sur des contrats d’objectifs, plages réservées aux femmes dans les équipements sportifs, mixité et égalité dans les projets d’animation sportive des quartiers, sécurisation et encouragement des pratiques sportives dans l’espace public. Ce que le sport spectacle ne peut ou ne veut pas faire, c’est aux financements publics de le réaliser en faisant la promotion du sport mixte et du sport féminin. C’est une question d’égalité devant l’impôt. Mais il s’agit aussi de promouvoir une citoyenneté par le sport qui ne soit pas réservée aux garçons comme l’a été la citoyenneté républicaine, privant durant cent ans les femmes françaises du suffrage universel, un retard qui plombe encore aujourd’hui notre démocratie. Le rattrapage ne doit pas être optionnel, c’est une question de justice. Tout le monde y gagnera, même les garçons qui pâtissent souvent des effets secondaires d’une éducation sportive entre pairs marquée par le virilisme, le sexisme et l’homophobie. l

Yves Raibaud est géographe. Il est maître de conférence à l'université de Bordeaux.

Cause commune n° 5 - mai/juin 2018