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À l’occasion de la dernière controverse, aussi virulente que vaine, sur l’« islamo-gauchisme », le souvenir de la guerre civile algérienne a été réactivé, soulignant au passage la centralité refoulée de la question algérienne en France, tout comme le statut, insuffisamment exploré, de cette séquence historique en tant que matrice des débats sur la question musulmane.

La centralité de la question algérienne en France, qui paraissait évidente peu après l’accession de l’Algérie à son indépendance, semble avoir été depuis refoulée – moins pour des raisons objectives que subjectives au regard de l’évolution des rapports sociaux dans l’espace franco-algérien – pour mieux resurgir à la faveur de crises ou de polémiques qui agitent le microcosme politico-médiatique au sujet d’une question musulmane encore largement façonnée, sous nos latitudes, par l’histoire des relations tumultueuses entre les deux rives de la Méditerranée.

Une convergence paradoxale

Ainsi, en mars de cette année, l’orientaliste François Burgat s’est fendu d’une tribune appelant les forces de gauche à se rapprocher davantage des islamistes, dans le sillage de pratiques favorisées par l’onde de choc de la révolution islamique en Iran : « Dans de multiples enceintes du Maghreb ou du Proche-Orient, Palestine incluse, cette dynamique a connu ensuite diverses traductions pratiques. Ainsi, contre toute attente, en 1995, le pacte de Sant’Egidio a réussi à fédérer les oppositions algériennes de tous bords, de Louisa Hanoune, la trotskiste, jusqu’au représentant du Front islamique du salut (FIS) Anwar Haddam. »

« Il s’agit de redéfinir une perspective authentiquement émancipatrice qui articulerait anticapitalisme, antiracisme et anticléricalisme en partant de la colère légitime et des résistances quotidiennes du prolétariat dans toutes ses composantes. »

Faisant preuve d’une relative cohérence, l’universitaire français se réfère favorablement, à la suite du dirigeant islamiste Mourad Dhina, à la réunion organisée en janvier 1995 par la communauté catholique de Sant’Egidio afin de trouver une issue à la guerre civile qui déchirait la société algérienne.

Pourtant, François Burgat omet de mentionner que cette initiative se traduisit par un échec cuisant dans la mesure où elle ne fut en réalité qu’un conclave de chefs sans troupe, et qui se mirent, à commencer par les représentants des courants de gauche – à l’instar du Front des forces socialistes (FFS) de Hocine Aït Ahmed et du Parti des travailleurs (PT) de Louisa Hanoune –, à la remorque des islamo-conservateurs, révélant, par cette participation, leur absence d’ancrage réel dans le pays et provoquant subséquemment leur discrédit dans les cercles progressistes et révolutionnaires.

Néanmoins, cette convergence paradoxale – voire contre-nature – matérialisée par cette rencontre fut soutenue par des secteurs significatifs de la gauche française car le conflit algérien se répercuta inévitablement dans l’Hexagone, mettant aux prises, d’une façon schématique, les partisans d’une solution négociée avec les islamistes – les « réconciliateurs » –, au nom de la « légitimité démocratique » du FIS, et ceux cherchant à justifier le soutien aux autorités dans leur lutte contre le terrorisme – les « éradicateurs », en raison de l’effroi suscité par la vague intégriste.

Si des intellectuels et des militants cherchèrent à s’extraire de cette tenaille incompatible avec l’exigence d’une perspective authentiquement émancipatrice – à supposer qu’elle fût envisageable en de telles circonstances –, leurs voix demeurèrent recouvertes par l’antagonisme des deux pôles, enfermant la complexité de la situation dans un manichéisme stérile, opposé à toute approche dialectique. En 1998, le philosophe Jacques Derrida déclarait dans le quotidien Libération : « Un intellectuel doit exiger de pouvoir poser n’importe quelle question sans être accusé de servir l’un ou l’autre camp. Chercher à innocenter l’État algérien, c’est nier l’histoire de ce pays, de l’assassinat de Ramdane à celui de Boudiaf. »

« S’il y a une leçon à retirer de l’expérience algérienne, c’est bien le refus des fausses alternatives imposées par des forces hostiles aux intérêts des classes populaires. »

Dans un article paru la même année dans la revue Mouvements, Bernard Ravenel rappelle à juste titre que « la question algérienne a été le facteur de déchirure le plus grave de la gauche française ». L’historien et militant aborde notamment la rencontre de Sant’Egidio – qu’il soutient dans son texte – et au sujet de laquelle les deux grandes organisations de la gauche françaises ont divergé : le Parti socialiste (PS) a défendu cette initiative, contrairement au Parti communiste français (PCF).

Les prises de position de la gauche française liées à leurs alliés en Algérie

Par-delà l’antagonisme inhérent au champ politique français, l’attitude de ces partis doit se comprendre à l’aune de leur conception de l’internationalisme dans le sens où ils ont chacun relayé la position de leurs alliés en Algérie : celle du FFS pour le PS et, du côté du PCF, celle des héritiers du Parti de l’avant-garde socialiste (PAGS), comme les membres d’Ettahadi ou du Parti algérien pour la démocratie et le socialisme (PADS), particulièrement ciblés par la violence islamiste. Ainsi, les errements ou prises de positions de la gauche française dans ce contexte de crise sont inséparables des hésitations ou engagements de leurs partenaires outre-Méditerranée, en dépit des rapports inégaux entre les deux parties et sans oublier la faiblesse historique de la gauche algérienne, incapable de mener une politique indépendante du régime militaro-policier – rendu coupable d’innombrables exactions – et de la mouvance islamo-conservatrice que d’aucuns n’hésitaient pas alors à qualifier de « fasciste ».

C’était notamment le cas du sociologue marxiste Saïd Bouamama, hostile à la rencontre de Sant’Egidio, et qui, dans son ouvrage Algérie, les racines de l’intégrisme, paru en 2000, se fait l’écho des thèses défendues par le PADS, dans une perspective articulant antifascisme et anticapitalisme, invitant à un dépassement sur la gauche du pôle « éradicateur » : « Le front populaire antifasciste doit se mettre en place sans tarder. Il ne peut pas se limiter à un accord au sommet des différentes forces antifascistes et des partis de la “mouvance démocratique”, c’est-à-dire essentiellement le Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD), l’Alliance nationale républicaine (ANR), le Mouvement démocratique et social (MDS) et le PADS. Il doit prendre la forme de comités à la base permettant le regroupement des luttes et la sortie de l’isolement. C’est la dynamique de lutte de ces comités qui imposera aux états-majors politiques la prise en compte des aspirations populaires et un combat antifasciste conséquent. »

Si l’analyse du danger représenté par les « fascistes-intégristes » ne souffrait d’aucune équivoque – malgré l’absence d’une critique ouverte de la religion –, la proposition politique, plus discutable en revanche, découlait de la priorité donnée à la « lutte antifasciste » – à travers la constitution d’un front censé faire pression sur des appareils bourgeois comme le RCD de Saïd Sadi ou l’ANR de Redha Malek –, suivie de la « construction d’un parti des travailleurs ».

« La question algérienne a été le facteur de déchirure le plus grave de la gauche française. » Bernard Ravenel

À mesure que le conflit baissait en intensité sur la rive sud de la Méditerranée – consacrant la défaite militaire des islamistes algériens mais aussi leur victoire idéologique – et que débutait la « lutte contre la terreur » après les attentats islamistes du 11 septembre 2001, les tensions entre les différents courants de la gauche française ont trouvé un nouveau terrain d’affrontement avec la question musulmane qui, au moins depuis la condamnation à mort de Salman Rushdie et l’affaire des « foulards de Creil » en 1989, a revêtu un caractère domestique, autorisant la retraduction du clivage « éradicateurs »/« réconciliateurs » en une opposition spectaculaire entre « intégristes républicains » et « islamo-gauchistes » mais aussi le passage de l’un à l’autre bloc pour des considérations tactiques, souvent justifiées par la définition d’objectifs jugés prioritaires au détriment de la réaffirmation de principes cardinaux, dans un contexte de recul des idées révolutionnaires.

Pourtant, s’il y a une leçon à retirer de l’expérience algérienne, c’est bien le refus des fausses alternatives imposées par des forces hostiles aux intérêts des classes populaires. Le problème, de nos jours, n’est plus tant d’établir le bilan des erreurs de la gauche – elles sont trop nombreuses, c’est une évidence. Il s’agit plutôt de redéfinir une perspective authentiquement émancipatrice qui articulerait anticapitalisme, antiracisme et anticléricalisme, en partant de la colère légitime et des résistances quotidiennes du prolétariat dans toutes ses composantes. Ce n’est sans doute pas la voie la plus facile mais c’est sans doute la seule qui empêcherait une victoire définitive des réactionnaires dans l’espace franco-algérien, et bien au-delà.

Nedjib Sidi Moussa est politiste. Il est docteur de l'université Paris 1 Panthéon Sorbonne.

Cause commune24 • juillet/août 2021