Selon les critères les plus canoniques de l’analyse marxiste, l’économie chinoise doit être considérée comme non capitaliste. Elle contient bien des capitalistes, mais sans que ceux-ci y imposent leur logique.
Dans l’analyse marxiste, une contradiction n’est pas simplement une bizarrerie ou un paradoxe, mais une tension qui découle d’une même dynamique. Dans le capitalisme, cette dynamique fondamentale réside dans l’accumulation du capital par le réinvestissement du profit qui tend à faire mécaniquement diminuer le taux de profit. Cette tendance contradictoire entre accumulation du capital et baisse du taux de profit qu’elle engendre entraîne des crises périodiques. Les crises cycliques permettent à la production capitaliste de « dépasser les limites qui lui sont immanentes », mais, ajoute Marx, « elle n’y parvient qu’en employant les moyens, qui de nouveau, et à une échelle plus imposante, dressent devant elle les mêmes barrières » (Le Capital, livre III, chapitre XV). Ainsi plus le capital se déploie, s’accumule, se concentre, plus la baisse tendancielle du taux de profit est forte et difficile à contrecarrer ; plus les crises sont grandes, profondes et violentes. Formulé dans les termes de Paul Boccara, le taux de profit est le régulateur fondamental du capitalisme, ce qui dicte toutes les décisions des capitalistes, celles d’investir, d’embaucher, de former ou, à l’inverse, de « restructurer » l’entreprise, la fermer, délocaliser, bref, licencier. Pour comprendre la dynamique économique de la République populaire de Chine et les contradictions qui l’animent, il est nécessaire de commencer par examiner le rôle qu’y joue le taux de profit.
« La politique de réforme et d’ouverture doit permettre une dynamique de développement qui vise la satisfaction des besoins du plus grand nombre mais va aussi engendrer des inégalités qui minent cette satisfaction du plus grand nombre. »
La Chine ou le dépassement de la loi d’airain du taux de profit
En ce domaine, la recherche marxiste a fait un grand bond en avant grâce aux recherches de Rémy Herrera et de Long Zhiming (La Chine est-elle capitaliste ?, op. cit.). On ne saurait trop insister sur l’ampleur et l’importance de la base de données constituée par ces deux chercheurs et qui leur a valu des publications dans les revues scientifiques françaises et internationales les plus cotées. Ils y démontrent un fait remarquable : la RPC a connu de très nombreuses années où le taux de profit moyen des entreprises était négatif, sans pour autant connaître les crises que ce phénomène engendre dans les économies capitalistes. Plus étonnant encore, les années où le taux de profit moyen est le plus faible sont aussi les années où la croissance chinoise est la plus forte.
Depuis 1952, c’est-à-dire pratiquement depuis l’unification du pays sous l’égide du Parti communiste en 1949, le pays n’a connu que quatre périodes de récession : 1960-1962, 1967-1968, 1976 et, enfin, 1989, seule année de récession connue par le pays depuis la période dite « de la réforme et de l’ouverture », qui débute en 1978 avec la réintroduction par Deng Xiaoping de rapports de production et de circulation privés (la propriété privée d’entreprise et le marché pour faire simple). Durant la même période, le taux de profit moyen des entreprises a été négatif vingt-sept années : 1952, 1957, 1960-1963, 1968, 1978-1982, 1985, 1990-1991, 1999-2003, 2009, 2012-2015 (et sans doute 2020).
« Le capital nécessaire ne peut s’obtenir que de deux manières : en captant une part du capital excédentaire des pays capitalistes ou en dégageant des excédents commerciaux permettant d’acheter l’indispensable capital. »
Cela permet à Rémy Herrera et à Long Zhiming de conclure que les « crises » en RPC ne sont pas dues à une crise de la profitabilité mais à des événements politiques exogènes (la rupture sino-soviétique pour la période 1960 à 1962, le début de la Révolution culturelle pour 1967-1968, la mort de Mao pour 1976 et les événements de Tienanmen pour 1989). Dit autrement, le régulateur fondamental de la RPC n’est pas le taux de profit mais la politique au sens large.
Le développement des forces productives, « loi et prophètes » en Chine
Il apparaît alors, selon les critères les plus canoniques de l’analyse marxiste, que l’économie chinoise doit être considérée comme non capitaliste. Elle contient bien des capitalistes, mais sans que ceux-ci y imposent leur logique. Cela ne signifie pas que le taux de profit n’importe pas aux propriétaires privés des moyens de production à titre personnel, mais qu’ils ne peuvent réagir à sa baisse sur le dos des entreprises et des salariés. La dépréciation de leur capital qu’implique un taux de profit négatif n’engendre pas une destruction du capital physique (les moyens de production matériels) qui serait la conséquence des restructurations et autres fermetures d’entreprises ayant lieu lors d’une récession. Le moteur de l’économie chinoise est alors ce que la tradition marxiste appelle le développement des forces productives, terme par lequel on entend à la fois la quantité de machines, le degré de perfectionnement de celles-ci (le progrès technique), la main-d’œuvre et son degré de formation (le capital humain). Dans le contexte chinois, cela correspond avant tout à la quantité de machines.
Graphique 1 - Représentation de la contradiction fondamentale de la Réforme et l’Ouverture entre développement visant à la réduction de la pauvreté et de l’inégalité (1981-2008)
Source : Robert Walker et Wang Lichao, China’s move to measuring relative poverty : implications for social protection, document de travail de l’OIT, n° 21, Genève, 2021.
Néanmoins, si, dans la période de la réforme et de l’ouverture, la croissance chinoise a surtout été tirée par l’accumulation de capital-machines financée par l’étranger, l’investissement constant dans l’éducation, la formation et la recherche depuis 1949 permet aujourd’hui le basculement du pays dans un nouveau régime d’accumulation. Le développement rapide de technologies nationales de pointe, aptes à concurrencer les technologies occidentales, dont Huawei constitue le cas le plus médiatique, est le fruit de cet investissement. L’investissement humain précoce permet au pays d’espérer échapper à ce que l’économie dominante qualifie de « piège du revenu intermédiaire » (middle income trap) dans lequel le pays décolle rapidement, mais où la croissance s’enraye avant qu’il ne rattrape les pays les plus avancés par manque d’investissement dans l’humain et la recherche qui constituent le capital le plus précieux d’un pays à long terme. L’effort chinois en ce domaine s’inscrit alors dans une stratégie visant à dépasser une des contradictions fondamentales des pays qui se développent en s’inscrivant dans la division internationale du travail.
« La RPC a connu de très nombreuses années où le taux de profit moyen des entreprises était négatif, sans pour autant connaître les crises que ce phénomène engendre dans les économies capitalistes. »
Dans le capitalisme, l’accumulation des deux formes de capital (argent et machine) sont tellement liées que Marx les synthétise sous la forme A-M-A’ (les capitalistes investissent de l’argent A pour produire des marchandises M en vue d’empocher une somme d’argent supérieure A’). Derrière cette forme synthétique, il y a cependant une autre dynamique d’accumulation, K-A-K’ : les capitalistes investissent du capital-machine (K) avec lequel ils génèrent du profit sous forme d’argent (A) qu’ils réinvestissent sous forme de capital-machines supplémentaire (K’) grâce auquel ils produisent plus, pour moins cher et en remplaçant du travail afin de générer encore davantage de profit.
Cette accumulation du capital-machines est, dans la tradition marxiste, le rôle historique du capitalisme : développer les forces productives de telle sorte qu’il suffise d’exproprier les capitalistes pour satisfaire les besoins des travailleurs et des travailleuses. L’histoire a fait que les révolutions communistes victorieuses ont eu lieu dans des pays sous-développés. Il revient alors au PCC, comme au Parti communiste de l’Union soviétique avant lui, de satisfaire les besoins de la population et, en même temps, de développer les forces productives.
Graphique 2 - Évolution du salaire moyen par type d’entreprise (1995-2017)
Source : calcul de l’auteur, à partir du BNS, 2019.
La contradiction fondamentale de l’économie chinoise
Résumons : la Chine est une économie non capitaliste, mais avec des capitalistes qui n’imposent pas la loi du profit ; son régulateur fondamental est le développement des forces productives et non l’accumulation du capital (-argent). Quelle est alors la contradiction fondamentale de ce système ?
Le XIe congrès du PCC l’annonce froidement en 1977. La politique de réforme et d’ouverture doit permettre une dynamique de développement qui vise la satisfaction des besoins du plus grand nombre mais va aussi engendrer des inégalités qui minent cette satisfaction du plus grand nombre. Le graphique 1, où on observe à la fois un très fort développement qui permet une réduction du taux de pauvreté absolue et relative, mais aussi une explosion des inégalités, illustre cette contradiction (voir ci-dessus).
Devant la quantité de capital considérable nécessaire au développement, le PCC considère ne guère avoir le choix. Le capital nécessaire ne peut s’obtenir que de deux manières : en captant une part du capital excédentaire des pays capitalistes ou en dégageant des excédents commerciaux permettant d’acheter l’indispensable capital.
« Le rôle de l’État doit donc changer pour corriger les effets de la contradiction de la période précédente, à savoir “l’aspiration croissante de la population à une vie meilleure et un développement déséquilibré et insuffisant”. »
Le choix chinois s’inscrit dans un refus de sacrifier la paysannerie qui constitue la base sociale du PCC. En outre, la Chine, représentant 20 % de la population mondiale pour 15 % des terres agraires, est bien incapable de dégager des excédents agricoles, comme le fit l’URSS de Staline pour financer l’achat de produits étrangers indispensables. Du fait de ce choix politique, la paysannerie, qui reste la catégorie sociale la plus nombreuse (voir tableau 1 ci-dessous), a été en partie épargnée par la progression des rapports sociaux capitalistes : propriété de la terre collective, revenu paysan largement garanti par l’État.
Le choix chinois fut de réaliser le développement du pays en s’inscrivant dans le capitalisme international. Il fut de permettre aux capitalistes étrangers d’abord, puis nationaux ensuite, l’exploitation d’une fraction minoritaire de sa population (voir tableau 1). L’échange était simple : un taux de profit élevé pour les capitalistes par l’exploitation du prolétariat industriel urbain chinois en échange d’un développement rapide des forces productives du pays et d’un rôle directeur de l’État qui permette que les effets des baisses conjoncturelles du taux de profit ne se transforment pas en licenciements massifs.
Tableau 1 - Répartition de la population active chinoise par type d’entreprise (2017)
Source : Guillas-Cavan, « Les effets sociaux de la crise actuelle sur le marché du travail chinois : un choc considérable, une réponse vertigineuse », Économie et politique, 2020 (à partir du BNS, 2017).
Vers une transformation du régulateur fondamental de l’économie chinoise ?
Le XIXe congrès du PCC (2017) affirme cependant que cette période est désormais achevée, la Chine ayant atteint un niveau de développement des forces productives correspondant à une société de moyenne aisance. Le rôle de l’État doit donc changer pour corriger les effets de la contradiction de la période précédente, à savoir « l’aspiration croissante de la population à une vie meilleure et un développement déséquilibré et insuffisant ». Pour ce faire, on assiste depuis 2005 à une accélération de la hausse des salaires, de l’ordre de 10 % par an (graphique 2, ci-dessus). En 2017, le salaire moyen s’établit à 80 000 yuans (10 500 €) par an, soit plus que dans la plupart des pays d’Europe de l’Est. Dans un contexte où l’économie ne croît « que » de 7,6 % par an, cela signifie que le surcroît d’augmentation des salaires se fait au détriment des profits, ce qui implique une réduction rapide des inégalités capital-travail.
Tableau 2 - Présentation synthétique des contradictions en Chine
Le dépassement de la contradiction précédente entre développement des forces productives et développement des inégalités est possible par le découplage de l’économie chinoise et du reste du monde ou, pour le dire selon la terminologie chinoise, par la mise en place d’une « double circulation », c’est-à-dire en reconnaissant que la Chine s’inscrit encore pour longtemps dans un système international majoritairement capitaliste et en s’assurant que la circulation à l’intérieur du pays est libérée d’abord des entreprises capitalistes étrangères au profit d’entreprises chinoises et qu’au sein de ces entreprises chinoises, les entreprises publiques redeviennent dominantes et majoritaires.
« Le choix chinois fut de réaliser le développement du pays en s’inscrivant dans le capitalisme international. Il fut de permettre aux capitalistes étrangers d’abord, puis nationaux ensuite, l’exploitation d’une fraction minoritaire de sa population. »
La circulation, à l’intérieur du pays, des biens, des services et des personnes doit viser au développement de la majorité de la population, c’est-à-dire à la réduction des inégalités sociales mais aussi territoriales. La réduction des inégalités impliquant davantage de ressources consommées, cela engendre encore davantage de problèmes écologiques. Dépasser cette nouvelle contradiction entre le développement de la consommation des populations encore exclues de la société de moyenne aisance et l’écologie (voir tableau 2, ci-dessus) implique aux yeux du PCC le développement des services collectifs, à même de satisfaire les besoins de la population sans accroître de manière proportionnelle les ressources nécessaires (mieux vaut développer le train que de doter tous les Chinois d’une automobile, pour schématiser).
La mise à l’agenda politique de la question écologique, érigée en contradiction fondamentale du mode de production chinois, explique probablement la politique extrêmement volontariste du pays en termes de réduction des émissions de gaz à effet de serre qui diminuent depuis 2014 au rythme annuel de 2,2 % par an (chiffres de la Banque mondiale).
Kevin Guillas-Cavan est économiste. Il est chargé de mission à l'IRES.
Cause commune n° 22 • mars/avril 2021