Le paysage médiatique est en total bouleversement : concentration de la presse écrite au profit des grands groupes (Lagardère, Saadé, Bolloré) et principalement de neuf milliardaires, poids des GAFAM et des plateformes principalement américaines, influence des algorithmes sur les contenus de l’information, rôle sensible des réseaux sociaux en direction des jeunes générations, audiovisuel public en voie de recomposition structurelle sous l’impulsion de l’exécutif, etc.
Entretien avec Michel Diard
Propos recueillis par Patrick Kamenka
CC : Quelle est votre analyse sur ces transformations – et sur l’influence des concentrations – qui pour beaucoup prennent racine sur un mode de pensée néo libéral thatchérien alliant autoritarisme et dérégulation de la puissance publique ?
L’ultralibéralisme est en crise, politique et sociale. Les inégalités se creusent et le nombre de citoyens vivant sous le seuil de pauvreté ne cesse d’augmenter.
Les contestations se multiplient et, même quand elles ne sont pas victorieuses, comme on l’a vu avec la réforme des retraites, les luttes mettent chaque jour davantage en exergue les effets désastreux de ce capitalisme dévastateur, digne de l’Ancien régime féodal.
Les puissances financières ont absolument besoin de contrôler tous les canaux d’information du public et de masquer les méfaits de la course aux profits.
C’est dans ce contexte que Nicolas Sarkozy avait lancé un appel pathétique encourageant au lieu de dissuader la constitution de grandes entreprises de communication multimédia. Il avait été parfaitement entendu par ses amis milliardaires ; aujourd’hui neuf d’entre eux contrôlent effectivement les grands médias. Ni Hollande, ni Macron n’ont mis un terme aux concentrations, bien au contraire. Mais il s’agit d’aller toujours plus loin et Macron a décidé de terminer cette politique d’encadrement de l’information en s’attaquant au service public de l’audiovisuel entamée en 1974 par Giscard d’Estaing avec l’éclatement de l’ORTF. Mitterrand avait poursuivi en abandonnant le monopole de diffusion, puis en cédant des canaux au privé (Canal+, M6, La Cinq), en ne s’opposant pas à la privatisation de TF1. Aujourd’hui, Macron souhaite terminer les grands travaux de démantèlement du service public.
« Sortir de la crise du capitalisme suppose de gagner la bataille des idées et d’ouvrir les esprits pour les rendre curieux et capables de comprendre la marche du monde. »
En même temps (une formule très macronienne), il fait allégeance aux plateformes américaines qui dominent les canaux d’information sur les terminaux mobiles.
Il faut boucler la boucle au plus vite ; les ultralibéraux comme Emmanuel Macron sont presque arrivés au but ; cependant, les contestations du système sont globales et les jeunes ne se contentent plus des informations délivrées par les rédactions des milliardaires, même si les chaînes ultra-réactionnaires de Vincent Bolloré tentent de faire croire à un insolent succès d’audience, qu’il faut relativiser.
CC : Une étude de l’Arcom montre qu’une très forte majorité de Français se dit intéressée par l’information, alors même que les concentrations des médias, tous supports confondus, aux mains d’une poignée d’oligarques mettent en danger le pluralisme et la démocratie. En clair aujourd’hui en France comment s’informe-t-on et qui nous informe ?
Il faut se méfier des formules toutes faites, globalisantes, sans tenir compte de la réalité. Quand le sens commun affirme que « les jeunes ne lisent plus », l’Arcom publie une étude disant l’inverse. Les jeunes sont à la recherche d’informations.
Cela dit, deux questions se posent : qui nous informe et comment s’informe-t-on ?
On l’a vu, les grands médias sont contrôlés par quelques milliardaires ; ils ont créé les conditions pour tuer le pluralisme. Ils ont accaparé tous les outils et le prix à l’entrée est tel qu’il est très difficile, sinon, impossible, de lancer de nouveaux médias aujourd’hui, écrits et/ou audiovisuels.
Mais les jeunes générations maîtrisent les nouveaux moyens de communication et vont chercher l’information sur les réseaux sociaux.
Ces réseaux sociaux sont souvent la pire des sources, mais il ne faut pas oublier qu’ils ont permis aussi des révélations de turpitudes des milliardaires et des mobilisations citoyennes de masse en quelques heures.
Si les journaux télévisés sont encore la première source d’information, ils ont découvert des concurrents à rebours de la pensée dominante.
CC : Vous avez étudié dans une thèse l’évolution du groupe Lagardère. Quelles conclusions en tirez-vous aujourd’hui alors que ce groupe autrefois acteur clé du paysage médiatique est désormais la proie de la galaxie Bolloré qui a raflé la mise sur le plan capitalistique et qui de plus diffuse dans ses médias les thématiques ultraconservatrices créant en France une sorte de Fox News qui outre-Atlantique a servi de tremplin à l’élection de Donald Trump ?
Vincent Bolloré est allé au bout de la logique capitaliste de contrôle de tous les leviers de la domination des esprits. Il a transformé les médias, ceux de Lagardère et ceux de Vivendi, en relais idéologique. Il a pu le faire en s’appuyant sur le monde de la finance.
C’est grâce à eux qu’il a pu conquérir le groupe Lagardère. Ce monde de la finance et ses relais politiques avaient largement contribué à l’édification de l’empire Lagardère (Giscard d’Estaing lui offrant le deuxième éditeur mondial, Hachette, ou effaçant une dette abyssale de la pieuvre verte) ; mais ce milieu n’est pas avare de coups bas quand les lignes rouges sont franchies. Il a fini par lâcher Lagardère pour lui préférer Bolloré, en toute connaissance de cause.
« Le programme du Nouveau Front populaire esquisse des pistes sur des questions que les citoyens et le monde des journalistes et de la culture doivent prendre à bras-le-corps pour retrouver l’esprit du programme du CNR et les traduire en autant de textes législatifs »
Que Bolloré ait transformé Lagardère et Hachette en un instrument entre les mains des catholiques intégristes importe peu aux actionnaires, pourvu que les dividendes soient juteux. L’argent s’accommode des pires réactionnaires : on n’est pas très éloigné du slogan de la fin des années 1930, « Hitler plutôt que le Front populaire ».
CC : L’année 2024 coïncide avec la célébration du 80° anniversaire du CNR et notamment de ses ordonnances concernant la presse. Sans reprendre à la lettre les propositions contenues dans le programme, ne peut-on pas puiser dans ce document sur le fond pour libérer l’information des puissances d’argent, alors que montent dangereusement les forces noires de l’extrême droite en France (comme en Europe) ?
Le programme du CNR est plus que jamais d’actualité, à une condition, de l’appliquer vraiment.
Il s’agit d’un compromis, mais les réformes qu’il porte sont toujours valables, notamment celles qui faisaient le lien entre démocratie et propriété du capital. Ainsi, les ordonnances de 1944 prévoyaient de libérer la presse des puissances d’argent.
N’est-ce pas une urgence d’aujourd’hui alors que Macron accélère la concentration de tous les canaux d’information entre les mains de quelques milliardaires ?
Hélas, les décrets d’application n’ont jamais été promulgués par de Gaulle, alors que la Guerre froide commençait à faire rage. Pis encore, les principales mesures susceptibles de freiner les concentrations ont été abolies par des lois successives, notamment celle du 1er août 1986. Sortir de la crise du capitalisme suppose de gagner la bataille des idées et d’ouvrir les esprits pour les rendre curieux et capables de comprendre la marche du monde. Comme le préconisait le programme du CNR.
CC : Le Monde a révélé les contacts entre l'encore président des LR, Éric Ciotti, avec le RN pour préparer son ralliement à l'extrême droite. Dans cette stratégie il avait pris langue avec Vincent Bolloré pour construire via sa galaxie médiatique « l’union des droites » extrêmes. Cette connivence ne pose-t-elle pas la question de l'agrément à la TNT par l'Arcom aux chaînes bollorisées ?
Les médias audiovisuels de Vincent Bolloré ont incontestablement contrevenu à l’esprit et à la lettre de la loi de 1986 relative à la liberté de communication. On ne peut pas comparer la presse écrite à l’audiovisuel. S’il est encore possible de créer des journaux écrits avec peu d’argent (média de groupe), il est impossible pour les courants d’opinion de créer une chaîne capable de concurrencer TF1, M6 et les chaînes de Bolloré (média de masse). Le prix d’entrée est trop élevé.
« Que Bolloré ait transformé Lagardère et Hachette en un instrument entre les mains des catholiques intégristes importe peu aux actionnaires, pourvu que les dividendes soient juteux »
C’est la raison pour laquelle la loi de 1986 impose aux détenteurs des canaux de la TNT de respecter le « caractère pluraliste de l’expression des courants de pensée et d’opinion ». Bolloré connaît parfaitement cette disposition ; cependant, cela ne l’a pas freiné pour transformer Canal+, C8, CNews ou Europe1 en autant de chaînes d’opinion. C’est en cela qu’il contrevient à la loi de 1986.
Et on peut être étonné de voir que ni l’autorité de régulation, l’Arcom, ni le ministère de la Culture, ni même le président de la République n’ont réagi à ce qui est une grossière atteinte à la liberté de communication et à la liberté d’expression.
CC : Le Nouveau Front populaire vient de lancer son programme pour les législatives. Dans sa partie Transformations, un chapitre est consacré aux « médias au service de l'émancipation ». Au-delà de ces premières pistes, comment alimenter plus avant cette proposition pour libérer les médias des chaînes des milliardaires, du néolibéralisme et faire front face aux menaces du RN ?
Le programme du Nouveau Front populaire a réagi dans l’urgence au coup de force d’Emmanuel Macron. L’ensemble de ses propositions vise à créer un nouveau climat et une rupture dans le pays ; elles auront des répercussions dans les rédactions. Néanmoins des mesures plus élaborées devront être mises en chantier pour libérer les médias des puissances de l’argent et de toutes les pressions, directes par le politique ou indirectes par le biais, par exemple, de la publicité.
Le programme esquisse des pistes, seulement des pistes, ce qui signifie que les citoyens, d’une part, et le monde des journalistes et de la culture doivent prendre les questions à bras-le-corps pour retrouver l’esprit du programme du CNR et les traduire en autant de textes législatifs. Un vaste chantier pour consolider les mesures du Nouveau Front populaire et conquérir de nouveaux droits dans la perspective d’une véritable libération de l’information.
Michel Diard est journaliste et secrétaire général du Syndicat national des journalistes CGT (SNJ-CGT) de 1991 à 2007. Il est actuellement chercheur sur la question des médias.
Propos recueillis par Patrick Kamenka.