Dans un livre remarquable intitulé Travail et emploi des femmes (La Découverte), Margaret Maruani articule la question des classes sociales et du genre. À travers une comparaison européenne, la sociologue analyse la manière dont se structure le marché du travail et ses évolutions.
Un constat s’impose : depuis les années 1980, la part des femmes dans la population active augmente dans tous les pays de l’Union européenne. En effet, dans l’Europe des quinze, la création d’emplois masculins a augmenté de 5 millions contre 33 millions pour les femmes entre 1975 et 2015. En France, sur les 3 831 000 emplois créés entre 1975 et 2008, 3 762 000 sont occupés par des femmes. Dans des pays comme la Finlande, la Suède, le Danemark ou encore la France, la moitié des actifs sont des femmes. En revanche, en Allemagne, Autriche, Belgique, aux Pays-Bas et au Royaume-Uni, la part des actives se situe autour de la moyenne européenne établie à 46 %. Enfin, au Luxembourg, en Italie, en Grèce ou encore en Espagne, le taux d’activité des femmes est compris entre 43 et 45 %. À ce titre, le Portugal constitue un bel exemple de la progression du taux d’activité des femmes. Alors qu’en 1960 le taux d’activité des femmes était parmi les plus bas d’Europe, il se rapproche aujourd’hui de celui du Danemark. En l’espace de trente ans, les Portugaises sont passées de l’inactivité dominante (20 % des 25-49 ans travaillaient) à l’activité continue (80 % des 25-49 ans travaillent).
« Depuis les années 1980, la part des femmes dans la population active augmente dans tous les pays de l’Union européenne. »
Salarisation et tertiarisation
Néanmoins, l’entrée massive des femmes sur le marché du travail ne doit pas masquer certaines inégalités. En Allemagne, la présence des femmes sur le marché du travail est marquée par une certaine discontinuité. Les trajectoires professionnelles des femmes sont composées de longues périodes d’arrêt, notamment pour s’occuper des enfants, surtout depuis la réunification de 1990 (non seulement les femmes étaient nombreuses à travailler en ex-RDA mais elles le faisaient de manière continue). S’il est vrai que d’autres travaux féministes ont souligné la persistance de la double journée de travail en Allemagne de l’Est, preuve de la ténacité du système patriarcal, l’absence, en Allemagne, de service public tel que les crèches ont renforcé les inégalités professionnelles après 1990. En France, la situation se rapproche de celle des pays scandinaves. Cela s’explique par une tertiarisation et une salarisation accrues des métiers féminins ainsi que par une scolarisation plus importante chez les femmes.
La salarisation de la société est généralement ce qui profite le plus aux femmes, tout comme la démocratisation de l’enseignement. Depuis 1971, les bachelières sont plus nombreuses que les bacheliers, les étudiantes plus nombreuses que les étudiants. Toutefois, cela ne conduit pas à dire qu’il n’existe pas de phénomène de sélection. En effet, les filles sont orientées vers des filières dites « féminines » et éloignées de celles dites « prestigieuses » ou professionnalisantes. Néanmoins, il serait faux de penser que les filles se laissent couler passivement dans les stéréotypes (bien qu’ils aient leur importance). La sociologue Marie Duru-Bellat a mis en avant le fait que ces dernières anticipaient parfaitement les problèmes de discrimination et de mise à l’écart du marché du travail auxquels elles seront confrontées, ce qui les conduit à s’éloigner des filières masculines dont elles seront de toute manière écartées. Selon Marie Duru-Bellat, les femmes se battent pour être plus diplômées en raison des protections qu’offre le diplôme. Mais, en l’absence de diplôme, leur situation est plus difficile. Ainsi, depuis quelques années, on assiste à un phénomène de polarisation : pour les femmes dont l’investissement scolaire se solde par l’obtention de diplômes, les différences entre les hommes et les femmes sont relativement gommées, chez les cadres par exemple. Ces dernières sont moins touchées par le chômage que les autres catégories, même s’il persiste bien un plafond de verre. En revanche, du côté des femmes sans diplôme, le taux de chômage se révèle très important.
« Les filles sont orientées vers des filières dites “féminines” et éloignées de celles dites “prestigieuses” ou professionnalisantes. »
Des métiers féminisés
De cette manière, l’analyse du taux d’activité des femmes conduit à des résultats surprenants. Nous serions en droit de penser que l’augmentation du taux d’activité des femmes ainsi qu’une plus forte scolarisation et un taux de diplômées plus important conduisent à un certain décloisonnement des métiers. En réalité, les six catégories de métiers les plus féminisés le sont encore plus que dans les années 1960 ! Il s’agit des métiers d’employés de la fonction publique, d’entreprises, du commerce, des personnels de services aux particuliers, des professeurs des écoles et des professions intermédiaires de la santé. En résumé, celles qui sont les moins diplômées sont cantonnées à des métiers spécifiques, les plus féminins et donc les plus précaires. On comprend alors que l’entrée des femmes sur le marché du travail s’est faite de manière très spécifique, en se concentrant dans quelques secteurs.
« Les six catégories de métiers les plus féminisés le sont encore plus que dans les années 1960 ! »
Un chômage sexué
Mais les disparités entre les hommes et les femmes ne se limitent pas aux inégalités professionnelles (au travail salarié), elles touchent également aux modalités d’accès à l’emploi. En France comme ailleurs en Europe, on assiste à un chômage général et inégal, massif et sélectif. Des effets de cumul sont ainsi vite perceptibles puisque ce sont les « jeunes, de moins de 29 ans, non européens » qui sont trois à quatre fois plus touchés par le chômage que les autres. Pourtant, ces faits sont constamment invisibilisés. En effet, le fameux « chômage des jeunes » est en réalité sexué. Il concerne pour l’essentiel des jeunes femmes. De même, au sein de la population active féminine, les employées sont deux fois plus nombreuses que les cadres à être au chômage. Et les ouvrières sont quatre fois plus nombreuses que les cadres à se retrouver au sans emploi. La conséquence du chômage est bien le sous-emploi et la précarité.
« Les ouvrières sont quatre fois plus nombreuses que les cadres à se retrouver au chômage. »
Cependant, le temps partiel n’a pas toujours été l’apanage des femmes. L’enquête montre qu’en France, contrairement à d’autres pays européens, le temps partiel est récent (les femmes sont entrées sur le marché du travail majoritairement à temps plein). Il n’est pas une fatalité et encore moins un processus « traditionnel », mais bien le résultat de politiques spécifiques issues des années 1980. Tout comme le chômage, le sous-emploi est sélectif et aucune autre forme d’emploi n’est à ce point sexuée du nord au sud de l’Europe. En France, ou en Belgique, le temps partiel est apparu avec le chômage et il éloigne les femmes du marché du travail. 30 % des femmes actives travaillent en temps partiel contre 8 % des hommes. Pour les femmes des classes populaires, il n’est ni un choix (puisqu’à l’initiative de l’employeur), ni même cohérent avec un rôle « traditionnel » féminin dans l’éducation des enfants ; il se caractérise par une flexibilité et une rigidité des horaires. Rien de plus « anormal » donc que les femmes soient aujourd’hui majoritairement concernées par le temps partiel.
« 30 % des femmes actives travaillent en temps partiel contre 8 % des hommes. »
« Si on peut dire que tout a changé, on peut aussi affirmer que rien n’a bougé. » Les femmes sont bien implantées sur le marché du travail, et cela malgré les crises successives depuis les années 1980. Une progression indéniable en termes d’éducation s’est opérée. C’est peut-être pour ces raisons que les inégalités imposées par la société capitaliste entre ces catégories socio-économiques que sont les femmes et les hommes tant en matière de salaire, de carrière, de chômage, de précarité et de sous-emploi, sont d’autant plus inacceptables que les femmes participent pleinement à la production nationale de la valeur ajoutée.
Maëva Durand est doctorante en sociologie à l’Institut national de la recherche agronomique de Dijon.
Cause commune n°9 • janvier/février 2019