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Montée des haines, exacerbation de la violence sociale, de la répression policière, Christian Picquet, membre de la direction du PCF, chargé du mouvement des idées et du lien avec les intellectuels, analyse la situation. Il développe également les moyens que les communistes mettent en débat pour trouver une issue progressiste à la crise en cours.

par Christian Picquet

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Les actes de haine, singulièrement ceux qui visent les juifs, sont en nette augmentation en France en 2018. Quelle analyse faites-vous de ce phénomène ?
Même s’il convient d’être toujours prudent avec les statistiques, il est incontestable que le racisme, et singulièrement les actes antisémites, connaissent une recrudescence très préoccupante. Comme toujours, lorsque s’ouvre une crise politique et sociale aussi profonde que celle que traverse la France, certains s’emploient à désigner des boucs émissaires à tous les maux du pays et de son peuple.
Plus précisément, trente ans de déferlement néolibéral dans notre pays et en Europe ont eu pour conséquences de détruire les grandes conquêtes sociales arrachées après-guerre, de faire reculer la place de la puissance publique, de creuser les fractures sociales et territoriales, de fragmenter la société au point que certains analystes puissent aujour­d’hui parler d’un « archipel français », de détruire les services publics, d’affaiblir le mouvement ouvrier, de discréditer la politique et les partis, d’encourager les pires confusions idéo­­logiques, de faciliter la désintégration de la citoyenneté. Si le racisme flambe, et si les juifs en sont spécifiquement victimes, comme cela a été le cas en d’autres moments de l’histoire, c’est que « l’antisémitisme prospère toujours là où l’armature et le lien social se fissurent », comme l’écrit fort justement Delphine Horvilleur. Ce qui ne saurait faire oublier que les migrants, comme les populations de religion ou de culture musulmanes, sont eux aussi violemment pris à partie.

« Que des juifs, des musulmans ou des réfugiés soient visés, le racisme procède d’un rapport de domination qui vise à diviser la société. »

La remontée de la haine antijuifs puise à plusieurs sources. Contrairement à ce que l’on entend régu­lièrement, on ne saurait en exonérer l’extrême droite. De tout temps, par-delà ses précautions de langage, cette dernière s’est identifiée à la stigmatisation de l’Autre en raison de son origine. Elle a régulièrement cherché à diviser les classes populaires et à détourner leurs colères vers le repli nationaliste ou l’obsession identitaire. Elle se trouve aujourd’hui renforcée par ses succès électoraux dans toute l’Europe. Dans ce contexte, les juifs sont comme toujours dénoncés, au choix, comme apatrides et comploteurs, riches et porteurs de décomposition des sociétés où ils vivent, mus par l’appât du gain et voulant dominer leur environnement.

Certes, des courants intégristes agissant en direction de certains quartiers populaires sont également responsables d’exactions antisémites. Ceux-là se prétendent « antisionistes » pour tenter d’assimiler les juifs aux crimes commis par les dirigeants israéliens contre les Palestiniens. On se doit de les combattre avec une identique détermination. C’est toutefois bien la nostalgie fascisante que l’on retrouve derrière les croix gammées tracées sur les portraits de Simone Veil, les tombes profanées de défunts juifs, ou les façades de diverses sections du PCF.
Que des juifs, des musulmans ou des réfugiés soient visés, le racisme procède d’un rapport de domination qui vise à diviser la société. La lutte pour le faire refluer est, pour cette raison, une et indivisible. Elle est au cœur du combat des communistes pour l’émancipation humaine.

Le président de la République a annoncé sa volonté de dissoudre trois groupuscules d’extrême droite dont le Bastion social, mouvement néofasciste. La mise en application de cette mesure tarde à venir. Au-delà d’une réponse de type administratif, comment faire reculer durablement ces groupes haineux ?
On en dissout, dans le même temps on en laisse d’autres se livrer impunément à des violences verbales ou physiques. On l’a vu, courant mars, devant les locaux de la caisse d’allocations familiales de Bobigny où des « identitaires » s’en sont pris aux migrants en des termes abjects. Il faut bien sûr que la loi soit appliquée pour poursuivre, sanctionner, mettre hors d’état de nuire les responsables de propos ou actes racistes. Cela dit, il importe simultanément de créer un rapport de forces qui les isole et les mette politiquement en échec.
Cela passe, en premier lieu, par la formation de larges fronts uni­taires. Nous y sommes parvenus, le 19 février, contre l’antisémitisme, sous la forme d’un appel commun des partis républicains. L’événement fera date, car c’est la première fois depuis des années qu’une riposte à des exactions antijuifs n’est pas laissée aux seules organisations communautaires, afin de signifier clairement que c’est la République et ses principes qui sont attaqués, et non uniquement les juifs. Cela doit être un encouragement aux organisations du mouvement ouvrier qui agissent, sur le terrain ou à l’entreprise, contre toutes les formes de racisme.
La bataille doit également être culturelle. N’oublions pas que l’on a vu, dans la dernière période, des éditeurs rééditer (ou vouloir le faire) les textes antisémites abominables d’un Maurras ou d’un Céline. On vient, par ailleurs, d’assister à une tuerie, contre des fidèles musulmans à Christchurch, ainsi qu’au surgissement d’une campagne antiRoms virulente dans certaines villes d’Île-de-France. C’est dès l’école que les moyens doivent être mis à la disposition des enseignants pour combattre les préjugés auprès des élèves, et montrer que le racisme, d’où qu’il vienne, n’est pas une opinion mais qu’il peut toujours muer en crimes, voire en crimes de masse. L’enseignement de la Shoah, comme celui du génocide par lequel les nazis entreprirent d’exterminer les Tziganes, ou encore du génocide arménien du début du XXe siècle, s’avère de ce point de vue essentiel.
Enfin, la meilleure manière de s’opposer à la guerre de tous contre tous, et à la propagande des courants qui y poussent, est encore de travailler à faire renaître une perspective d’espoir pour le plus grand nombre. Exploités et dominés, quelles que soient leurs origines ou leur religion, ont les mêmes intérêts à se rassembler contre ces fauteurs de régression sociale et d’inégalités que sont le capital, la finance et les gouvernements à leur service.

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La répression policière contre le mouvement social dans son ensemble et celui des gilets jaunes en particulier atteint un niveau inédit. Que cela dit-il du pouvoir et de la situation politique ?
Nous n’avons pas assisté à une telle répression depuis la guerre d’Algérie. On peut, au-delà, dire que la démocratie est mise en cause en plusieurs domaines : quand le droit de manifester est attaqué et qu’on dote la police d’armes interdites dans la plupart des pays européens ; quand on évoque l’engagement de militaires dans le maintien de l’ordre ; quand l’indépendance de la justice est clairement remise en question par l’action du président de la République et de sa garde des Sceaux ; quand la liberté d’informer est menacée sous prétexte de lutte contre les « fausses nouvelles » ; quand les droits syndicaux sont bafoués au point de voir de nombreux militants licenciés ou traînés devant les tribunaux.
Ce pouvoir voulait, avec des méthodes césaristes, plonger la France dans une violente contre-révolution néo­libérale. Il s’est heurté à la résistance majoritaire d’un peuple attaché aux principes d’égalité, de fraternité, de solidarité nés de sa grande Révolution. Les « gilets jaunes » ont exprimé la révolte des territoires et des secteurs qui pâtissent d’un pouvoir d’achat en berne, de la casse des services publics de proximité, ou d’une fiscalité plus injuste que jamais. Dans le même temps, les mobilisations se sont multipliées, dans les entreprises guettées par des plans de licenciements ou de démantèlement, dans une santé sinistrée, dans une fonction publique menacée de coupes claires dans ses effectifs, ou encore chez des enseignants et des parents d’élèves refusant les projets inégalitaires du ministre de l’Éducation nationale. Sans parler de cette jeunesse massivement engagée pour le climat, et qui rejette un système où l’on oppose « fins de mois » et « fin du monde ».

« Exploités et dominés, quelles que soient leurs origines ou leur religion, ont les mêmes intérêts à se rassembler contre ces fauteurs de régression sociale et d’inégalités que sont le capital, la finance et les gouvernements à leur service. »

Dans ces conditions, la crise sociale est devenue politique et même institutionnelle : le président-monarque est seul, seulement entouré de son clan, devant un pays en ébullition. Comme il se refuse à apporter à la colère sociale les réponses concrètes qu’une large majorité de Français attend, il cherche à manœuvrer. Après les avoir ostensiblement méprisées, il a tenté d’étouffer les aspirations populaires au moyen du « grand débat national », mais n’y est pas parvenu. Il cherche maintenant à rassembler l’électorat de droite autour de lui, en vue notamment des élections européennes du 26 mai. Ses surenchères liberticides sont la traduction de l’impasse dont il essaie désespérément de s’extraire.

En réponse, de nombreux gilets jaunes estiment que seule la violence permet d’être entendu. Un sentiment qui traverse désormais aussi les rangs syndicaux. Qu’en dites-vous ?
C’est surtout la peur éprouvée devant une explosion de colère inattendue d’eux qui a conduit Emmanuel Macron et son gouvernement à quelques reculs au mois de décembre. Mais des violences comme celles sur les Champs-Élysées, le 16 mars, perpétrées par des groupes plus soucieux de parasiter le mouvement social que de faire déboucher les revendications (on les avait déjà vus à l’œuvre le 1er mai 2018 à Paris) n’offrent pas la moindre perspective. Elles ne font que diviser les manifestants autant que l’opinion, suscitent des réflexes de peur préjudiciables à la participation aux mobilisations, brouillent les enjeux du moment politique.
La question aujourd’hui posée est celle de la stratégie qui, pour mettre le pouvoir et le patronat en échec durable, favorisera la confluence des combats, la convergence des revendications des secteurs en lutte sur une plate-forme unifiante, l’unité syndicale, l’enracinement de la bataille sociale dans les entreprises, c’est-à-dire là où l’issue de l’affrontement au capital se jouera in fine. Tous ces problèmes sont, depuis des mois, au cœur des réflexions du mouvement syndical, et ils commencent à être posés parmi les « gilets jaunes » après une phase de refus de toute alliance avec le syndicalisme. Bref, il s’agit maintenant de construire, étape après étape, un rapport de force qui permettra enfin au monde du travail de gagner et de sortir de la situation de défensive où il se trouve. Et cela doit, bien sûr, se prolonger d’une perspective politique de changement.

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Depuis l’élection d’Emmanuel Macron, la gauche apparaît en totale déshérence. Comment les communistes proposent-ils de rompre avec cette situation ?
Le quinquennat de François Hollande, du fait d’une politique conduite à l’avantage de la finance et des actionnaires, s’est achevé sur une défaite politique majeure de la gauche et, plus largement, du mouvement ouvrier. Nous sommes loin d’en avoir surmonté les conséquences. Toutefois, les quatre derniers mois ont rebattu les cartes. Les Français ont pris la mesure du rejet ultramajoritaire dont font l’objet les choix gouvernementaux ; il n’apparaît plus impossible d’arracher des succès. C’est un grand changement dans les consciences, dont le développement actuel des luttes à l’école, pour ne prendre que cet exemple, donne la mesure. Par ailleurs, s’il est en recherche d’un nouveau souffle, le mouvement des « gilets jaunes » a rouvert l’espace d’un vaste débat sur les choix de politiques publiques pour l’avenir.
Le défi est clair : faute d’issue progressiste, la crise sociale et politique peut parfaitement se dénouer au profit de forces réactionnaires et xénophobes, de la droite extrême et de l’extrême droite. Ce n’est pas pour rien que le spectre des années 1930 est si souvent évoqué dans le débat public. À juste titre ! Nous en revenons à cette montée des violences et des haines racistes dont nous avons déjà parlé au début de cet entretien.

« Dès l’école, les moyens doivent être mis à la disposition des enseignants pour combattre les préjugés auprès des élèves,et montrer que le racisme, d’où qu’il vienne, n’est pas une opinion mais qu’il peut toujours muer en crimes, voire en crimes de masse.»

C’est dans ce cadre que, le 16 mars, à l’occasion d’un rassemblement à proximité de l’Élysée, nous avons rendu publiques « Dix propositions pour la France ». Ces propositions ne sont pas la reprise du programme du Parti communiste français. Elles ont été construites à partir de la décision des communistes de s’engager dans les échanges citoyens, les rencontres dans les mairies, la rédaction des « cahiers de l’espoir ». Elles partent des mesu­res d’urgence qui s’imposent – pour la justice sociale, la justice climatique, la justice fiscale, la démocratie –, et elles proposent de premiers moyens pour les satisfaire : redistribution des richesses, remise en cause du pouvoir de la finance, nationalisation d’une grande banque privée au service de la renaissance industrielle comme de la transition écologique, retour du pouvoir au Parlement et aux citoyens contre le système de monarchie présidentielle, rupture avec l’austérité européenne.
Sur les mois qui viennent, en articulant ces propositions à celles, convergentes, de la liste conduite par Ian Brossat pour les élections européennes, nous allons les relayer dans le pays, les soumettre à la plus large discussion, les adresser à l’ensemble des forces de gauche et du monde syndical ou associatif. Pour rassembler demain une majorité politique, une nouvelle union populaire devra se construire à partir de ce que nos concitoyennes et nos concitoyens espèrent et revendiquent. Il lui faudra aussi lier la volonté de rassemblement à gauche, le contenu de ce dernier et l’implication citoyenne à tous les niveaux. Avec les « Dix propositions », avec notre appel à débattre et à confronter les ré­flexions, nous avons voulu poser un jalon dans cette direction.

Propos recueillis par Léo Purguette