Par Lou Simon
Les premières annonces du gouvernement sont passées : le temps des promesses est révolu.
Après bientôt deux ans de macronisme, il fallait s’en douter. Et maintenant les français sont polarisés. Il y a d’abord les héros, tous ceux qui sont au front d’un côté. Certains se battent contre le coronavirus, d’autres juste pour conserver leurs emplois. Sous la pression de leur direction, les salariés des usines françaises d’Airbus et de Renault - pour ne citer qu’eux - doivent continuer le travail, coûte que coûte. Après tout ce n’est qu’un virus. Que vaut vraiment un salarié ? Et puis il y a l’autre partie des français, les chanceux qui peuvent se prélasser chez eux et profiter du télétravail, ledit home office.
« LE SALARIÉ EST À LA MERCI DE SON EMPLOYEUR, PRIVÉ DE LA SOLIDARITÉ QUI SE CRÉE HABITUELLEMENT AVEC LES COLLÈGUES. »
Quelle chance que de pouvoir alterner entre son canapé, son lit, une table de salon et pouvoir poster des photos en continu sur les réseaux sociaux ! Le tout sans se soucier du regard des autres, en pyjama, avec la possibilité de manger en pleine réunion. Les télétravailleurs semblent découvrir les notions de liberté et d’autonomie. On se plairait même à échapper aux réunions interminables et aux travaux collectifs. C’est fatigant d’écouter les autres. Pourtant, tout ceci n’est qu’une dangereuse façade, masquant l’accélération d’un processus inquiétant de « dépersonnification » du salarié et de « productivisation » de sa vie professionnelle et privée. Les planneurs, ces cadres en charge d’améliorer la productivité et les performances des salariés, sont depuis longtemps déjà à l’œuvre pour nous amener vers un travail confondant l’individu et le travailleur.
Une régression de la vie collective à l'entreprise
Avec le télétravail, les salariés perdent définitivement toute vie collective dans l’entreprise. Finies les pauses-café, finies les discussions personnelles, finis les moments d’échanges politiques. Parce que c’est aussi ça la vie dans l’entreprise : des échanges militants, des débats, des syndicats. Il y a – en osant le croire – toute une vie politique interne à l’entreprise dont le télétravailleur est désormais temporairement déconnecté de ce sens du collectif. Entamer des débats à distance est impossible. Les salariés ne veulent pas se brouiller avec leurs collègues, la communication entre eux rendue plus opaque avec les messages instantanés qui peinent à traduire le fond et la nuance de notre pensée. Le salarié n’est finalement jamais plus qu’un maillon d’une chaîne brisée. L’individu atomisé se soumet plus facilement aux dispositifs conçus par lesdits planneurs. Véritable robotisation de l’humain, son travail est quantifié et doit répondre aux objectifs de la hiérarchie, qui augmentent par principe les échéances se succédant. Il est maintenant à la merci de son employeur, privé de la solidarité qui se crée habituellement avec les collègues.
L’entreprise est l’unique gagnante, et pas qu’un peu. Elle peut, enfin, se permettre de mettre en place des dispositifs de surveillance du travail des salariés. Une belle preuve de confiance envers ses employés. En insufflant l’idée de liberté aux citoyens, on les encourage aussi à devenir autoentrepreneurs. Autant de « flexibilité » et de réduction des coûts pour les patrons, qui peuvent maintenant faire jouer la concurrence entre tous ces « entrepreneurs ». L’argumentaire de l’urgence a pris racine : les salariés ont peur, ils veulent sauver leur vie professionnelle. D’ailleurs, dévoués à la cause, ils n’hésitent pas à travailler plus. C’est ici le piège de la flexibilité horaire. Quand commence et quand s’arrête le travail quand il peut impunément déborder sur la vie privée ?
Le temps libre progressivement englouti par le temps professionnel
Et c’est ici le plus important problème posé par le télétravail : le travail constant. Les travailleurs sont poussés à travailler plus, plus longtemps, à atteindre des objectifs plus élevés, tout cela pour une rémunération parfaitement identique. Le temps libre, privé, consacré aux loisirs est progressivement englouti par le temps professionnel et n’est pas exclu de cette pression à l’activité. À force de les mélanger, de les superposer, ils finissent par se confondre : nous finissons d’internaliser les logiques de productivité. Nous devons sans cesse produire, augmenter nos connaissances, nos capacités ou nos compétences. C’est donc de cette deuxième catégorie de français, les confinés, dont fusent les images et les récits de confinement. Il faut lire le plus de livres possible, avoir vu le maximum de films, réaliser un nombre incalculable de recettes de cuisines complexes ou encore rentabiliser son utilisation du temps par la pratique d’un sport. Sous couvert de loisir, c’est une forme solide d’incitation qui se met en place et qui est dirigée vers l’intégralité des internautes. Les confinés doivent avant tout rentabiliser leur temps. Ils doivent se donner des objectifs, les chiffrer et surtout rendre des comptes aux autres membres de leur communauté. Ils angoissent à l’idée de ne rien faire. Il est interdit de s’ennuyer, de se poser, de réfléchir. Le corps et l’esprit ont été dressés dans la plus profonde intimité.
« REDONNER LA PLACE À L’OISIVETÉ, AU PLAISIR HORS DE LA COMPÉTITION, À L’ÉCHANGE, AU PARTAGE ET AU JARDIN SECRET. »
Pourtant, le confinement est l’occasion rêvée de se déconnecter. L’enfermement, l’isolation, et la gravité de la crise sanitaire mondiale doivent faire jaillir une réflexion sur la temporalité du travail. Elle ne doit pas mettre de côté ceux qui n’ont pas le luxe du confort à la maison. La modération du télétravail et son encadrement doivent devenir une priorité de nos cadres d’organisation de l’activité, en séparant le rythme professionnel du rythme personnel. Il faut conserver un espace de débat au travail, et des temps « inutiles » à la maison ; redonner la place à l’oisiveté, au plaisir hors de la compétition, à l’échange, au partage et au jardin secret.
N’est-il pas possible, tout simplement, de prendre le temps ?
Lou Simon est étudiant à Sciences po Paris.
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