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Les révélations du Monde sur l’implication du ministre de l’Économie et des Finances du gouvernement de François Hollande, Emmanuel Macron, désormais président de la République, en faveur de l’introduction de l’entreprise Uber en France, n’ont pas surpris celles et ceux qui suivent les mobilisations de ces dernières années contre l’ubérisation.

Comme le rappelait très utilement Barbara Gomes dans le numéro 21 de Cause commune en 2021, le pouvoir, en acceptant de dénier aux travailleurs des plateformes le droit de salariés, prenait « ce risque que nous soyons toutes et tous concernés par une sortie du salariat au profit d’infradroits », ajoutant : « L’ubérisation est un modèle économique construit sur un contour­nement des règles mais, plus encore, un projet politique où la dématérialisation de l’organisation productive, tout à fait généralisable dans nos sociétés de services, pourrait servir de prétexte à une sortie massive du statut de l’emploi. » La défense qu’Emmanuel Macron a bâtie, tout comme la nécessaire construction d’une issue politique à cette révélation nous invitent toutefois à nous plonger dans un ouvrage, parmi tant d’autres : celui, coordonné par le sénateur communiste Pascal Savoldelli, qui réunit le point de vue de juristes, d’éco­nomistes, de sociologues ou de militants syndicaux : (Ubéri­sation, et après ?, éditions du Détour, 2021).

Le mythe du havre de liberté 
L’argument, mis en avant par les libéraux il y a quelques années, pour accompagner l’introduction de ces plate­formes, celui de l’ouverture de la possibilité d’un travail choisi, libéré des contraintes liées aux conditions actuelles de l’emploi salarié (contrats précaires, rémunération faible et contrôle fort), n’est plus en vogue, l’expérience (la rémunération minimale garantie des livreurs Deliveroo est passée de 7,50 euros en 2015-2016 à 2,60 euros par course en 2019 ; chez Uber, une baisse des tarifs de 20% a été décidée de manière unilatérale en 2015 et les commissions ont été augmentées à 20-25% à partir de 2016 ; beaucoup se nourrissent à l’Armée du salut ; les effets sur la santé physique et psychique sont délétères et le droit (avec le jugement, en 2020, de la Cour de cassation identifiant le statut d’autoentrepreneur d’un chauffeur Uber comme « fictif », puisqu’il ne dispose pas de sa propre clientèle et ne peut fixer ses tarifs librement) ayant démontré, en quelques années, son invalidité. Le président de la République et ses porte-parole revendiquent désormais la « défense de l’emploi » et de la « protection des consommateurs », dans le contexte d’une adaptation, présentée comme nécessaire, à un monde en transformation, dans lequel les plateformes numériques occupent une place grandissante.

« L’arrivée d’Uber en France et, plus largement, la plateformisation n’ont pas véritablement permis l’ouverture d’emplois
et de solutions, mais ont plutôt développé l’externalisation de secteurs d’activités déjà précarisés, et reposent désormais sur les travailleurs sans-papiers. »

À la lecture des contributions à Ubérisation, et après ? il semblerait que, tout comme le discours selon lequel l’auto-entreprenariat constituerait un havre de liberté et une promesse d’enrichissement s’est révélé un mythe (ceux qui en doutent encore pourront consulter les travaux de Sophie Bernard comme Le Nouvel Esprit du salariat, PUF, 2020, ou encore l’ouvrage collectif dirigé par Dominique Méda et Sarah Abdelnour, Les Nouveaux Travailleurs des applis, PUF, 2019), l’idée que ces plateformes créent de l’emploi soit largement à réviser : dans le domaine de la vente en ligne, comme le rappelle Raphaël Pradeau, 82 000 postes ont été détruits en France en dix ans ; les nouveaux statuts, notamment celui de SASU (société par actions simplifiée unipersonnelle) permettent de couvrir, selon Dominique Méda, une « énorme quantité de travail dissimulé, mais aussi des cascades de sous-traitances qui recouvrent des fraudes massives, des pratiques mafieuses, du blan­chiment d’argent, ou encore l’emploi de travailleurs en situation irrégulière à l’égard desquels toutes les coercitions sont évidemment permises ». Ainsi que le souligne Barbara Gomes, au tout début, les plateformes s’em­ployaient à attirer vers elles le plus grand nombre de personnes, et offraient donc des conditions de travail avantageuses, ciblant notamment des étudiants qui avaient accès à la Sécurité sociale en raison de leur statut d’étudiant ; aujourd’hui, les profils des personnes qui travaillent pour ce type de plateformes ont changé, il s’agit notamment de travailleurs sans-papiers, qui n’ont pas vraiment d’alternative en raison de leur grande précarité, qui ne peuvent dès lors être régularisés et qui sous-louent, comme l’explique Arthur Hay, des comptes à des « propriétaires » qui deviennent « des intermédiaires responsables d’une traite humaine du capitalisme des plateformes ». Par ailleurs, on voit « quantité d’or­ganisations obliger leurs salariés, dans le privé ou le public, à quitter leur statut pour prendre celui d’auto-entrepreneur ». Certaines plateformes jouent de plus sur la zone grise entre travail professionnel et loisirs pour moins rémunérer l’activité (voire ne pas la rémunérer du tout), en laissant penser que ce qui est réalisé n’est pas du travail, mais une forme de passion ou un amusement pour le « travail du clic » par la reconnaissance d’images sur certaines plateformes de microtâches (comme l’a montré Antonio Casilli dans En attendant les robots : enquête sur le travail du clic, Seuil, 2019). L’arrivée d’Uber en France et, plus largement, la plate­formisation n’ont pas véritablement permis l’« ouverture d’emplois et de solutions », mais ont plutôt développé l’externalisation de secteurs d’activités déjà précarisés, et reposent désormais sur les travailleurs sans-papiers. L’ubérisation apparaît également comme une menace contre les entreprises, soumises à une concurrence déloyale, contraintes à utiliser les plateformes et à donner un pourcentage important de leur chiffre d’affaires à ces dernières, voire nourrissant malgré elles l’ouverture d’entreprises parallèles, comme c’est le cas des cuisines (dark kitchen) ouvertes à partir des informations amassées par Deliveroo sur la demande des plats « phares » proposés par les restaurateurs et sur leurs recettes.

Redonner sens au travail salarié
Au-delà de la dénonciation d’une illusion, l’ouvrage met en valeur deux perspectives : celle de la mobi­lisation syndicale et politique, déjà bien avancée, avec la structuration des travailleurs des plateformes dans des collectifs ou dans le cadre des syndicats de salariés, comme le syndicat CGT des coursiers à vélo de la Gironde ou à travers l’appel au collectif immigration de la CGT, capables de mener des luttes victo­rieuses et qui cherchent à dévelop­per des liens syndicaux avec les salariés d’autres pays ; avec aussi le travail mené, au niveau politique, par les élus communistes, avec la proposition de loi déposée au Sénat en juin 2020 afin d’intégrer ces travailleurs dans le code du travail ; ou encore la proposition déposée en décembre 2020 par les députés communistes du groupe de la Gauche démocrate et républicaine « visant l’équité fiscale entre les entreprises par la mise à contri­bution des géants du numérique et du e-commerce ». Celle, également, d’une mise en débat du modèle de société portée par la platefor­misation (celui de la concurrence sociale entre les travailleurs, du retour au paiement à la tâche, de l’exploitation des données qui permet le contrôle renforcé des travailleurs, grâce à un algorithme devenu outil de management, de la possibilité de chacune et chacun de transformer l’autre en serviteur ; celui de la vision genrée du travail, comme le montrent les plateformes de service à domicile), et la construction d’un autre modèle, qui redonnerait un sens au travail salarié, bâti sur un héritage social et politique de droits du travail et de protections sociales, mais désor­mais abîmé par des années de libéralisme : le dévelop­pement des conditions d’un travail salarié éman­cipateur, préservant l’auto­nomie du salarié ; la cons­truction, sur le modèle de la Sécurité sociale gérée par les seuls repré­sentants des travailleurs, jusqu’aux années 1960, d’une licence com­mune rassem­blant un ensemble de producteurs non lucratifs de communs infor­mationnels, à partir du réseau d’initiatives open source qui fleurit depuis trente ans en France, etc.

Marine Miquel est membre du comité de rédaction de Cause commune.

Cause commune30 • septembre/octobre 2022