Le mécénat contemporain, ce nouveau mode de financement des moyens de production et de diffusion des pratiques artistiques ou culturelles, qui emprunte son « nom » à des pratiques tombées en désuétude depuis plusieurs siècles.
Nous avons l’habitude de voir les noms de certaines familles de la grande bourgeoisie, ou des groupes auxquels leur nom est associé, mis en scène dans notre environnement, depuis le chantier d’à côté jusqu’à notre salle de bains. Cela leur confère une certaine familiarité (on fait ses courses « à Leclerc », on est « chez Bouygues Telecom » …). Mais, récemment, on a pu être surpris d’apercevoir ces noms dans de nouveaux lieux : à la bibliothèque, au musée et même au théâtre ! Ainsi, « Total, Lagardère, Société générale, Louis Vuitton, Natixis, Orange… » n’est pas une liste tirée du tableau des groupes offrant les plus hautes rémunérations à leurs patrons ou actionnaires, mais un extrait du site de la Bibliothèque nationale de France, à la page « Nos mécènes ». Que font-ils donc là ?
Les nouveautés d’une pratique ancienne
Si le terme « mécénat » renvoie à un passé ancien, le mécénat contemporain est une pratique récente en France, instituée par la loi relative au mécénat, aux associations et aux fondations, dite loi Aillagon, votée le 1er août 2003. En augmentant « considérablement le niveau des gratifications fiscales », exauçant ainsi « les vœux des entreprises » et « faisant de la France le pays le plus attractif au monde en matière de gratification fiscale des dons », cette loi a permis le succès du mécénat contemporain, dont la promotion fait l’objet d’efforts constants de la part de l’État depuis les années 1980. En effet, le mécénat culturel d’entreprise est d’abord « une affaire d’État ». Analysant l’essor de cette pratique, souvent expliquée par le « processus de réhabilitation des entreprises […] facilité par l’aggiornamento d’une gauche socialiste convertie à l’économie, la mise en berne des affrontements idéologiques et le renouveau de la pensée libérale », [la sociologue] Sabine Rozier démontre que la promotion et la légitimation du mécénat d’entreprise par l’association ADMICAL (Association pour le développement du mécénat industriel et commercial) n’ont pu aboutir qu’avec l’aide active « d’une administration culturelle étatique qui a tenté de capter discrètement à son profit l’argent des entreprises ». Sous Jack Lang, si le ministère de la Culture voit son budget augmenter et sa légitimité croître, le financement des « grands travaux présidentiels (Grand Louvre, Opéra Bastille, etc.) » pèse sur les ressources ; aussi « l’argent des entreprises va-t-il être rapidement considéré [...] comme un heureux complément aux crédits publics ». Mais l’idée ne fait pas l’unanimité ni au sein de l’administration culturelle, ni au sein de l’administration fiscale. L’arbitrage est serré sur la question des fondations et sur les dispositions fiscales. Ainsi, « loin d’avoir été le produit d’initiatives spontanées, encadrées par une association qui n’aurait fait que stimuler les désirs des milieux économiques, l’engagement des entreprises dans le soutien à la vie culturelle dans les années 1980-1990 en France apparaît au contraire comme le résultat d’une intense mobilisation menée au sein même de l’administration culturelle pour enrôler l’argent des entreprises donatrices au service du financement des institutions culturelles ».
« Le mécénat des particuliers contribue à augmenter l’adhésion à la légitimité du mécénat des fondations des grandes entreprises, incarnées dans la mise en scène mécénale, par leur figure patronale. »
Avec la loi Aillagon, le mécénat culturel peut prendre son essor. En outre, la crise de confiance que connaît le service public de la culture, largement nourrie par « les procès » en illégitimité, iniquité et inefficacité dont il fait l’objet, contribue à légitimer l’obligation croissante faite aux institutions culturelles de « s’autofinancer » en recherchant des « fonds propres », ce qui favorise le recours au mécénat. Les exemples se multiplient, avec l’apparition de nouveaux acteurs du côté des entreprises et des institutions culturelles, qui se dotent de services dédiés au mécénat assurant une importante communication sur ces opérations.
Une privatisation feutrée
Populaire et démocratique, le mécénat ? Malgré l’effet de masse recherché par la diffusion du chiffre des huit mille cinq cents « particuliers » qui ont participé à la dernière vague de l’opération « Tous mécènes ! » du Louvre, lancée en 2010 afin de financer l’acquisition de tableaux, ces quelques milliers de « mécènes » sont bien moins nombreux que l’ensemble des personnes soumises à l’impôt ou disposant du droit de vote. De plus, quelle est la nature du pouvoir qu’elles ont exercé et, peut-être, conquis ? Ces personnes n’ont pas été associées à la discussion sur le prix du livre d’heures, ni sur le choix de la politique d’acquisition de tel objet plutôt que tel autre. Tout au plus ont-elles permis que l’opération de mécénat qui associe, d’abord, le Louvre à Pinault, dispose d’une aura de popularité. Ainsi, le mécénat de ces particuliers contribue d’abord à augmenter l’adhésion à la légitimité du mécénat des fondations des grandes entreprises, incarnées, dans la mise en scène mécénale, par leur figure patronale. En guise de « mobilisation populaire », huit mille cinq cents personnes ont apporté leur soutien à la politique de financement des activités culturelles et artistiques par la grande bourgeoisie.
« En augmentant “considérablement le niveau des gratifications fiscales”, exauçant ainsi “les vœux des entreprises”, la loi Aillagon, votée le 1er août 2003, a permis le succès du mécénat contemporain. »
Or ce mode financement n’est pas sans conséquence. D’une part, les mécènes bénéficient d’importantes réductions d’impôts qui manquent aux finances publiques, dont la « faiblesse » est un argument clef en faveur du développement du mécénat. D’autre part, le financement par des fonds privés des institutions publiques leur permet d’accaparer – provisoirement – ces espaces publics à des fins privées : un mécène peut ainsi disposer de « son » Louvre, le temps d’une soirée ou d’un événement qui ne manquera pas d’être « magique ». De même, les « mécènes » peuvent « privatiser pour une soirée la Comédie française ». Car le mécénat culturel contemporain ne concerne pas seulement le financement des activités de conservation, rénovation et diffusion des œuvres d’art mais aussi le financement des activités de création, y compris dans le spectacle vivant […] Pouvoir de l’argent, pouvoir de décision et pouvoir de représentation s’entremêlent ainsi au cœur du mécénat contemporain.
Stéphanie Loncle est maîtresse de conférences en arts du spectacle à l’université de Caen-Normandie.
Ce texte est extrait de l’article « Grands bourgeois, grands mécènes ? » publié dans le dossier consacré au « Pouvoir discret de la bourgeoisie », La Pensée, n° 409, 2022.
Cause commune • mars/avril 2022