Depuis 1968, refusant les attendus de l’enseignement officiel de la sexualité, des élèves se rebiffent et font entendre leur voix. Si l’État parvient à imposer l’obligation de l’éducation sexuelle dans le plan d’études scolaire en 1998, les mouvements d’opposition religieuse persistent à faire entendre leur contestation avec quelques succès, et l’éducation à la sexualité échappe en partie aux agents de l’institution scolaire.
La dernière circulaire du ministère de l’Éducation nationale portant sur l’éducation à la sexualité (Blanquer, 2018) ne parle ni d’amour ni de plaisir et expurge de l’instruction primaire la « dimension sexuelle stricto sensu à l’école élémentaire » pour faire taire la rumeur d’un apprentissage de la masturbation dans les classes. Mais que reste-t-il alors dans ce texte ? Les compétences psychosociales, la prévention, la morale contractuelle, encore un zeste de prévention… L’école française aurait-elle exclu Aphrodite de ses classes ? L’asepsie de telles prescriptions réglementaires ne doit pourtant pas voiler la diversité de l’offre associative qui concourt à cette politique scolaire. En effet, l’éducation à la sexualité échappe en partie aux agents de l’institution scolaire. De nombreuses associations participent à sa mise en œuvre dans les établissements scolaires. Si l’État parvient à imposer l’obligation de l’éducation sexuelle dans le plan d’études scolaire en 1998, les mouvements d’opposition religieuse persistent à faire entendre leur contestation, avec quelques succès. Ainsi, des groupes d’adultes portant des jugements de valeur antagonistes aux accents émotionnels se mobilisent et rivalisent pour imposer aux enfants et aux adolescents scolarisés des normes de conditionnement des pulsions sexuelles. Mais parfois, refusant les attendus de l’enseignement officiel de la sexualité, les élèves se rebiffent et font entendre leur voix.
« La politique scolaire de l’éducation sexuelle se construit au début des années 1970 contre les entreprises de subversion des rapports de domination scolaire et la parole profane émergente des élèves. »
En mars 2002, l’exubérance sexuelle de la jeunesse perturbe la sérénité du prestigieux lycée parisien Henri-IV. Trois garçons et deux filles en classe préparatoire et en terminale, dont une mineure, posent nus sur la couverture de leur journal lycéen, Ravaillac. Une bandelette de papier adhésif amovible recouvre leur sexe. Intitulé « Du cul, du cul, du cul », le numéro traite en vingt-huit pages et pour un euro, de pornographie, d’homosexualité, de contraception, de prostitution, des rapports sociaux de sexe. Une autre éducation sexuelle y est revendiquée, au-delà des frontières du savoir biologique et de la prévention médicale, dans le méli-mélo des plaisirs et de ses représentations. Le proviseur en interdit la libre diffusion, soucieux de la « protection de la jeunesse », les mineurs de l’établissement. Il propose la tenue d’un débat sur la sexualité, ouvert aux élèves majeurs et aux mineurs munis d’une autorisation écrite de leurs parents. Refusant la censure et renvoyés du lycée, les pornographes exhibitionnistes de Ravaillac sollicitent l’association nationale de la presse d’initiative jeune, J. Presse, pour les défendre. L’affaire passe en justice : le tribunal administratif annule l’interdiction du proviseur pour excès de pouvoir. La cour administrative d’appel de Paris confirme en 2004 cette décision et reconnaît la portée critique du numéro. Cet échange de coups entre élèves et administration pour définir le contenu de l’éducation sexuelle n’a rien d’inédit. La première circulaire réglementant l’éducation sexuelle scolaire, publiée en juillet 1973, portait déjà la marque des affrontements générationnels passés.
Surgissement de la parole des jeunes
Dans l’effervescence de la crise de mai 68 et l’humeur insurrectionnelle qui succède, la sexualité s’invite dans les revendications lycéennes et étudiantes. Les affrontements physiques et symboliques dans les établissements scolaires participent d’une crise multisectorielle des rapports d’autorité sociale. Dans l’institution scolaire, comme dans bien d’autres institutions, le consentement à la domination s’effrite et les profanes revendiquent la légitimité de leur parole : « C’est ainsi qu’à Montpellier, au lycée du Mas-de-Tesse, les cours confiés à un médecin sous le patronage des deux associations de parents d’élèves, après avoir fonctionné sans heurts pendant une année, se sont trouvés mis en question comme édulcorés, timorés et orientés dans un sens réactionnaire. Après de nombreuses séances, la commission désignée par la CP [commission permanente] n’a pas pu se mettre d’accord et les élèves de terminale ont pris l’initiative d’organiser sans participation d’adultes un débat sur La Révolution sexuelle de Wilhelm Reich. D’où incident » (compte rendu de la réunion du 17 mai 1971 de l’inspection générale chargée de la vie scolaire).
« Promulguée le 23 juillet 1973, la circulaire Fontanet introduit un enseignement sur le fonctionnement anatomique et physiologique de la procréation humaine dans les programmes de sciences naturelles des classes de 6e et de 5e. Elle délègue à des associations de conseil conjugal, catholiques pour la plupart, l’éducation à la responsabilité sexuelle. »
Cette observation de l’inspection générale témoigne du problème posé par la politisation de la sexualité. La politique scolaire de l’éducation sexuelle se construit au début des années 1970 contre les entreprises de subversion des rapports de domination scolaire et la parole profane émergente des élèves dénonçant les « lycées casernes » et les « CET usines ». Après l’élan contestataire des grèves et des manifestations de mai 68, les trois ministres de l’Éducation nationale successifs s’évertuent à réfréner l’agitation politique qui perdure dans les lycées et les universités. Le développement des comités d’action lycéens structure le mouvement. Y circule ainsi un tract intitulé : Apprenons à faire l’amour. Car c’est le chemin du bonheur ! C’est la plus merveilleuse façon de se parler et de se connaître. Écrit en février 1971 par le « comité d’action pour la libération de la sexualité », il réplique aux sanctions scolaires prises à l’égard de deux lycéens pour s’être embrassés dans leur établissement, un lycée mixte à Corbeil-Essonnes. Ce texte, d’inspiration freudo-marxiste, célèbre les plaisirs de la sexualité et invite à leur apprentissage par la pratique. Il explique le fonctionnement de la verge, du clitoris, des zones érogènes, de l’orgasme, du coït et de la contraception, présente l’intérêt de la masturbation pour « combler le vide d’une heure de classe ou d’une soirée ennuyeuse » et encourage « les relations sexuelles, du baiser au coït en passant par les caresses les plus variées ». Par cette action de propagande, le comité veut lutter contre l’impuissance et la frigidité, en somme, la misère sexuelle.
Retour à un ordre de façade
Le tract est associé au nom de Jean Carpentier, médecin généraliste installé dans la municipalité communiste de Corbeil-Essonnes. Né en 1935, il appartient à la génération politisée par les luttes anticoloniales (guerre d’Algérie puis comité Vietnam). Ses deux parents sont médecins. Neveu de Jacques Solomon, chercheur en physique théorique et marié à la fille du physicien Paul Langevin, militant au Parti communiste dès 1934, résistant proche de Georges Politzer, fusillé comme lui en 1942, il est issu par sa mère d’une famille d’intellectuels juifs communistes. Son père est maire d’un village des Alpes-Maritimes de 1945 à 1961, puis dirige le dispensaire médical du journal L’Humanité. Jean Carpentier étudie la médecine à Paris et milite à l’Union des étudiants communistes. Il est exclu du Parti communiste français en 1966 lorsque celui-ci confisque l’autonomie conquise par la jeunesse communiste dissidente. Il reconvertit ses savoir-faire militants dans les groupes d’extrême gauche nés de la crise des mouvements de jeunesse, chrétienne et communiste. Maoïste engagé dans le mouvement antipsychiatrique, il fait figure d’agitateur de la jeunesse. En réaction au scandale provoqué par le tract, le conseil régional de l’Ordre des médecins le condamne à un an de suspension d’exercice professionnel pour n’avoir pas, en sa qualité de médecin, « craint d’inciter, par une propagande publique à la porte d’établissements scolaires, de jeunes enfants à se livrer, sans aucun frein, à la débauche, sous toutes ses formes ». La circulation du tract au sein des lycées excite suffisamment la presse pour que le ministre de l’Éducation nationale, Joseph Fontanet, rassure l’Hémicycle en 1972 sur le maintien de l’ordre scolaire. De multiples plaintes d’associations de parents d’élèves sont déposées contre ce manifeste jugé amoral et incitatif. Le problème prend de l’ampleur lorsqu’une jeune enseignante de philosophie est sanctionnée en décembre 1972 pour l’avoir lu en classe de terminale. D’assemblées générales en manifestations, la mobilisation s’amplifie et la presse s’empare de l’affaire.
Toujours en vigueur : la circulaire Fontanet
La figure sulfureuse du docteur Carpentier trouble jusqu’aux réunions du groupe de travail ministériel chargé de préparer une circulaire sur l’éducation sexuelle. Le « sensualisme » du tract et « la violence morale » qu’il exerce à l’encontre des élèves y sont réprouvés. On lit également « pour l’édification des membres du groupe, quelques passages du petit livre rouge », manuel d’initiation à la révolte scolaire, publié en 1969 au Danemark, traduit et imprimé en 1971 à Lausanne par des militants trotskystes et distribué clandestinement dans les lycées après son interdiction en France par le ministre de l’Intérieur, Raymond Marcellin. Promulguée le 23 juillet 1973, la circulaire Fontanet introduit un enseignement sur le fonctionnement anatomique et physiologique de la procréation humaine dans les programmes de sciences naturelles des classes de 6e et de 5e. Elle délègue à des associations de conseil conjugal, catholiques pour la plupart, l’éducation à la responsabilité sexuelle, facultative, sous le contrôle du chef d’établissement et soumise à une approbation parentale. Partisan d’une décentralisation administrative de l’institution scolaire et fidèle soutien de l’enseignement libre, le ministre Joseph Fontanet consacre le respect du pluralisme religieux des familles, alors que s’amplifient les mobilisations féministes pour libéraliser l’avortement et que les avortements illégaux se multiplient. En riposte à cette « mascarade officielle », des lycéens se mobilisent pour produire et contrôler une offre lycéenne d’éducation sexuelle, avec le soutien du Mouvement français pour le planning familial, du Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception, et de l’École émancipée notamment. Militants au Parti socialiste unifié, à l’Alliance marxiste révolutionnaire et sympathisants du journal Antinorm publié par le Front homosexuel d’action révolutionnaire annoncent ainsi la fondation d’un centre lycéen d’information sexuelle, en janvier 1974. Cette initiative échoue à s’institutionnaliser et la parole des profanes à s’imposer dans les établissements scolaires. Partie prenante d’un mouvement général de remise en ordre politique et morale, la circulaire Fontanet conditionne le mode opératoire (toujours actuel) de l’éducation sexuelle, en arrimant les interventions en classes à la logique concurrentielle d’un marché associatif, hors de la compétence des agents de l’institution scolaire, profanes ou professionnels. En fermant l’espace des possibles, elle a réduit également celui des pensables.
Gauthier Fradois est politiste. Il est docteur en science politique de l'université Paris-Nanterre.
Cause commune • janvier/février 2022