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« NOUVEAU » : des publicitaires aux journalistes en passant par bien des personnalités politiques, s’il est un mot qu’on trouve souvent sous leur plume ou dans leur gorge, c’est bien celui-ci. Souvent, ce n’est qu’un piètre maquillage pour attirer un chaland qui doit vite déchanter : rien de si nouveau sous le soleil… Cette expérience quotidienne du contraste entre le « nouveau » claironné et une routine de dentifrice ou de lessive peut créer une sorte de corne mentale – comme on parle de corne sur des paumes usées. On nous annonce tant de nouveau et on n’en voit si peu que grandit paradoxalement le risque de ne pas voir bouger les plaques tectoniques de notre monde. Ici se mêlent sans doute, d’une part, cette corne mentale qui nous rend moins sensibles ou plus sceptiques par rapport aux nouveautés effectives et, d’autre part, ce phénomène bien connu de ceux qui passent le permis de conduire – ou en gardent quelque souvenir – : plus on va vite – et le flux des informations va si vite –, moins on voit bien. Et pourtant les plaques tectoniques bougent…
On ne saurait faire le tour de ces plaques et de leur mouvement dans ce modeste édito. Considérons simplement cette épineuse et glissante notion de « Zeitgeist » – esprit du temps, en allemand. Épineuse et glissante, pour sûr, car existe-t-il vraiment un air du temps partagé depuis Maubeuge jusqu’à Perpignan, d’un village alpin jusqu’à Rennes en passant par Paris et sa banlieue, pour en rester à quelques malheureuses centaines de milliers de km² ? et pour toutes les positions sociales ? et pour tous les âges ? et pour tous les sexes ? et pour toutes les confessions, origines, orientations sexuelles, affinités politiques, etc., etc. ? On a vite fait de se faire saigner les doigts avec pareilles notions et le moins qu’on puisse dire est qu’il faut être prudent si on ne veut pas se payer de mots. Lénine, avec quelque verve, à propos de la notion d’« époque », en 1916, appelait, ici comme ailleurs, à la retenue dans les grandes phrases : « Une époque s’appelle de ce nom précisément parce qu’elle embrasse une somme de phénomènes […] variés, aussi bien typiques que fortuits, aussi bien grands que petits […]. Éluder ces questions concrètes par des phrases générales sur l’époque, comme le fait Kievski, c’est abuser de la notion d’époque » (« Une caricature du marxisme »).
Avec ces réserves qui ne sont pas de pure forme, tâchons tout de même d’envisager quelques-uns de ces mouvements du Zeitgeist, de ces mouvements tectoniques « mentaux » – au sens où les historiens des « mentalités », dont notre si fécond et regretté Michel Vovelle, parlaient des mentalités comme des « visions du monde » (la formule est de l’historien Robert Mandrou).
L’an passé, nous commémorions le vingtième anniversaire de la mort de Georges Marchais. Ce fut pour moi l’occasion de me plonger un peu dans ces décennies que, je crois, comme beaucoup de communistes de ma génération, je connais fort mal : les années 1980 et 1990. Elles occupent une place très réduite dans le grand récit communiste, hormis quelques considérations expéditives sur un Robert Hue qui semble surgi de nulle part. Quelle redoutable époque qui mériterait d’être analysée de plus près ! Au printemps 1990, Georges Marchais, 69 ans, secrétaire général du Parti communiste, vient présenter son dernier livre, Démocratie, sur Antenne 2, face à Emmanuel Todd, François de Closets et Pascal Bruckner. C’est peu dire que c’est la chasse à l’homme, la chasse au fauve, vieilli et grièvement blessé. En 1988, le PCF rassemble difficilement 2 millions de voix (6,7 %) à la présidentielle puis 1,4 en 1989 (7,7 %) pour les Européennes. Contre 4 millions et 20 % dix ans plus tôt… Voilà pour le diluvien climat électoral. Mais ce qui hante plus encore le plateau d’Apostrophes, c’est l’effondrement en cours des pays socialistes européens. Et Bernard Pivot de finir par demander à ses invités : tout cela signifie-t-il que le communisme n’a plus de raison d’être ? Une franche hilarité tient lieu de réponse pour les trois compères. Le communisme est mort et le capitalisme est l’horizon ultime : avoir été communiste est une honte à abjurer (Emmanuel Todd s’y emploie) ; le demeurer est une loufoquerie à rire ou à gronder. Il faut voir ces images de joie féroce, d’exaltation revancharde. L’idée du capitalisme comme fin de l’histoire n’avait décidément pas attendu Francis Fukuyama, Free Press et Flammarion (La Fin de l’histoire et le dernier homme, 1992) pour triompher à la télévision française. Cette émission n’a pas trente ans, tous ses participants – hormis Marchais – sont toujours en vie et hantent encore les plateaux de télévision mais comment ne pas être saisi par une impression d’antiquité ? L’anticommunisme – et il est douteux qu’il faille simplement s’en réjouir – est aujourd’hui une passion ridée, fripée, presque désuète, comme l’a montré le si calme centenaire de 17. Surtout, la joie télévisée du triomphe capitaliste a furieusement passé.

« L’anticommunisme – et il est douteux qu’il faille simplement s’en réjouir – est aujourd’hui une passion ridée, fripée, presque désuète, comme l’a montré le si calme centenaire de 17. Surtout, la joie télévisée du triomphe capitaliste a furieusement passé. »

Si par hasard vous allez au cinéma, en 2018, voir un western sans prétention politique, Les Frères Sisters de Jacques Audiard par exemple, vous y verrez les ravages de vies dominées par une passion de l’accumulation : ravages sur les autres hommes, sur la nature et sur soi-même. Ce n’est franchement pas l’ode aux joies et aux bienfaits du capitalisme quand l’or brûle les doigts et qu’une vie tournée vers sa quête et son accumulation se dévoile dans toute sa vacuité.
On en a sans doute trop peu parlé mais souvenez-vous encore des derniers prix littéraires – ce sont toujours les prix 2017 à l’heure où ces lignes sont écrites – : L’Ordre du jour d’Éric Vuillard ou L’Art de perdre d’Alice Zeniter. Qu’on est loin de La Souille de Franz-Olivier Giesbert couronné par le prix Interallié 1996 après avoir manqué de peu le Goncourt cette même année… Alors, bien sûr, il ne s’agit pas de dire que cette petite musique est stricto sensu communiste, qu’elle dit le tout idéologique de notre époque, etc. Mais quel contraste ! Dans un esprit proche, le succès vraiment notable des marches pour l’environnement, doit être pris au sérieux. La conscience que la marche actuelle du monde est folle et effroyablement dangereuse est infiniment plus grande qu’elle ne l’était il y a quelques décennies. Le « gloire au dollar, hourra le capital ! » des années 1990 a le teint blafard des cadavres.
Reste tout de même un trait qu’on ne peut pas passer sous silence, même dans ce petit tour très incomplet : un puissant sentiment d’impuissance… Alors que les forces réactionnaires et néofascistes font preuve d’un dynamisme réel et très préoccupant, existe dans notre pays une hypersensibilité à cet essor. Quand Syriza allait prendre le pouvoir, toute la presse – ou presque – n’en était qu’à parler de la dangereuse progression d’Aube dorée. Quand le PTB fait une percée aux élections communales belges, la préoccupation médiatique s’en détourne complètement pour se concentrer sur les 10 % de l’AFD en Bavière. Entendons-nous bien : il ne s’agit pas de minimiser l’horreur et ses pas conquérants mais je crois que la représentation des forces politiques en France et en Europe est déformée. On voit plus haut qu’elles ne sont les – très dangereusement dynamiques – forces réactionnaires ; on ne voit rien ou presque de l’écho des forces de progrès, en Belgique, au Portugal ou ailleurs. Cette impression de solitude et d’une ascension politique réservée aux seules forces de la réaction, n’est pas sans effets politiques : elle démobilise les progressistes – par-delà les différences, réelles, entre eux. Assurément, on a toujours l’air plus sérieux et intelligent quand on décrit le pire et le drame, tandis qu’on n’est jamais loin de passer pour l’idiot du village quand on appelle, avec Aragon, à « croire au soleil quand tombe l’eau ». Mais on ne gagne rien à mystifier le réel, dans quelque sens que ce soit.

« On a toujours l’air plus sérieux et intelligent quand on décrit le pire et le drame, tandis qu’on n’est jamais loin de passer pour l’idiot du village quand on appelle, avec Aragon, à “croire au soleil quand tombe l’eau”. »

Toutefois, dans ce petit tour qui demanderait tant de nuances et de compléments, ne faut-il pas distinguer un peu ? Replaçons-nous au tout début de l’année 2017 et prenons deux militants progressistes, sans nous raconter d’histoires : un communiste et un « insoumis ». Le deuxième, enthousiaste, sacrifiant nuits et week-ends – ridiculisant au passage les grandes théories (des années 1990 décidément…) sur la mort du militantisme, les-gens-ne-sont-plus-prêts-à-militer-vraiment, etc., etc. – explique au premier que, oui, c’est possible, Jean-Luc Mélenchon va accéder au 2e tour, et peut-être même être élu président de la République, et que de grandes choses vont ainsi changer dans quelques mois. Le militant communiste réplique peut-être en pointant ce qu’il peut y avoir de naïveté dans l’idée d’un changement de société porté par un seul phénomène électoral mais, surtout, aguerri et ironique, le sourire teinté d’une suffisance retenue, il explique que c’est absolument impossible et, bardé de chiffres des dernières élections, des sondages, il convoque additions et soustractions, sa longue expérience, l’Histoire, etc. Au fond, le militant communiste du début de l’année 2017, n’était-il pas persuadé que l’horizon électoral maximal était sans doute entre 10 et 15 %, étant entendu que les 5 % ne sont pas même garantis ? Plus profondément, ce puissant sentiment d’impuissance ne l’habite-t-il pas au point de penser que, de son vivant, rien de significatif dans le sens du communisme n’adviendra sans doute, hélas, tout cela étant affaire de processus extrêmement longs, de l’ordre, vraisemblablement de plusieurs siècles, de millénaires qui sait…
De ce que les militants insoumis, sur ce point de projection électoral, avaient raison et les communistes tort, on ne tirera pas de conclusions générales sur le communisme et « l’insoumission » mais n’est-il pas temps d’ôter toute cette corne mentale que des décennies d’espoirs douchés ont créée chez maints communistes, les rendant, nous rendant peut-être moins sensibles, à ce Zeitgeist nouveau qui appelle peut-être autre chose que des ambitions à échéances plurimillénaires ?

Guillaume Roubaud-Quashie, directeur de Cause commune.

Cause commune n°8 • novembre/décembre 2018