Par

De nombreux analystes comparent notre période aux années 1930, notamment du fait de la montée du « populisme de droite ». Sans nier les dangers de la période actuelle, Jacques Bidet souligne au contraire la grande distance qui nous sépare du fascisme des années 1930.
Par Jacques Bidet*

Lorsque l’on m’a proposé d’écrire un texte sur ce sujet, je venais d’achever un livre à paraître sous le titre « Eux » et « Nous » ? Une politique à l’usage du peuple. Son objet est plus large, mais j’en reprendrai ici quelques idées. On traite souvent le FN et les autres partis européens du même genre d’organisations « fascistes » ou « néofascistes ». Or on peut certes repérer des éléments récurrents, notamment un certain amalgame entre les trois acceptions du mot « peuple » : peuple ethnique, peuple « populaire », peuple comme ensemble des citoyens. Il en dérive un coefficient de communautarisme, de patriarcalisme, de conservatisme et d’autoritarisme. Mais le fascisme des années 1930 est un phénomène historique singulier, qui s’analyse à l’interférence entre deux mutations, l’une touchant les rapports de classe, l’autre, le système-monde.

« L’appropriation d’un territoire par une communauté est un phénomène aussi violent que l’appropriation des moyens de production par une classe. »

fredo_coyere7.jpg

Propriété capitaliste et compétence
La classe dominante moderne comporte deux forces sociales associées et convergentes, mais aussi en concurrence entre elles et susceptibles de diverger : l’une, fondée sur la propriété capitaliste, gouverne le marché, l’autre, qui se reproduit par les mécanismes de la « compétence » (au sens de compétence donnée-reçue, et non du savoir), prédomine dans les processus multiformes de l’organisation. Le fascisme survient à l’ère industrielle, où les possibilités de l’organisation se sont développées de façon fulgurante, tant au plan de la production, de l’administration que des transports, des communications et de la culture. Cette mutation dans les « forces productives » se répercute sur les « rapports sociaux de production ». C’est l’ère de l’essor corrélatif de la « classe ouvrière » (qui comprend aussi les employés et les fonctionnaires) et des « managers » de l’économie et de l’administration. La crise des années 1930 va entraîner au sein de la classe dominante un changement d’équilibre entre le pôle de la propriété capitaliste et celui du pôle de la « compétence », qui va se traduire différemment selon la position des États nations dans le système-monde. Dans le Front populaire une partie des « compétents » se rapproche de la classe populaire. Ailleurs, les choses se présentent autrement. On voit ainsi l’Allemagne réagir à sa rétrogradation de l’après-guerre et le Japon à son abaissement colonial séculaire par une mobilisation de toute la population et une militarisation de l’économie tournées vers la reconquête d’une position systémique centrale. La puissance du pouvoir organisationnel propre à cette ère technologique se traduit en l’occurrence dans l’établissement de partis uniques et l’assujettissement de tout autre type d’association en une organisation tentaculaire. Elle se sublime dans des formes culturelles exaltant la puissance du peuple ethnique, un nationalisme xénophobe et conquérant, exterminateur, doté pour ce faire de moyens inédits. Les capitalistes laissent la gestion des affaires politiques aux compétents-dirigeants, autoproclamés tels, sous l’égide du parti et de son leader, qui entraînent le peuple dans des entreprises impérialistes propres à assurer au mieux leurs intérêts.

Mutation technologique et sysyème-monde
Quant au populisme de droite contemporain, on observe la même interférence entre, d’une part, une mutation technologique qui donne lieu à un changement d’équilibre dans le rapport de classe, et d’autre part une mutation au sein du système-monde. La révolution industrielle autour du numérique a permis à « l’insurrection », commencée par Thatcher, Reagan, Giscard et les autres, de mener à son terme le vieux projet d’une hégémonie capitaliste à l’encontre de la connivence qui se tissait dans les espaces nationaux, sous la forme de l’État social, entre le peuple et les compétents. Le réseau économique, piloté par le capital financier, s’est constitué au-dessus des frontières. Il en a résulté une fragilisation des situations à divers niveaux de la société.

« Le fascisme des années trente est un phénomène historique singulier, qui s’analyse à l’interférence entre deux mutations, l’une touchant les rapports de classe, l’autre, le Système-monde. »

Les sociologues ont notamment établi deux points décisifs. D’une part, les votes FN ne sont pas parti­cu­lièrement populaires. Les couches les plus dépossédées se sont encore davantage enfoncées dans l’abstention ; et le sentiment de fragilité, de déclassement, l’angoisse devant l’avenir ont tout autant touché les classes dites moyennes. D’autre part, il existe une profonde distance entre le monde du fascisme et celui du FN. Sur ce point je voudrais citer deux livres : En quête des classes populaires, un essai politique (La Dispute, 2016) et Les Classes populaires et le FN (éditions du Croquant, 2017). Ces sociologues des classes populaires montrent que le vote FN ne signifie pas l’adhésion à un programme, mais renvoie plutôt, pour chacun, à telle ou telle proposition qui lui semble répondre à ses inquiétudes devant un avenir incertain (Daniel Gaxie), à un besoin de restauration de sa respectabilité sociale (Gérard Mauger), dans le sens d’un individualisme moralisateur (Louis Pinto), ou encore à une exaspération entretenue devant « l’impunité des jeunes » (Stéphane Beaud, Michel Pialoux), sur le fond d’un clivage ethno-racial orchestré, mais sans commune mesure avec les slogans de la « communauté du sang et du sol » qui étaient ceux du fascisme. Et l’on s’en aperçoit lorsque l’on fait l’effort pour entrer en convivialité avec « ces gens-là », en réalité si peu « différents » (Willy Pelletier).
À cela je voudrais ajouter une considération plus générale, qui concerne les difficultés du marxisme à bien concevoir le problème « national ». L’appropriation d’un territoire par une communauté est un phénomène aussi violent que l’appropriation des moyens de production par une classe. À l’époque moderne, elle signifie que l’individu doit tout à la nation, et la nation tout à l’individu, qu’elle suit de sa naissance à sa mort. Dès lors que, dans la mondialisation néolibérale, le sentiment de classe vient à s’émousser, ceux qui se sentent menacés dans leur statut social en viennent comme naturellement à se reporter sur un sentiment national populiste, à l’encontre d’un ennemi qui n’est pas tant le capital autochtone qu’une nébuleuse puissance extérieure, tout à la fois celle des grandes administrations supranationales et celle des migrants et autres étrangers présumés. La tâche d’une gauche populaire n’est pas de lutter contre eux, mais de les réintégrer dans son projet.

*Jacques Bidet est philosophe. Il est professeur émérite à l’université Paris-Ouest Nanterre-La Défense.

Cause commune n° 3 - janvier/février 2018